« Boum, boum, boum, boum ». 6 janvier 2011. Mohamed Kchouk, employé dans une entreprise d’agro-alimentaire, est interrompu pendant son petit-déjeuner. Sa montre indique 8h. Quelqu’un vient de tambouriner à sa porte, plantée dans un quartier populaire de Bizerte. Quand Mohamed ouvre, une dizaine d’hommes armés pénètrent dans son salon. Ils portent l’uniforme de la police tunisienne, certains sont cagoulés. L’unité grimpe les escaliers et fonce dans la chambre de son fils Sleh, 25 ans.
Le jeune homme est soulevé du lit, en slip, avant d’être embarqué dans un 4×4. Ses ordinateurs et ses CD-Rom sont fourrés dans des sacs poubelle. Sa mère donne en catastrophe un pantalon aux policiers, son père une veste. Les voitures disparaissent et s’engouffrent sur l’autoroute Bizerte-Tunis. Direction le ministère de l’Intérieur, à une heure et demi de là.
All cops are bastards
Pour faire une révolution au 21e siècle, il faut des blogueurs, des gens avec des pancartes, un appui diplomatique des grandes puissances plus ou moins tardif et, enfin, des types un peu plus violents que les autres. Ces derniers pensent que pour renverser l’ordre établi, il faut en priorité viser les forces qui le maintiennent. C’est-à-dire les forces de l’ordre.
Sleh Eddine Kchouk, président du Parti pirate tunisien en exil à Paris, est de ceux-là. Il fut l’un des leaders de groupes se revendiquant Acab’ (All cops are bastards) avant, pendant et après la Révolution. Casquette vissée sur le crâne et enfoncé dans un hoodie, on le retrouve dans l’appartement parisien où il est désormais domicilié. Quelques années ont passé mais il est toujours aussi vénère :
« Si y’en a qui croient encore que Ben Ali serait parti avec des fleurs, il faut leur rappeler le rôle joué par les cocktails Molotov. »
Câble d’alimentation et beignes dans la tronche
Quatre ans plus tôt, dans le 4×4 noir qui l’emmène au ministère de l’Intérieur, Sleh sait déjà pourquoi on l’arrête. La veille, Mohammed Bouazizi, le vendeur ambulant de Sidi Bouzid qui a déclenché la Révolution en s’immolant, est officiellement mort. Pour lui rendre hommage, Sleh est sorti de son anonymat d’hacktiviste. « Le Loup », pseudo connu sur le net tunisien pour son obsession à insulter Ben Ali et sa famille, c’est donc lui.
(img) Le Loup sort de son anonymat
Quelques heures après son coming-out, les policiers déposent Le Loup dans leur QG qui n’a rien d’une bergerie. Il se retrouve assis sur une chaise, les mains attachées derrière le dos. « Fils de pute, enlève le cordon de ton pantalon », lui balance en guise de bienvenue un officier habillé en noir. « Je ne peux pas, j’ai les mains attachées », répond Sleh.
« Ah tu veux encore faire le malin fils de pute… »
Une première beigne lui atterrit en pleine tempe, une seconde, une troisième… Sleh se souvient qu’il chute à terre et qu’il croit décompter trois policiers qui s’acharnent encore sur lui. Durant quatre jours, il reste assis sur la même chaise. Les coups pleuvent. Les humiliations aussi. Un policier s’acharne un temps à fouetter ses avants bras avec un câble d’alimentation d’ordinateur. Un autre introduit une matraque dans son slip, le menaçant de viol.
Les sbires du régime vacillant ont un seul objectif : obtenir l’accès à la base de données de Takriz, un réseau de militants anonymes radicalement anti-Ben Ali. Mais le Loup garde sa gueule fermée.
Le Loup de Takriz
Depuis 2008, Sleh Kchouck est un des principaux animateurs de « Takriz ». En français dans le texte « Ras les couilles ! » Dès 1998, ces hacktivistes anonymes publient des textes et des vidéos hostiles au régime de Ben Ali. « C’est tout simplement le premier collectif d’anonymous à avoir existé au monde », s’enthousiasme Fabrice Epelboin, hackeur investi dans la Révolution tunisienne. Sous son pseudonyme Le Loup, Sleh se fait remarquer par le ton ordurier de ses articles et ses photomontages cochons. Comme ici, avec Leila Trabelsi en fille de joie.
