Sevran (93) et Argenteuil (95) – Ca commence comme un épisode de Pascal le grand frère. Les épaules d’Abdellah Boudour tanguent à mesure qu’il s’approche de trois ados longilignes. Au quartier des Beaudottes à Sevran, dans un terrain vague, les garçons s’essaient à la muscu’ sur une structure métallique. « Alors, ça fait des tractions les gars ? On regardera vos copies pour voir si ça sert pour la dictée ». Abdellah, 29 ans, se retourne, grosses lunettes noires sur le nez. Il a la carrure du passionné de foot qui a progressivement délaissé les matchs dominicaux. Son maillot blanc est floqué FDM pour Force des mixités, le nom de son association.
Derrière lui, pas de punching-ball pour faire pleurer des gosses en pleine crise d’ados comme sur TF1, mais des centaines de chaises et de tables installées dans cette cité du 93. La 18e Dictée des Cités, une initiative de ce militant associatif d’Argenteuil, va bientôt commencer. Avec l’écrivain Rachid Santaki, il sillonne les quartiers populaires en organisant des dictées en plein air, au pied des tours. Le 30 mai dernier, les deux Bernard Pivot des cités ont même battu le record de la plus grande dictée jamais organisée en France. Devant la basilique de Saint-Denis, près de mille personnes s’étaient donné rendez-vous.
A Sevran, 250 personnes ont planché sur la dictée servie par Abdellah / Crédits : Matthieu Bidan
Bienvenue à la Haie Normande
Quelques jours plus tard, Abdellah nous file rencard sur la dalle d’Argenteuil, quasi déserte. Seuls quelques retraités ont mis le nez sous la pluie fine qui tombe sur la ville du 95. Le 20 août 2013, au même endroit, l’effervescence était tout autre avec la première édition de la Dictée. Abdellah Boudour rembobine :
« J’avais mis 20 tables et 40 chaises, on s’est retrouvé à 250 ! Certaines personnes se sont installées dans la bibliothèque comme il n’y avait pas assez de place. On n’était pas rôdés à l’époque. »
Aujourd’hui, le concept est bien réglé. Après le récent record de France, des dates sont bookées pour tous les week-ends de la rentrée prochaine. « Qui pouvait imaginer qu’on aille à Sevran, à Saint-Denis, à La Courneuve, en maison d’arrêt, et qu’on passe un bon moment autour d’une dictée ? », s’interroge Rachid Santaki, le cofondateur des dictées.
Pas grand monde, si ce n’est Abdellah. Ce n’est pas un hasard si la première dictée a eu lieu au Val d’Argent Nord. Ici, ce grand gaillard est chez lui. Il a grandi à quelques mètres à peine, dans une barre du quartier de la Haie Normande. Djamel Mazi, journaliste à iTélé, était son voisin : « Quand on était ado, il était déjà très expressif et très sensible. Il n’avait pas peur d’aller vers les gens ».
Ado, Abdellah préfèrait le foot aux bouquins. Depuis il s'est rattrapé / Crédits : Michela Cuccagna
Depuis leur enfance, le quartier a bien changé : le Franprix a été rasé et des fleurs ont poussé dans des petits parterres entourés de barrières noires. À l’époque, le cofondateur de la Dictée des cités n’est pas du genre à passer sa journée le nez dans les bouquins :
« Ma sœur c’était une tête, elle était souvent devant la télé en train de regarder les dictées de Bernard Pivot. Mais moi, ce n’était pas mon kiff. »
Selfie avec le ministre de l’Intérieur
Abdellah préfère le foot. C’est avec le ballon rond qu’il a commencé ses actions. À 16 ans, il organise des tournois pour les enfants de son quartier. À 17, il entre au conseil des jeunes d’Argenteuil. A 19 piges, en 2005, il lance sa propre structure : Force des mixités. L’Argenteuillais s’engage aussi dans une brève aventure politique, quand un cabinet ministériel de droite l’appelle en 2008 et lui demande d’organiser des rencontres dans les quartiers.
