C’est l’histoire d’une rencontre qui n’aurait pas dû exister. Il y a deux ans, Arte Radio diffusait “Crackopolis”:http://arteradio.com/serie/crackopolis (réalisé par Jeanne Robet), un docu sur le crack à Paris. On découvrait alors Charles aka Cracko, addict, dealer et philosophe de la street. De sa voix rocailleuse et de son débit assuré, il contait ses péripéties, de la Colline de Stalingrad, spot de deal bien connu, à La Courneuve et ses crackhouses. Comme lorsque, sans thune, il dormait dans un parking du 19e en proie à la convoitise des autres et à la violence de la rue.
En 2016, Arte Radio livre une suite à la série, en forme de miroir déformant. Dans “Flicopolis”:http://arteradio.com/serie/flicopolis (réalisé par Meryl Royer), Charles aka Flico, jeune flic des stup’ en poste en banlieue parisienne, raconte la mécanique du trafic et finalement la difficulté d’exprimer l’indicible à ses proches. Il décrit un monde gris, fait d’ententes avec ceux qu’ils arrêtent, de concurrence avec ceux pour lesquels ils bossent. Un monde où les dealers vous serrent la pince quand vous les croisez dans la rue. Alors que deux jours plus tôt, vous les colliez en garde à vue.
L’histoire aurait dû s’arrêter là… Sauf que le chemin des deux Charles a fini par se croiser à la faveur d’une interview organisée par Arte Radio et StreetPress. Et Charles de Crackopolis d’insister :
« La première fois qu’on s’est rencontrés, on s’est regardés en se disant, c’est curieux, cette rencontre n’a aucune raison d’exister. »
Les deux Charles ont pourtant le même âge, viennent peu ou prou du même milieu social, ont fait des études supérieures et ont la même envie d’éclairer « les zones d’ombres ».
Quand Flico et Cracko se rencontre pour la première fois autour d'un café / Crédits : Marty
On a appris Flico que tu as eu des problèmes après la diffusion de la série. Qu’est ce qui s’est passé ?
Flico : Le dimanche, quelques jours après la diffusion du premier épisode, j’ai reçu un premier texto d’un collègue qui me disait : « Mais dis donc, c’est toi le flic qui parle dans Flicopolis ? » Ma voix a suffi pour me reconnaître. J’ai commencé par jouer au con, comme les mecs que j’ai l’habitude d’auditionner en disant « C’est pas moi, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Flicopolis, je connais pas. » Et puis un 2e texto, un 3e et un 4e arrivent. C’est même remonté jusqu’à la hiérarchie qui m’a dit « mais comment est-ce que vous pouvez mentir avec autant d’aplomb et aussi éhontément alors que tout le monde vous reconnaît ! » J’ai dit ouais d’accord, je suis grillé. Mais bon je ne pense pas que j’aille au devant de gros problèmes. En tout cas, on ne me l’a pas fait comprendre. Je m’attendais un peu à ce que ça se passe comme ça. Par contre, je ne pensais pas que ça prendrait tant d’ampleur et que le truc se diffuserait avec une telle rapidité.
Cracko : Est-ce que c’était pas une volonté de te mettre en danger ?
F : Un peu peut-être.
C : Moi j’ai pensé à toi. Je me suis dit que tu avais pris un vrai risque. Et c’est un risque volontaire. Pour moi, ça s’apparente à un acte manqué. On m’a posé la question de savoir si moi je risquais quelque chose après Crackopolis. Contrairement à toi, je suis parti juste après la diffusion du docu. Et puis comme je le dis souvent, je suis passé dans un tunnel où il n’y a pas de réseau. Dans ce milieu, c’est quasiment impossible qu’on sache que j’ai raconté ce que j’ai raconté. Si je retourne là-bas [à Stalingrad, ndlr], la seule chose que je vais récolter, c’est de la jalousie. Les autres [ses anciens compagnons de défonce, ndlr] vont avoir envie que je retombe.
Pourquoi avoir décidé de parler ?
F : Je n’ai pas fait ça parce j’avais besoin de parler. J’ai été séduit par l’anonymat. La plupart des choses que j’ai dites ici, je les ai déjà dites à d’autres gens, même au sein de la police.
C : Ce que tu m’as dit, c’est que tu avais écouté Crackopolis et que ça t’avait donné envie de témoigner de ce que tu vivais. Tu avais envie de dire à tes proches ce que tu faisais sans être jugé, sans être celui qui chasse sur le terrain.
