Le drapeau tricolore fait face aux barres d’immeubles du Val Fourré, un quartier populaire de Mantes-la-Jolie dans les Yvelines. Tous les matins, les enfants se pressent sous l’étendard pour entrer à Eva de Vitray, une école privée musulmane. Pour Youssef Aalam, l’un des fondateurs, la bannière est plus qu’un symbole.
« On ne veut pas être en dehors de la France. Ici, comme dans n’importe quelle école, on forme des citoyens. »
Cet établissement bilingue (français, arabe) a ouvert ses portes en 2012. Aujourd’hui, une centaine d’élèves y sont scolarisés, de la grande section de maternelle au CM2. Et les responsables croulent sous les demandes d’inscriptions. « On peut avoir jusqu’à sept demandes pour une place », détaille Youssef, également coordinateur pédagogique.
Un boom tout relatif
Il faut dire que les établissements confessionnels musulmans ne sont pas légion en France, malgré un boom relatif des projets ces dernières années. Il n’existe qu’une trentaine d’écoles privées musulmanes en France, contre 300 de confession juive et 9.000 dans l’enseignement catholique. Une goutte d’eau pour la deuxième religion de France.
Un autre constat est saisissant, seulement trois de ces établissements ont passé un contrat d’association avec l’État : l’école primaire Medersa Taalim oul-Islam à Saint-Denis de la Réunion, le lycée Averroès à Lille et le groupe scolaire Al Kindi en banlieue lyonnaise, pour quelques classes seulement. Tous les autres sont hors contrat, c’est-à-dire qu’ils ne bénéficient pas de subventions publiques. Si une partie de ces écoles ne veulent pas du contrat afin de garder un contrôle total sur leurs enseignements, d’autres l’érigent en objectif, mais rament pour l’atteindre. Même après les cinq années d’existence nécessaire à son obtention, certaines demandes restent lettre morte.
À Mantes-la-Jolie, Youssef Aalam reçoit dans le bureau du directeur, au rez-de-chaussée. « Il y a beaucoup de fantasmes sur ces projets. On s’imagine une médersa au Pakistan, mais non, c’est simplement une école », prévient-il d’emblée. À l’étage, on retrouve justement le directeur en plein cours de langue arabe. Cet enseignement mis à part, l’établissement suit les programmes de l’Éducation nationale. D’ailleurs, la direction tient à ce que tous les enseignants recrutés aient un master de l’éducation. C’est le cas de Mme Illamanni, en pleine classe avec les CE2 au bout du couloir vert pomme. Seul signe du caractère confessionnel de l’établissement : l’assistante pédagogique qui l’accompagne est voilée. L’autre spécificité d’Eva de Vitray, ce sont les 20 minutes d’éveil spirituel optionnel proposé le matin. À part ça, c’est une école ordinaire.
Agents secrets et thé à la menthe
Pourquoi y a-t-il si peu d’écoles musulmanes en France ? En 2010, le ministère de l’Intérieur a commandé un rapport sur l’enseignement de l’Islam en France. Parmi les 103 pages, un chapitre est consacré à la question des établissements confessionnels. Joint par StreetPress, Omero Marongiu, l’un des auteurs de l’étude, pointe du doigt la défiance de certains pouvoirs locaux :
« Il est clair que dans la majorité des cas que nous avons étudiés, il a été demandé par l’administration aux musulmans de montrer patte blanche. »
Et le sociologue, ancien membre de l’UOIF (l’Union des organisations islamiques de France) de décrire un parcours long et tortueux pour ouvrir une école, qu’elle soit sous contrat ou non :
« Dès le départ, une relation de confiance ou de défiance s’installe avec la mairie. À partir de là, les Renseignements généraux rédigent un rapport. Puis, c’est au tour de la préfecture de donner ou non une autorisation d’ouverture sur la base d’un rapport de la commission de sécurité, mais également du rapport des RG. C’est tout un cheminement pour que les musulmans prouvent qu’ils ne représentent pas un danger pour l’environnement. »
À en croire le spécialiste de l’Islam, ce régime spécifique s’applique à tous les porteurs de projets d’écoles musulmanes alors qu’il n’est d’habitude employé que pour « des personnes qui pourraient se situer dans une sphère radicale ou des associations répertoriées comme étant dans le registre sectaire ».