Pour les dernières élections municipales à Argenteuil, il avait même lancé un site, « Argenteuil 2014 » :
« C’était de la flûte, je voulais juste mettre un coup de pression aux candidats ».
Même s’il le dit du bout des lèvres, Abdellah se serait bien aventuré plus loin dans la carrière politique :
« C’est Rachid Santaki qui m’a freiné, avoue-t-il. Il m’a dit que ça nuirait à mes actions. »
Entre deux questions, il se met à fredonner: « J’éteins ma télé, j’éteins ma lumière puis j’éteins mes bougies ». C’est le dernier titre de Mac Tyer en feat avec Maître Gims. Le rappeur du 93, ancien du duo Tandem, est l’un des artistes qu’Abdellah embarque dans ses actions. Un jour, convoqué pour une réunion sur l’Islam avec d’autres acteurs associatifs, Boudour poste sur Facebook une photo où il pose avec le CD du rappeur et… Bernard Cazeneuve.
L’art du réseau jusque sur la bannière du site de son asso : une photo où il s’affiche avec Zinedine Zidane après un tournoi de foot. Puis un montage où il prend la pose façon Malcolm X, l’index sur la paire de lunettes, costard noir, chemise blanche. Un petit côté mégalo ? Réponse d’Abdellah :
« On est obligés de travailler l’image. Tu peux avoir un concept super fort, si ton image est bidon, ça ne marchera pas. »
« Vas-y Alain, on va rapper comme les jeunes »
Devant sa barre d’immeuble, calé sur une barrière, il croise un ancien du quartier. Il l’appelle « Chef », comme pas mal de gens qu’il reconnaît dans la rue. « Je suis un vieil ami de son père, se présente le sexagénaire aux yeux bleus et aux cheveux gris. C’était un très bon gamin », commente-t-il en faisant de longues pauses. Ces mots résonnent d’autant plus que l’homme a du mal avec la nouvelle génération. Il y a quelques jours, des gamins de la ZUP jouaient au milieu des fleurs. Le « papy » comme il s’appelle lui même leur fait une réflexion. « Ils m’ont insulté en arabe ». Abdellah l’écoute silencieusement, lui qui côtoie les gamins quotidiennement dans son métier d’animateur socioculturel.
Le retraité à peine parti, c’est Alain qui débarque avec ses lunettes fumées et son caniche. 23 ans qu’il habite la cité. Abdellah enchaîne, inspiré par l’animal à quatre pattes :
« Vas-y Alain, on va rapper comme les jeunes. / Eh, c’est Alain et Abdellah, en direct de la Haie Haie Normande / Ici y’a pas de pitbull, y’a que des caniches ».
Alain galère un peu, se marre et finit par poser le refrain improvisé. La discussion déborde sur une histoire de pare-brise cassé il y a des années. Évidemment, Alain connaît le nom du responsable.
Une musique classique résonne dans la cité : la sonnerie de fin de classe de l’école toute proche. Et le cercle s’élargit encore. Un cinquantenaire sportif, oreillette Bluetooth bien calée, arrive sur son vélo. Les trois hommes parlent des loyers du quartier, de musique funk et de la probable perte d’emploi du dernier arrivé. Il bosse dans la construction d’aires de jeux pour enfants et craint de ne pas retrouver d’emploi à son âge. Abdellah compatit.
Le modèle associatif US dans la tête
Boudour entend bien réconcilier ces générations qui ont du mal à se comprendre. Collecte de vêtements pour les sans-abris, distribution de pack d’eau aux seniors, tournoi de foot social, voyages pour des jeunes, distribution de cadeaux à Noël, le bonhomme a multiplié les initiatives. « Parfois, il me fatigue, lâche en rigolant son ami Djamel Mazi. J’ai du mal à la suivre. » Rachid Santaki a appris à le connaître après leurs nombreux week-ends passés aux quatre coins de la France. « On est de deux générations différentes, mais notre duo marche très bien, estime le cofondateur des dictées. Abdellah a la culture du concept, c’est un créatif ».
