Rue Ropartz, à Rennes – Il est près de 4 heures du matin, ce 3 décembre 2015, quand une équipe du Samu, encadrée de policiers, évacue le corps de Babacar. Au 8e étage d’une tour du quartier de Maurepas, le Sénégalais de 27 ans s’est pris 5 balles dans le buffet. Elles ont été tirées par un agent de la Brigade Anti Criminalité. C’est menotté qu’il rendra son dernier souffle.
Le tir était-il légitime ? Selon le communiqué publié le lendemain par le procureur de la République, cela ne semble faire aucun doute. Ce n’est pas l’avis de Pierre*, témoin direct d’une partie de la scène, rencontré par StreetPress. Selon lui les policiers ont « paniqué » et commis « une bavure ». La famille de la victime a déposé plainte et espère voir les policiers traduits devant la justice. Mais 4 mois après les faits, on attend toujours le rapport d’enquête de l’IGPN qui doit déterminer si les fonctionnaires seront poursuivis ou non.
StreetPress a tenté de reconstituer la soirée. /
Grâce au témoignage d’un témoin direct et d’amis de Babacar, StreetPress a tenté de reconstituer la soirée. Les policiers n’ont pas donné suite à nos demandes d’interview. Pour leur version, nous devrons nous contenter du communiqué du procureur de la République.
Au cours de son enquête, StreetPress a fait une découverte étonnante : une lettre, envoyée par le consulat général du Sénégal à Paris, dans laquelle « les autorités compétentes au Sénégal et en France demandent aux Sénégalais (…) de ne point participer à une marche [d’hommage, ndlr] encore moins de s’épancher dans les médias ».
Babacar se croyait persécuté par des esprits
Le 2 décembre, la soirée commence tranquillement pour « Baba », mais le jeune sans pap’ a le blues. En France depuis début 2015, il galère à obtenir un titre de séjour. Le sujet l’angoisse depuis quelques semaines, explique Pierre avec qui il dine ce soir-là. A table, il évoque à son ami sénégalais et l’épouse de celui-ci un autre problème :
« Il avait le sentiment d’être persécuté par des esprits, de voir des personnes qu’il a connues et qui sont décédées. »
Il est 23 heures quand Pierre déplie le canapé et part se coucher. « Ce soir-là, nous n’avons pas bu une goutte d’alcool », insiste Pierre :
« Babacar avait de toute façon cessé de boire ou de fumer des joints depuis plus d’un mois. »
Au cours de la nuit, Pierre passe une tête dans son salon. « Baba » est éveillé mais calme. Il retourne se coucher. À 3 heures du matin, il est à nouveau réveillé, cette fois par des cris et des chants en wolof. Il se lève pour calmer son pote. Celui-ci s’excuse et semble avoir retrouvé ses esprits. Mais quinze minutes plus tard, rebelote. La femme de Pierre trouve leur ami dans la cuisine, un petit couteau de cuisine en main :
«Il exécutait des petit pas de danse, et des gestes d’automutilation, qui laissaient sur son bras et son ventre de légères éraflures. Ce sont des gestes rituels Baye-Fall [obédience religieuse, ndlr]. »
Pierre décide d’appeler les pompiers, puis s’approche de lui pour le convaincre de poser le couteau. Babacar lui donne un coup de lame, lui causant une entaille sur le bras. Il aura finalement quelques points de suture. Babacar s’est à nouveau calmé quand les secours arrivent au pied de l’immeuble :
« J’étais dans la cuisine quand j’ai vu les gyrophares. Il y avait une voiture de sapeurs, une ambulance ainsi qu’un véhicule de la police nationale. Mais ce qui m’a surpris, c’est la présence d’une 206 noire de laquelle sont sortis des gars avec des brassards rouges. »
Babacar voit lui aussi la scène. Il est pris de panique :
« Ils sont là ! Tu les as appelés ou quoi ? »
Les équipes de police grimpent jusqu’au 6e étage. /
L’arrivée de la Police
Les équipes de police grimpent jusqu’au 6e étage et se précipitent dans l’appartement. C’est à partir de cet instant que la version de Pierre diverge de celle des policiers, telle qu’évoquée dans le communiqué du procureur :
« Devant l’appartement, les fonctionnaires étaient confrontés à cet individu particulièrement agressif qui les menaçait avec un couteau. (…) Deux fonctionnaires étaient dans l’obligation de reculer en remontant les étages. »
Faux, selon Pierre :
« La voix de “Baba” était rauque, il était effrayé et effrayant, mais il n’était pas menaçant. »
La version de Pierre, plus détaillée, n’est pas non plus la même quant au déroulé des événements. Selon lui, un fonctionnaire est entré dans l’appartement et lui a ordonné de se mettre en retrait. Face au refus de Babacar de poser son couteau, un policier tire avec son taser. Mais, malgré la courte distance qui sépare les deux hommes, il manque sa cible. Flippé, le policer file alors se réfugier dans les toilettes. Le reste de l’équipe de fonctionnaires, engoncée dans l’escalier prend peur. « Les policiers ont paniqué », explique Pierre, qui revendique un passé militaire :
« Ceux qui étaient positionnés entre le 5e et le 6e étage ne parvenaient même pas à utiliser leurs matraques télescopiques. La désorganisation était totale ».