F : Je voulais aussi faire tomber tout un tas de fantasmes sur nous. Les mecs en bleus, les mecs de la BAC, les mecs qui ont la mandale facile, les fachos… C’est assez usant. C’est fini la police à la papa qui mettait des grandes tartes, les enquêteurs avec des costards tâchés qui boivent trop le midi.
Quand j’ai commencé en tant que policier, j’arrivais aussi avec quelques préjugés. Mais la plupart des mecs que j’ai fréquentés, la plupart des flics, ils ont un sang froid de dingue.
Le dimanche, quelques jours après la diffusion du premier épisode, j’ai reçu un premier texto d’un collègue qui me disait « mais dis donc, c’est toi le flic qui parle, c’est quoi flicopolis ? » / Crédits : Marty
Toi, Cracko, tu as parlé au moment où tu sortais du crack. Est-ce que ça t’a aidé ?
C : Ce qui m’a aidé, c’est d’avoir une trace de cette période de ma vie, après coup. Pendant des mois, je me suis complètement détaché de cette époque. Je me suis jeté dans le vide pour donner un sens à ma vie.
Pour sortir de la drogue, j’ai ouvert la porte de chez moi. Je ne savais pas qui j’étais. Si tu ne sais rien de l’endroit dont tu es parti, tu ne te rends pas compte du trajet que tu as fait. Je suis parti 2 ans en voyage pour me soigner, mais sans substitut : lire des livres, apprendre, discuter, réapprendre, potasser, m’asseoir, prendre le temps de m’asseoir, de regarder ce que je suis devenu.
C’était quoi le déclencheur ?
C : La pulsion de vie, juste avant de mourir.
Flico, pourquoi t’es devenu policier ?
F : Je crois que je voyais le métier comme une manière de mieux habiter le monde dans lequel je vivais. Il n’y a que les flics et les travailleurs sociaux qui sont sur le pont en permanence, qui acceptent de sentir l’odeur de la rue. Quand tu vis à Paris, la petite misère, les camps de Roms aux portes de Paris, les toxicos, tout ça compose un paysage qui ne te concerne pas. Et quand tu deviens flic, d’un coup tout ça te concerne réellement. Ces mecs-là, il faut leur parler. Le « bras armé de L’État » ce n’est pas uniquement une arme, c’est avant tout un bras, ça veut dire une main, quelque chose qu’on agite, qui protège, qui crée du lien.
À mes yeux, ç’a du sens d’être flic. Ce que beaucoup de gens ont à la bouche en ce moment, c’est le civisme, la moral, l’engagement, l’éthique, le bio, l’alter, le responsable… Mais il n’y a rien de plus éthique, de plus bio, de plus responsable que d’être flic.
Comment tu expliques alors la distance entre la police et la population ?
F : On peut épiloguer sans cesse sur ces questions. Évidemment qu’il y a du contrôle au faciès mais c’est ce qu’on demande aux flics. On leur demande d’avoir un sens policier et ce sens les pousse à se tourner vers ceux qui ont tout l’accoutrement et la dégaine de celui qui a quelque chose sur lui.
Et puis, pas mal de flics vous diront la même chose : quand un citoyen s’adresse à nous, on a toujours l’impression que son discours est teinté de mépris. De fait, un fossé s’est creusé. C’est toujours la question de la poule et de l’œuf. Est-ce que la population nous méprise et s’adresse à nous comme si on était des nervis de l’état policier avec tous les fantasmes que ça peut engendrer ? Ou bien est ce qu’on est une police violente et que ça crispe la population ? Je ne sais pas, j’ai assisté aux deux. J’ai vu des mecs hyper cools porter l’uniforme, se faire insulter, cracher dessus, ne jamais avoir un mot plus haut que l’autre, rester professionnel. J’ai aussi vu des citoyens lambda, même parfois des parents, essayer de nous pousser à la faute, pour bien montrer qu’on est une police d’enculés.
C : Est-ce qu’on reprendrait pas un principe ancestral : les îlotiers ? La police de proximité. Pas un mec qui contrôle tout le monde, mais un mec qui est là et qui peut servir de médiateur.
F : Ouais, mais dans les petites villes où j’ai travaillé, il me semble que l’îlotage existe d’une certaine manière. Les mecs, ils sont tout le temps à vélo, ils discutent, ils serrent des mains. Souvent, ils connaissent tout le monde. Moi je me suis déjà fait appeler par mon prénom par un mec que j’ai rencontré en garde à vue. Il y en a même un qui a traversé la rue pour venir à ma rencontre. J’ai aussi entendu des gens nous reprocher cet îlotage, cette proximité, cette convivialité. Quand on est trop humains, on nous le reproche. Quand on est trop durs, on est des salopards…
C : Dur métier…
Une fois je me suis fait choper par un flic qui m'a dit « non reste là, continue à fumer. » Il m'a pris comme couverture. / Crédits : Marty
Dans la série, Flico, tu parles assez peu des consommateurs… Même réflexion pour toi Cracko. À t’écouter, on a l’impression que dans ton monde, la police n’existait pas.