Le parcours pour ouvrir une école est long et tortueux, qu’elle soit sous contrat ou non. / Crédits : Helkarava
Une surveillance accrue qui ne dérange pas outre mesure Youssef Aalam. Les RG, il les connait bien. « Ils sont venus discuter avec nous exactement à votre place. On a parlé un moment et on leur a proposé un café », sourit-il. Mais cela ne se passe pas toujours aussi bien avec les agents du renseignement. Au collège-lycée La Réussite d’Aubervilliers en 2002, les inspecteurs n’ont pas eu le droit au café, ni même au thé. « Ils sont venus à la porte, mais on ne les a pas laissé entrer », se souvient Dhaou Meskine. Le fondateur du premier collège musulman de France en 2001 ne préfère pas s’attarder sur cette question. Une phrase lui revient tout de même en tête avant qu’il ne change de sujet :
« Un homme des RG nous a dit : vous n’aurez pas l’agrément si vous ne passez pas par nous. »
Incompréhension et opacité
Le collège-lycée La Réussite d’Aubervilliers incarne à lui seul les galères de l’enseignement musulman en France. Après 14 années d’existence, l’établissement est à l’agonie. Les frais de scolarité payés par les parents d’élèves ne suffisent pas à couvrir les frais de fonctionnement. Avec un déficit annuel de 300.000 euros chaque année, La Réussite a dû fermer des classes, notamment celles de première et de terminale. Chaque année depuis l’ouverture en 2001, une demande d’agrément nécessaire à l’obtention de subventions est envoyée au rectorat. Jusqu’en 2008, ces requêtes ont toutes été rejetées.
Les poursuites judiciaires à l’encontre de Dhaou Meskine en 2006 n’ont sans doute pas facilité le dossier. Cette année-là, l’ancien imam de Clichy-sous-Bois est mis en examen pour des opérations financières et immobilières illégales, en lien avec une entreprise terroriste. Depuis, il a été relaxé et a gagné quelques cheveux blancs. Quand il évoque les démarches à répétition auprès du rectorat, le religieux se gratte le crâne. Entre deux gorgées de thé, il fait part de son incompréhension :
« Avec les mêmes locaux, les mêmes papiers, les mêmes personnes, ils ont donné l’agrément (la première étape avant de passer sous contrat, ndlr) pour la partie lycée en 2008, mais pas au collège. Pourquoi le donner au lycée qui vient tout juste d’ouvrir et pas au collège lancé il y a des années ? »
Cette question, j’ai voulu la poser au cabinet de Najat Vallaud-Belkacem. La communication de la ministre de l’Éducation nationale m’a gentiment renvoyé vers le rectorat chargé du dossier. Mais à l’académie de Créteil, pas plus de succès. Alors j’ai tenté de contacter directement deux des inspecteurs d’académie qui se sont rendus au collège, encore en janvier dernier. Ils m’ont tous les deux donné la même réponse : passer par le cabinet du rectorat. La boucle est bouclée…
Marchandage politique
Le sujet est éminemment politique, comme nous le raconte Alain Morvan. Cet ancien recteur de l’académie de Lyon a été évincé le 21 mars 2007 en Conseil des ministres pour « manquement répété à son obligation de réserve ». A l’époque, il clame haut et fort dans les médias son opposition à l’ouverture du collège Al Kindi en banlieue lyonnaise, un établissement aujourd’hui en partie conventionné. Pour se justifier, l’ancien professeur des universités met en avant des problèmes de sécurité sur le terrain où devait s’installer l’école. Ses opposants l’accusent d’être « dans un combat idéologique ». Très vite, l’opposition entre le recteur et les responsables du projet vire au bras de fer pendant presque un an. Jusqu’à son éviction, dont la raison ne fait aucun doute pour lui. Joint par StreetPress, il se souvient avoir été convoqué au ministère de l’Intérieur dont le locataire était Nicolas Sarkozy :
« Le message était clair : ‘si vous touchez à Al Kindi, vous êtes morts !’ Il faudrait avoir le goût du risque pour en parler aujourd’hui. »
A l’époque, Nicolas Sarkozy – qui avait déjà impulsé la création du Conseil Français du culte musulman (CFCM) en 2003 – cherche des interlocuteurs auprès de la communauté musulmane. Objectif affiché : faire émerger un « Islam de France ». Et cela passe par l’ouverture d’établissements scolaires. Depuis le début des années 2000, Sarkozy entretient des liens avec l’Union des organisations islamique de France (UOIF). Il s’était même rendu à leur grand rassemblement du Bourget en 2003. L’école Al Kindi a été ouverte par plusieurs cadres de l’organisation. De quoi donner du grain à moudre à Alain Morvan qui dénonce un marchandage politique :
« Il fallait qu’Al Kindi ouvre pour obtenir un vote communautaire juste avant les élections. »
Vers une mainmise de l’UOIF ?
