« Chers lecteurs, l’aventure du Tigre en kiosques touche à sa fin. » Simplement et sans chichis : c’est ainsi que Le Tigre a annoncé, en ouverture de son dernier opus, que ce numéro 48-49 serait le dernier.
Signé par ses deux fondateurs Lætitia Bianchi et Raphaël Meltz, l’édito ne se veut « cependant pas un adieu », plutôt un simple au revoir. Le temps pour l’animal de retomber sur ses pattes et de revenir avec un nouveau projet. Mais pour le papier, ce ne sera plus possible : outre le déménagement de Bianchi et Meltz au Mexique, qui ne facilite pas les choses, l’augmentation récente des prix de la diffusion en kiosques a définitivement démoli les finances déjà précaires du journal.
Un canard barré
Si vous êtes passés à côté du Tigre, et c’est fort possible tant son tirage était confidentiel (12 000 exemplaires et 1 500 abonnés dans les meilleures années), ce « curieux magazine curieux » agite depuis 2006 les méninges des amateurs de presse alternative. Huit ans plus tard, la revue est (presque) aussi culte qu’Actuel ou L’Autre Journal en leur temps. Bref, un magazine qu’on aime bien dire qu’on lit, même si ce n’est pas tout à fait vrai…
Xavier de La Porte, rédacteur en chef de Rue89, a été de l’aventure pendant plusieurs années et a bien connu les deux énigmatiques fondateurs, Raphaël Meltz et Lætitia Bianchi :
« On s’est rencontrés à l’époque de R de Réel,, la première revue qu’ils ont fondée ensemble. Ils étaient encore tout jeunes, j’ai été très impressionné par leur érudition, leur maturité, leur créativité.»
Lorsqu’ils lancent une nouvelle formule du Tigre début 2010, c’est tout naturellement que Xavier de La Porte accepte de rejoindre le navire. D’abord avec une « archéologie du sport » en plusieurs épisodes, puis via la série Envoyé spécial dans mon ordi, sorte de plongée introspective dans les internets, qu’il tiendra entre 2011 et 2013. Des rubriques un peu bizarres, à cheval entre journalisme et littérature, à l’image de tout ce qu’on trouve dans Le Tigre.
(img) Cover – Les rayures du Tigre
Parce qu’on y trouve vraiment de tout : des chroniques, des reportages, des fausses pubs, des énigmes, des charades, des dessins, des photos, des enquêtes… Un joyeux bordel bien foutraque, mais toujours une maquette particulièrement léchée. « Il y avait des formats impossibles, des feuilletons qui duraient une éternité, des choses que l’on ne peut voir que dans la presse alternative », se souvient Xavier. Comme ce portrait d’un mathématicien visionnaire devenu ermite. Comme ce jour où Le Tigre s’est amusé à prendre toutes les lignes de métro parisiennes dans l’ordre pour en faire un carnet de voyage. Ou encore ce portrait Google d’un anonyme, assemblé à partir des traces qu’un certain Marc L. a laissées sur la toile. Bref, Le Tigre est complètement barré, publie ce que les autres ne publient pas, et se revendique d’ailleurs « à contre-courant de l’uniformisation ambiante ».
L’indépendance à tout prix
Dans ses pages, Le Tigre hésite entre célébration et détestation du journalisme. Cette ambiguité, Raphaël Meltz l’a parfois exprimée avec malice : en 2011, il postule pour remplacer Eric Fottorino à la direction du journal Le Monde. Canular, projet fantasque ou démarche sincère ? En tout cas, il en tirera un article à la sauce gonzo, publié dans les colonnes du Tigre et qui laisse entrevoir sa drôle de relation à la presse.
Le Tigre ne cache pas son rejet radical de la presse d’aujourd’hui. Il porte haut ses idéaux, et notamment son indépendance absolue : aucune publicité, utilisation uniquement de logiciels libres, capital détenu en grande partie par les deux fondateurs, contributions entièrement bénévoles. Pour uniques recettes : les ventes, les abonnements et quelques subventions publiques. Bien joli, mais pas facile tous les jours, comme le souligne Xavier de La Porte :
« C’est ce qui leur a permis de faire de grandes et belles choses. Mais c’est aussi ce qui a rendu le fonctionnement du Tigre si difficile, voire parfois chaotique. On ne peut pas demander tous les ans à ses lecteurs de faire une donation pour que son magazine continue à vivre. Ce n’est pas viable. »
En 2010, après quatre années à tenir la barre en duo, Bianchi et Meltz décident de constituer un petit comité de rédaction en même temps qu’ils lancent une nouvelle formule quinzomadaire. Mais pas facile non plus de fédérer des auteurs quand ils contribuent uniquement par plaisir. 13 numéros plus tard, la tension est à son comble et Raphaël Meltz décide, sans prévenir personne, de remplacer le numéro habituel du Tigre par un long texte intitulé « Pourquoi faire un journal ? ». Déjà, il s’interroge sur la poursuite de l’aventure. Une interrogation qui, pour Xavier de La Porte, a toujours été là.
« Le Tigre, c’est avant tout une histoire d’amour, une histoire de famille entre deux personnes. Raphaël et Lætitia ont porté le projet à bout de bras, il y ont mis toute leur énergie, tout leur argent, toute leur vie… C’est fatigant de devoir harceler les contributeurs pour qu’ils rendent leurs textes en temps et en heure. Et ce n’est pas évident d’embarquer de nouvelles personnes dans le projet. »
Un tigre a sept vies
Ce qui explique en partie l’évolution chaotique du magazine. Depuis sa fondation en 2006, le rythme de publication n’a cessé de changer : hebdomadaire, bimestriel, mensuel… Comme le chat, Le Tigre a sept vies : à chaque fois, il fait peau neuve, et à chaque fois il revient hanter les kiosques. Mais pas cette fois-ci.
Avant de tirer (temporairement) sa révérence, Le Tigre a annoncé un « numéro spécial, un gros numéro qui soit à la fois un souvenir de l’histoire du Tigre […], un Tigre à part entière, et une forme de passerelle jetée vers un autre journal possible. » Ce dernier Tigre, il en était déjà question dans le numéro de janvier 2011, qui annonçait comme une prémonition :
« Il sera bientôt impossible de faire un journal comme celui-ci. Vous vous en souviendrez, de ce dernier Tigre ; nous nous en souviendrons. »
Le numéro 50 paraîtra donc en mars, uniquement en librairies. Pour ce qui est de la suite, Xavier de La Porte, qui n’a pas eu de contacts avec Bianchi et Meltz depuis plusieurs mois, n’en sait absolument rien. Mais par contre, il en est sûr :
« Le Tigre est mort dix fois, il renaîtra dix fois. »
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