C : Si. Les flics existent, on les voit. Ils font exprès d’être vus. Ils font un travail de protection des lieux où se font les deals pour avoir des infos. Mais à part ça, on n’a pas de rapport : quand on se fait arrêter, les flics nous demandent ce qu’on a sur nous, ils évaluent… Moi j’ai vécu plusieurs procédures, c’est du standard. À partir d’un moment, je n’allais même plus en garde à vue. J’étais repéré comme consommateur. On savait que si on me suivait, j’allais faire tel ou tel spot, que je connaissais tel ou tel mec, tel ou tel consommateur. Cette police, on la voit, on l’observe, on connaît ses heures.
Par contre, je me suis fait attraper par des flics en civil et je n’aurais jamais soupçonné qu’ils étaient dans le métier. Une fois, je me suis fait choper par un flic qui m’a dit « Non reste là, continue à fumer. » Et il a continué à faire le guet, à côté de moi. Je me suis dit, il est super malin lui, il m’a pris comme couverture.
F : Dans le type de patrouille que décrit Cracko, le but c’est de prendre la température de la rue : on s’informe, on baisse les vitres, on arrête un mec, on discute avec lui, on le relâche, on recommence trois jours plus tard. Ce ne sont pas des policiers qui doivent répondre à des appels incessants. Les mecs qui portent l’uniforme, eux, on leur demande d’être visibles, d’être là, de rassurer. Les autres, on leur demande de faire leur trou.
Paradoxalement d’un point de vue policier, les toxicos ça ne nous concerne que très marginalement. Parce que le consommateur, c’est vraiment l’angle mort de la procédure pénale. Bien sûr, si on trouve un mec avec un peu de shit, un peu de coke, un peu de crack, on va le traiter. Mais bon, c’est quelque chose qu’on va évacuer rapidement. Les procédures sont simplifiées : on n’a plus qu’à cocher des cases, mettre une date, un nom, une signature. C’est de l’abattage, on est dans une construction statistique de la consommation. C’est le truc qui nous intéresse le moins.
C : C’est pourtant un endroit où il y a des infos.
F : Ça dépend du consommateur, et du type de drogue. De mon expérience, le consommateur de cannabis, qui est la drogue la plus répandue et la plus consommée en France, lui il intéresse marginalement la police. Les infos auxquels il a accès… « Ouais j’ai acheté dans tel hall, le mec il était cagoulé, je ne l’ai pas vu… » Avec ça, on ne fait pas grand-chose. On a besoin de lui ponctuellement. Quand on démantèle un trafic par exemple.
Est-ce qu’on a perdu la guerre contre la drogue ?
F : Oui, et c’est quelque chose dont on se rend compte rapidement quand on entre dans la police. On gagne des batailles, ponctuellement. Et je ne pense pas que ce qu’on fait n’a pas de sens. Quand il y a un point de deal qui arrive dans un quartier ou quand une guerre se déclenche entre deux territoires, c’est invivable pour la population. Les mecs qui crient, les mecs qui guettent, qui se baladent cagoulés, qui fouillent les poubelles… Là-dessus, il y a un vrai sens à agir. Après, sur le nombre de tonnes qui arrivent sur le territoire, je ne sais pas si on est là pour autre chose que vider l’abcès de temps en temps.
Vous avez évolué dans des milieux dangereux. Est-ce que vous avez déjà eu peur ?
F : Je n’ai pas le souvenir de situations où je me suis dit, j’ai vraiment merdé, là il va m’arriver quelque chose. Ç’a pu m’arriver de me retrouver dans des situations compliquées en tant que civil. En tant que flic, moins, beaucoup moins. Psychologiquement, on est préparés. Quand il y a une bagarre qui éclate ou quand on arrive dans une situation volcanique, on n’en mène pas large, mais on sait comment on doit réagir. Et puis, on est pas tout seul.