A la tête de la Fédération nationale de l’enseignement musulman, Makhlouf Mamèche vice-président de l'UOIF. / Crédits : Helkarava
Pour peser davantage sur les décisions académiques, l’UOIF a impulsé la création d’une Fédération nationale de l’enseignement musulman (FNEM) au printemps dernier. Il s’agit de la toute première instance représentative des établissements musulmans. À sa tête, Makhlouf Mamèche, le vice-président de l’UOIF. Son objectif : fédérer les établissements qui ont cinq ans d’existence et qui souhaitent passer sous contrat avec l’Etat. Joint par StreetPress, il assure qu’une dizaine d’écoles ont rejoint la fédération, mais ne veut pas les citer. Ce que l’on sait, c’est que trois des établissements fondateurs (le lycée Averroès, le collège Éducation et Savoir de Vitry-sur-Seine et le collège Ibn-Khaldoun à Marseille) sont proches de l’UOIF. Cette proximité avec l’organisation liée aux Frères Musulmans, rebute d’autres établissements. À Eva de Vitray, Youssef Aalam exprime ses réserves sur la fédération :
« Être dans une fédération, c’est adhérer à des valeurs. Pour l’instant, on ne sait pas très bien quelles sont leurs orientations. »
Malgré les difficultés rencontrées, les projets d’écoles restent avant tout des initiatives locales.
Des financements du Moyen-Orient
La Réussite de Dhaou Meskine, pourtant l’un des plus anciens projets, n’a pas souhaité intégrer non plus la FNEM. « S’ils font la même chose qu’avec le CFCM, c’est de l’imbécilité ! Ils imposent et tout le monde doit se soumettre », juge sévèrement le religieux qui avait déjà refusé d’intégrer le CFCM en 2003.
Le collège craint une fermeture à la rentrée prochaine, faute de soutiens. Une situation qui provoque quelques regrets chez Dhaou Meskine. Au début des années 2000, il avait refusé plusieurs dons de l’étranger :
« Pour la première fois cette année, je me dis que j’ai peut-être fait une erreur en refusant ces offres. Si j’avais su que nous n’étions pas égaux face à la loi, je n’aurais pas hésité. »
Parmi elles, celle de l’ONG AL-Haramain qui lui aurait proposé de racheter les bâtiments dont l’école est locataire pour un montant de 488.000 euros. A une condition : que les classes ne soient pas mixtes. La proposition est refusée par Dhaou Meskine. Il aurait également décliné un chèque de 5.000 euros envoyé par la Ligue islamique mondiale. La seule offre qu’il a acceptée, ce sont 15.000 euros offerts par un prince saoudien via l’intermédiaire d’un imam marocain installé en France.
S’il ne nie pas ces apports étrangers, Makhlouf Mamèche, vice-président de l’UOIF chargé de l’enseignement privé, tient à les minimiser. « Bien sûr, certains essaient de trouver de l’argent à l’étranger, mais ça ne représente qu’une part infime du budget. Au Lycée Averroès (Makhlouf Mamèche est directeur adjoint du lycée Averroès, ndlr), 95% de notre budget provient des musulmans de France. »
« Bien sûr, certains essaient de trouver de l’argent à l’étranger, mais ça ne représente qu’une part infime du budget. » / Crédits : Helkarava
Le financement est le nœud du problème pour les établissements hors contrat. Pour ceux qui n’obtiennent pas de dons de l’étranger par manque de réseaux ou qui n’en veulent pas, la solution passe par des appels aux dons, souvent dans les mosquées. Mais cela ne suffit pas toujours. Amine Nait Daoud voit passer des projets tous les jours sur Easi Up, le site de crowdfunding musulman dont il est l’un des fondateurs. Six écoles ont déjà eu recours aux services de sa boîte afin de financer des tableaux numériques , une cuisine ou encore un laboratoire scientifique. Amine lui-même est à l’origine de l’école Rhazès à Vigneux-sur-Seine dans l’Essonne. Fort de cette double casquette, il analyse :
« La première phase de la communauté musulmane en France, c’était les mosquées. Maintenant, les mosquées, c’est bon, on est assez bien outillé. Le vrai sujet aujourd’hui, c’est l’éducation. C’est la priorité numéro 1 dans l’esprit des musulmans en France. »
Les projets d’écoles musulmanes fleurissent dans toute la France. D’après Makhlouf Mamèche, le président de la FNEM, une cinquantaine de dossiers seraient dans les tiroirs. Après une première vague d’ouvertures de collèges ou de lycées au milieu des années 2000, la prédominance va désormais aux écoles primaires. Reste à savoir si elles seront accompagnées par le ministère de l’Education ou des princes saoudiens.
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