(img) Leila Trabelsi, madame Ben Ali
Vers 2010, le collectif potache change de dimension. Son groupe Facebook compte 9.000 fans, ce qui en fait la page phare de l’opposition à Ben Ali. Le Loup poste frénétiquement sur les réseaux sociaux et il monte en grade. De sa chambre, il est chargé de constituer des « cellules IRL » (in real life, ndlr) dans tout le pays. Le programme de formation est simple : des vidéos de fabrication de cocktails Molotov, des insultes pour désacraliser Ben Ali et une incitation à diffuser la haine de l’uniforme par des tags.
Sleh résume sa vision perso du mouvement :
« La mentalité Takriz c’est des gars armés, cagoulés, molotovés. »
Il communique avec ses ouailles via Mumble, une messagerie vocale instantanée open source et réputée incassable. Sleh recrute à Nabeul, à Tunis, à Sfax, à Sousse. Quand la Révolution éclate, Takriz est dans les starting-blocks. Le nom du mouvement est taggué sur les murs. Un peu comme la version street de « Ben Ali dégage ».
Bizerte à feu et à sang
12 janvier 2011. Deux jours à peine après avoir été relâché du ministère de l’Intérieur, Sleh voit arriver devant chez lui un cortège funéraire. La foule murmure qu’un jeune du quartier voisin vient d’être tué par des policiers. Sa famille le porte, enroulé dans un drapeau tunisien. Pour Sleh, c’est maintenant qu’on se venge. Il motive son groupe de potes, une petite vingtaine d’ultras du Club Athlétique Bizertin (CAB), à rejoindre la procession.
Sleh Kchouk et ses potes se lancent dans la révolution IRL. / Crédits : Takriz
Ce jour-là, Mohssen Oukassi est l’un d’eux. Ce jeune Tunisien a eu droit à son portrait dans Libé ainsi qu’à une régularisation express pour acte de bravoure lors d’un incendie à Aubervilliers. Mais dans sa vie d’avant, Mohssen vivait à Bizerte et était l’un des ultras du CAB qui comptaient dans le virage. Il se souvient :
« Dans la rue, Sleh était une sorte d’organisateur. Quand les émeutes commencent le 12 janvier, la police tire sur nous d’abord avec des cartouches à blanc, puis avec des cartouches en plastique, et enfin avec de vraies balles. Alors, on construit des barricades puis on allume des pneus pour flouter leur champ de vision. On fabriquait des Molotov, on utilisait des bâtons, des pierres, tout. C’était une question de vie ou de mort. »
Sleh et sa bande mettent en pratique leur savoir-faire. Le chaos s’installe dans Bizerte jusqu’au départ de Ben Ali, le 14 janvier. Des symboles tombent. Le Monoprix, qui appartient au groupe Mabrouk, propriété d’un gendre du président Ben Ali, disparaît dans les flammes. Le commissariat et le siège du RCD – le parti du régime – se font aussi fumer.
Du culturisme à l’hacktivisme
Sleh Kchouk vient d’Aïn Meriem, un quartier populaire « où les gens ont toujours été un peu fous car, un dimanche sur deux, c’est-à-dire quand il y avait match de foot à domicile, on se battait contre la police », explique Godzilla, une baraque qui doit son surnom à sa taille : 1m99. Joint par Skype, car resté au quartier, cet ancien bras droit de Sleh plante le décor local :
« On allait tous au stade à 400m de chez nous. Chaque fois qu’il y avait un problème pendant un match, on rentrait au quartier dix minutes avant la fin pour préparer des cailloux à jeter sur les policiers. Des gros cailloux. Ici, tous les supporters ont la mentalité Acab : les ultras marines, les Requins du Nord, les Big Boss, Bizerte junior… Moi, c’est dans une salle de muscu que Sleh m’a branché politique la première fois. »
(img) Sleh, champion de culturisme
Avant de devenir un loup numérique, Sleh soulevait de la fonte. En 2007, il remporte même le championnat de culturisme de Tunisie des 70kg. Puis peu à peu, happé par sa frénésie anti-flic, Sleh lâche les prods et les haltères pour son écran. Il prend des kilos à mesure qu’il prend du poids dans les réseaux de Takriz. À 14 ans, Sleh a reçu son premier PC, « un Fujitsu-Siemens acheté à crédit ». Ses parents voulaient faire de lui un ingénieur. Mais de ses formations sur Photoshop ou Moviemaker, Sleh a surtout retenu un moyen d’insulter le régime à plus grande échelle.