Rachid Santaki (à droite) a apporté son soutien à Abdellah Boudour pour la dictée des cités / Crédits : Matthieu Bidan
Le militant associatif est une éponge. Il a un œil tourné vers les États-Unis où les actions dans la rue sont bien plus développées :
« Là bas, le mec qui est militant associatif, comme la star, ils vont occuper la rue et la rue va les accepter. En France, on a dû mal avec l’idée que les stars reviennent auprès du peuple. »
À son échelle, il essaie de reproduire ce qui se fait outre-Atlantique. En 2012, il organisait une distribution de fournitures scolaires avec Mac Tyer. C’est même l’artiste d’Aubervilliers qui a fait les présentations entre Abdellah Boudour et Rachid Santaki.
En France, Internet a fait bouger les choses selon le gaillard en pull noir siglé du logo Force des mixités. « Tu vois le mec de Paname et la meuf du 91 faire des trucs de dingue. Pourquoi je ne pourrais pas le faire dans mon quartier ? Avant, tout était restreint, c’était que la cité. Il y avait cette embrouille avec des mecs à Châtelet, cette histoire dans le train. Aujourd’hui c’est plus ouvert ».
Yassin Diaf était dans le même lycée qu’Abdellah. Il s’est lancé l’année dernière en créant « Jeunesse de France », une asso’ qui sensibilise au vote. « Je ne suis pas le seul, précise Yassin Diaf. Il y a un effet boule de neige à Argenteuil. On a vu qu’Abdellah était parti de rien donc ça a créé une sorte d’émancipation. » Une dynamique que l’intéressé résume avec ses mots :
« Il y a moins de moutons qu’avant dans les quartiers. On est des lions maintenant. On n’est pas Simba, ni Scar, on est Mufasa ».
Un art de la punchline aiguisé. Ado, Abdellah aussi rappait sous le blaze de Don Sano – dont il a gardé le nom sur son profil Facebook –. « Dans un style conscient, genre Kery James », précise-t-il. Comme l’ancien du groupe Ideal J, il n’est pas tendre avec ceux « qui se plaignent », mais restent les bras croisés :
« Si c’est sale dans le quartier, arrête de te plaindre, prends un sac poubelle et va nettoyer »
Pas d’anniversaire pour les émeutes de 2005
En janvier dernier, les attentats ont porté un sérieux coup à son travail quotidien. « Les frères Kouachi, ils nous ont fait du mal », insiste-il, le regard froid. Après le 11 janvier, certains débatteurs se posent la question de savoir si les jeunes des quartiers populaires sont ou ne sont pas « Charlie ». Abdellah a sa propre réponse : un tournoi de foot en hommage aux policiers tués dans les attentats. Sur le terrain de five, des policiers en uniforme tâtent le cuir avec des jeunes d’Argenteuil en survêt’.
Abdellah prend la pose devant la médiathèque d'Argenteuil / Crédits : Michela Cuccagna
Mais l’année 2015 n’est décidément pas de tout repos pour le militant d’Argenteuil. Il y a dix ans, Zyed et Bouna mourraient dans un transformateur électrique après une course poursuite avec la police, provoquant les émeutes de l’automne 2005.
Quelques jours avant l’événement tragique, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, se rend à Argenteuil pour une visite nocturne. Des centaines de jeunes l’attendent, l’insultent et lancent quelques projectiles. Et le premier flic de France dégaine cette phrase, restée dans les mémoires « Vous en avez assez de cette bande de racailles ? On va vous en débarrasser ». La scène colle à l’image de la ville. Et à celle d’Abdellah par la même occasion :
« Les journalistes me harcèlent en ce moment, ils veulent fêter les 10 ans des émeutes. Nous on a oublié tout ça. Si je vois un jeune de 12 ans, est-ce que je vais lui parler des émeutes ? Il avait encore des couches à l’époque. Il faut qu’on parle du futur. »
Pour la première fois, il a rangé son sourire.
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