Babacar avance à son tour vers le palier. Il est dans un état de panique intense. On peut lire dans la suite du communiqué :
« Deux fonctionnaires étaient dans l’obligation de reculer en remontant les étages. Un fonctionnaire faisait usage de son arme de service une première fois, blessant l’individu. ».
Babacar avance à son tour vers le palier. Il est dans un état de panique intense. /
Selon Pierre, qui assiste au premier tir, l’un des deux policiers positionné à l’étage supérieur a sorti son arme. Plusieurs fois, l’un des deux fonctionnaires ordonne à Babacar de poser son couteau. Le jeune sénégalais, toujours incohérent lance en boucle « Pourquoi ? Pourquoi ? ». Le premier coup part, touchant Babacar à la cuisse. Pierre, qui a encore son ami en vue, le supplie de poser son arme. En vain. Babacar continue son ascension. Quatre autres coups de feu sont tirés au 8e. Selon la police, le nombre de tirs s’explique par le fait que Babacar se relevait à chaque fois. Ce que ne peut confirmer son ami qui n’avait plus la scène en vue. Et Pierre de commenter :
« Je n’ai pas de rancune contre la police, mais j’ai vu que c’était une bavure. Ils ont paniqué. Lorsque j’ai entendu les coups de feu, j’ai demandé si tout allait bien. Un policier m’a répondu : “On l’a maîtrisé, mais c’est chaud”. »
Quand le personnel médical resté en bas de l’immeuble arrive, Babacar est encore vivant. Entre-temps , les policiers ont menotté l’homme gravement blessé. Les secours ne parviendront pas à le ranimer et prononceront son décès, dans l’immeuble à 4 heures.
Pour l’avocat de la famille de Babacar, comme pour Pierre, cela ne fait aucun doute, l’usage de la force est totalement disproportionné. Une plainte au nom de la sœur a été déposée en décembre auprès du procureur pour un homicide sur le défunt. « Si les policiers ne sont pas poursuivis, la famille déposera une plainte pour homicide volontaire avec la saisie d’un juge d’instruction », nous détaille un proche.
Qui était babacar ?
À Rennes, la mort de Babacar laisse un goût amer. Celui que la presse a présenté comme un forcené est décrit comme un jeune « homme calme et généreux » par Ana, une amie rencontrée à Rennes :
« En France il avait beaucoup d’espoirs, mais il est devenu très anxieux. Il sentait bien qu’il y avait peu d’issue pour régler sa situation administrative, et donc pour accomplir sa mission : aider ses proches au Sénégal. »
Le jeune sénégalais a tout fait pour s’intégrer. Bon danseur, il a d’abord pris des cours de salsa avant de dispenser à son tour des cours de danse africaine. Et selon Pierre, son pote était déterminé :
« Il ne savait ni lire ni écrire en arrivant, ce qui était un handicap pour ses démarches. Mais il faisait quotidiennement des exercices d’écriture. Il apprenait vite. Il parlait déjà anglais, espagnol et arabe. Au Sénégal, il avait fait l’école coranique. En janvier, il devait même commencer un stage que je lui avais trouvé chez un mécanicien. »
Marie, l’une des enseignantes qui l’a côtoyé, garde un souvenir ému de Babakar. Dans l’un de ses derniers exercice d’écriture, à peine quelque jours avant son décès, il écrivait :
« Je suis né il y a 27 ans dans un pays merveilleux. Pour venir ici, j’ai voyagé longtemps. À pieds, en charrette, en voiture, en bateau. J’ai dû me débrouiller, c’était dur, mais je suis resté courageux. Et me voilà ici. »
« Il ne savait ni lire ni écrire en arrivant, ce qui était un handicap pour ses démarches. Mais il faisait quotidiennement des exercices d’écriture. Il apprenait vite. » /
Babacar Guèye aurait quitté le Sénégal en 2012. Après huit mois de transit au Maroc, entre Tanger et Melilla, il passe deux ans en Espagne avant de parvenir à se rendre en France. En septembre 2015 il parvient à rejoindre sa sœur Awa, qui est installée à Rennes. Cette dernière, très affectée, rentre tout juste du pays où elle est restée depuis les obsèques de son frère. Contactée par StreetPress, elle souhaite simplement évoquer un frère « généreux, qui a risqué beaucoup pour venir en Europe et aider sa famille. » Mais malgré son chagrin, elle est prête à aller jusqu’au bout pour que justice soit rendue.
Le consulat demande le silence
Samedi 12 décembre, une marche blanche en hommage à Babacar était organisée dans le quartier de Maurepas. Pour lui rendre hommage, des habitants ont tagué en grand son nom sur la barre d’immeuble située en face de celle où il a été abattu. 200 personnes ont défilé dans le calme. Pourtant certains ne voient pas ce rassemblement d’un très bon œil.
Dans une lettre, datée du 10 décembre, adressée aux « Sénégalais de Rennes et des environs », le consul du Sénégal à Paris écrit :
« Les autorités compétentes au Sénégal et en France demandent aux Sénégalais (…) de ne point participer à une marche [d’hommage, ndlr] encore moins de s’épancher dans les médias. »
Contactés par StreetPress, le consulat comme la police, n’ont pas donné suites à nos demandes d’interview. Selon Maître Barry, qui défend aujourd’hui la famille de la victime, il s’agissait surtout d’éviter des débordements qui auraient pu nuire à l’enquête. Une version qui ne convainc pas vraiment tous les proches de la victime.
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