Mic-mac au Parti pirate
Aujourd’hui Takriz n’existe plus. Mais Sleh exerce toujours des responsabilités : il est président du Parti pirate tunisien. Ceux qui l’y ont côtoyé sont sceptiques quant à ses compétences techniques. Lui évacue les reproches d’un « tssss », qu’on traduit par « on s’en bat les couilles » :
« Le Parti pirate, c’est le bras politique de Takriz. C’est être Acab et faire la guerre aux enculés d’ex-Ben Ali et à Ennahdha. »
Beaucoup accusent aussi les takrizars d’avoir fait une OPA sur le parti. Un franco-tunisien, membre du Parti pirate français, dépose le premier nom de domaine pour ouvrir une branche tunisienne à l’été 2010. Il demande de l’aide à un cadre de Takriz pour traduire un texte qu’il veut publier sur le site. Patatras ! Quelques semaines plus tard, Takriz crée aussi son site du Parti pirate, accompagné d’un communiqué qui explique que la marque Parti pirate tunisien leur appartient. « Le tout avec le petit ® de copyright », s’indigne un compagnon de route des hackers tunisiens.
Sleh porte les couleurs du Parti Pirate. / Crédits : Ali Garboussi
Puis l’embrouille dégénère en split. Le 6 janvier 2011, quand Sleh est arrêté, trois autres figures de la Révolution le sont aussi : le blogueur Azyz Amami, le rappeur El General et Slim Amamou. Ce dernier, blogueur reconnu à l’international et membre du Parti Pirate, devient secrétaire d’Etat à la Jeunesse et aux Sports, onze jours seulement après son passage derrière les barreaux. Dans le gouvernement de transition, il côtoie d’anciens ministres de Ben Ali. Pour Sleh et d’autres takrizars, c’est une trahison. Slim est exclu du Parti pirate tunisien, alors sans existence légale.
S’en suit une dispute entre hacktivistes. Elle aboutit à la création de deux partis : l’un tenu par Sleh Kchouck, l’autre sous l’influence de Slim Amamou. A Sleh l’avantage de l’antériorité puisque son « Parti pirate tunisien » est déposé officiellement au ministère de l’Intérieur, 25 jours avant le « Parti pirate de Tunisie », pro-Slim Amamou. En revanche, ce dernier est le seul à être reconnu par le Parti pirate international.
Aller simple Tunis – Paris
La dernière fois que Sleh Kchouk a foulé le sol tunisien, c’était en décembre 2013. À l’époque, il est jugé pour « atteinte aux bonnes mœurs et à autrui à travers le réseau public de télécommunication ». En cause, des posts et des commentaires insultants sur Facebook. À ses côtés dans la salle d’audience, la Ligue des droits de l’homme et des représentants de l’association Doustourna. Le procureur déroule 35 pages de captures d’écran. Mais Sleh bénéficiera d’un non-lieu.
Dans la foulée, il quitte Tunis, direction Paris. Car d’autres procédures sont en cours, dont une pour « participation armée à un attroupement ». Sleh a déposé une demande d’asile politique en France car il craint pour sa liberté :
« Pour ce faux motif, ils peuvent me coller au moins 5 ans de prison ! »
Après la chute de Ben Ali, il a fait partie des jusqu’au-boutistes. Il envahit le ministère des Droits de l’Homme pour qu’Ennahdha, alors au pouvoir, tienne sa promesse de rendre l’accès aux soins gratuit pour les blessés de la Révolution. Puis, au lendemain de l’assassinat du député de gauche Chokri Belaïd par des djihadistes, Sleh et ses potes ultras attaquent le local du parti islamiste à Bizerte. Comme beaucoup de Tunisiens, ils accusent le gouvernement d’Ennahdha d’être au mieux passif, au pire complice. Les arrestations et les procès s’accumulent.
Sa vie à Paris oscille entre petits boulots au black et engagement politique. Le 12 février, il réagit pour l’AFP à l’arrestation de six hackers de la « Team Fellaga ». Le gouvernement de Caid Essebsi, un ancien benaliste, les accuse d’être des djihadistes. Sleh, qui les connaît « personnellement », les défend et assure qu’ils n’ont « pas de lien avec le terrorisme ».
Sleh continue son combat depuis Paris. / Crédits : Imp. écran
Devant la fontaine des Innocents aux Halles un dimanche de janvier, le voilà encadré par des pancartes et des drapeaux de la Tunisie. Ce jour-là, il organise une mobilisation pour Yassine Ayari, un blogueur condamné à un an de prison par un tribunal militaire pour des billets « portant atteinte » à l’armée. La manifestation durera une petite heure, la trentaine de militants rendant les armes à cause de la pluie. Mais Sleh refuse d’entendre le gong final de son fight :
« Où en est la liberté d’expression en Tunisie ? Si le seul moyen de l’obtenir, c’est de retourner en Tunisie et de dégommer tous les enculés qui n’ont pas voulu lâcher le pouvoir, eh bien on le fera ! »
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