Par contre, des imprévus, oui, ça arrive. Ça me rappelle une anecdote vécue par des collègues. Dans le cadre d’une grosse opération, ils sont allés chercher plusieurs mecs au petit matin, dont le chef d’un point de deal. Les collègues ont débarqué chez lui et ils ont mis de très longues secondes avant de faire tomber les verrous et à entrer dans l’appartement. Le mec les attendait dans son couloir, calibré. Aucun collègue n’a tiré. Ils se connaissaient [avec le dealer]. Ils lui ont dit : « Attends oh, oh, c’est la police, c’est nous. » Il a vu les gueules des mecs de la BAC, il les a reconnus : « Putain les gars, c’est vous, merde. Fallait le dire ! » Le gars, ça l’a vachement rassuré. Il tombait sur des flics. Bon, ils ont cassé sa porte et ils l’emmenaient en prison, mais il ne risquait pas de prendre une balle. Tout le monde s’est tombé dans les bras, ou presque.
C : Je confirme. Quand la police intervient, on est rassurés. Je sais comment elle fonctionne, je sais ce qu’elle va faire. Par contre, rien ne prépare à vivre dans la rue ou dans le crack. Dans ce monde-là, ouais j’ai flippé plusieurs fois. Si on s’enferme, toi, moi et qu’on se défonce dans un sous-sol et que tu pètes les plombs, je commence à flipper sérieusement. Ça m’est déjà arrivé. Et comme j’ai pas d’équipe, ni de formation en psychiatrie… Pour t’en sortir, tu cours. Avec l’expérience, tu comprends qu’il faut que tu vives seul, et que c’est pour ton bien. Les gens qui vivent seuls dans la rue, ils ont compris que ça leur conférait une certaine sécurité.
« Attends oh, oh, c’est la police, c’est nous ! » / Crédits : Marty
Est-ce que ça vous arrive aujourd’hui de participer à des soirées où ça tape ?
F : Ouais à titre personnel ouais, ça m’arrive de plus en plus souvent. Il y a quelques mois, je suis allé à une soirée. Alors que je gare mon scooter devant l’immeuble, je vois un type au loin, avec la dégaine-type du petit livreur [de drogue, ndlr] de Paris. Il gare son scoot juste à côté du mien. Il ne me voit pas mais moi je le vois bien. Alors que je rentre dans l’immeuble, je croise un mec qui sortait de la fête, il vient à ma rencontre. Il me fait : « Ah salut Olivier, c’est toi ? Tu veux qu’on fasse ça où ? » Je lui dis non, le mec que t’attends, il est là-bas, il t’attend. Et ce con-là, au lieu de faire la transaction sur le trottoir, il fait entrer le dealer dans le hall alors que j’étais en train d’appuyer sur l’interphone. Je les ai regardés. Bon, le conso, je l’ai laissé partir parce que de toute façon, on allait à la même fête, pourquoi pourrir l’ambiance. Par contre, le mec qui vendait je suis allé le voir. Je lui ai dit : « T’as eu du bol. T’es pas bon dans ce que tu fais, parce que tu ne m’as pas vu. »
Il a fait quelle gueule ?
F : Il a fait semblant de ne pas comprendre. Il est parti très vite. « Hein quoi ? Mais non, mais quoi, tranquille, tranquille. » Puis hop, il est parti. Ça m’est aussi arrivé pas mal de fois qu’on me propose de la coke. Les gens qui me connaissent, ça les fait marrer. Ils ont qu’une envie, c’est que je dise à tout le monde ce que je fais, pour voir les réactions des uns et des autres. Ça commence un peu à me saouler d’ailleurs.
C : On se cache encore pour consommer ces produits. Il faut éclairer ce monde, cette zone de la société qui est inconnue pour beaucoup de citoyens. Un peu comme dans un jeu d’exploration. C’est ça faire le Grand Paris.
Cet article est en accès libre, pour toutes et tous.
Mais sans les dons de ses lecteurs, StreetPress devra s’arrêter.
Je fais un don à partir de 1€ 💪Si vous voulez que StreetPress soit encore là l’an prochain, nous avons besoin de votre soutien.
Nous avons, en presque 15 ans, démontré notre utilité. StreetPress se bat pour construire un monde un peu plus juste. Nos articles ont de l’impact. Vous êtes des centaines de milliers à suivre chaque mois notre travail et à partager nos valeurs.
Aujourd’hui nous avons vraiment besoin de vous. Si vous n’êtes pas 6.000 à nous faire un don mensuel ou annuel, nous ne pourrons pas continuer.
Chaque don à partir de 1€ donne droit à une réduction fiscale de 66%. Vous pouvez stopper votre don à tout moment.
Je donne
NE MANQUEZ RIEN DE STREETPRESS,
ABONNEZ-VOUS À NOTRE NEWSLETTER