Maître Many est dans tous ses états. Dans quelques instants, il doit rencontrer son jeune client pour la première fois. C’est l’un des prévenus de la filière djihadiste dite « des Buttes-Chaumont », accusé d’avoir préparé son départ pour mener « la guerre sainte » en Irak. Dominique Many est de permanence pénale ce jour-là, sa première en tant qu’avocat au barreau de Paris. Cette rencontre, c’était il y a dix ans. Pourtant il s’en souvient comme si c’était hier.
« Je me dis : pas de bol pour ma première perm’, je tombe sur un islamiste ! J’ai une énorme appréhension. Je ne suis pas musulman, je me dis qu”il va me rejeter, qu’il ne va même pas vouloir me parler. Et en fait… pas du tout ! Je tombe sur un jeune garçon tout à fait courtois, très correct, sympathique. J’avais des tas de clichés qui ont volé en éclats au bout d’une seconde ! »
Mêmes craintes lorsque Maître Many reçoit la famille de son client peu de temps après.
« J’imaginais la mère voilée de la tête aux pieds, silencieuse et soumise à son mari, le frère fondamentaliste avec la longue barbe, etc. Et puis je les vois arriver, le frère à l’oreille percée, la maman habillée de façon tout à fait banale, pas du tout voilée et qui rabrouait sans cesse son époux : ‘Hé oh, c’est moi qui parle à l’avocat!’ Vraiment pas de quoi s’inquiéter… »
Comme cet avocat, ils sont nombreux à avoir dû défendre un ou plusieurs djihadistes au cours de leur carrière, à avoir été surpris souvent, à avoir eu peur parfois. Les djihadistes sont-ils des clients comme les autres ?
Pourquoi moi ?
« Des fois je me demande : pourquoi ça tombe sur moi et pas sur d’autres ? » C’est la question que se pose Maître Apolin Pepiezep, avocat au barreau des Hauts-de-Seine, qui a lui aussi défendu des djihadistes. Il explique que la plupart du temps, les avocats sont tout simplement commis d’office. Comme pour son confrère Maître Many :
« En 2005, je me suis reçu trois djihadistes ! C’était le hasard mais ça faisait un peu beaucoup donc j’ai rapidement transmis ma troisième affaire à un confrère. Je n’avais pas envie qu’on me colle d’étiquette. »
L’étiquette ne semble pas en gêner certains. Car défendre un djihadiste, c’est parfois l’occasion de bénéficier d’un bon coup de projecteur. Quand Maître Hervé Denis accepte de défendre Zohab Ifzal, arrêté au Pakistan en 2011 et accusé de vouloir s’y entraîner pour le jihad, il récupère le dossier de l’avocate commise d’office. Une avocate qui a du mal à lâcher l’affaire…
« Mon client était en détention provisoire à Fresnes et c’est un de ses co-détenus, que je défendais à l’époque, qui lui a conseillé de me contacter. Manifestement, son avocate ne parvenait à rien mais s’accrochait au dossier parce qu’elle pensait que c’était médiatique et que ça allait lui apporter je ne sais quoi… Je n’avais jamais vu ça ! Elle voulait à tout prix qu’on collabore pour rester sur le dossier, être à côté de moi au tribunal. »
Comme quoi ce type d’affaire peut même se révéler une aubaine ! Apolin Pepiezep assure ne pas partager cette opinion. Lui qui défend notamment Mehdi Nemmouche, l’auteur présumé de la tuerie du Musée juif de Bruxelles (en mai 2014), explique qu’un djihadiste, tout comme n’importe quel citoyen, mérite d’être défendu.
« Bien sûr qu’on ne cherche pas à les justifier ! En aucun cas. On serait parfois tenté de vouloir les comprendre mais ce n’est pas ça non plus. On est là pour les écouter et essayer d’expliquer comment on en est arrivé là. »
Djihadistes, tous les mêmes ?
Attention à ne pas mettre tous les djihadistes dans le même panier. Un mot qu’on entend et qu’on utilise beaucoup mais qui peut désigner des individus infiniment différents. Du petit jeune paumé qui prévoit de partir faire le jihad en Irak ou en Syrie, au terroriste ultra-organisé qui a commis un attentat meurtrier, il y a une marge. Dominique Many souligne la différence :
« Pour moi il est évident qu’il est plus facile de défendre quelqu’un qui n’a pas de sang sur les mains, comme mes clients : l’un avait été arrêté par les Américains dès son arrivée en Afghanistan et l’autre prévoyait d’aller faire le jihad en Irak mais n’y a finalement jamais mis les pieds. Le point commun qu’on peut trouver entre tous : une certaine forme de solitude et de détachement de la société. »
Malgré la variété des profils, tous les avocats retrouvent chez leurs clients ce sentiment d’isolement ou d’incompréhension. En réaction, il y a leur joie d’appartenir enfin à un groupe, d’avoir trouvé une fraternité autour d’idées communes. Maître Denis, qui nous a reçus dans son petit bureau du 16e arrondissement, a ressorti pour l’occasion un gros dossier rouge barré du prénom « Ifzal ». Il se replonge dans ses notes et se souvient de sa première impression lorsqu’il avait rencontré son client.
« Je tombe sur un gars adorable, vraiment charmant, pas du tout le djihadiste excité, ou le “ziva” de la cité. Non ! Un jeune homme cultivé, bac +2 ou +3, surtout très timide. C’est ce qui m’avait frappé le plus. On sentait tout de suite le jeune sorti de l’adolescence, qui ne devait pas avoir beaucoup de copains, pas d’amis et qui s’était fait complètement avoir ! »
« On sentait tout de suite le jeune sorti de l’adolescence, qui ne devait pas avoir beaucoup de copains. » / Crédits : Aurélie Garnier
L’avocat, plus habitué aux affaires de stup’ que de terrorisme, retrouve dans son dossier une citation écrite au feutre. Une phrase prononcée au tribunal par un autre jeune, jugé durant le même procès que son client, et qui l’avait profondément marqué.
« Pour la première fois de ma vie, j’ai ressenti une popularité, une estime de soi, une fierté. »
Comment défendre un djihadiste?
Il y a certains cas plus difficiles à défendre que d’autres. Maître Denis a pour sa part choisi de mettre l’islam et le jihad complètement de côté. Il a orienté toute sa défense sur le processus de recrutement sectaire, partant du principe que son jeune client, très influençable, aurait pu être recruté au nom de n’importe quelle cause.
« Il aurait tout aussi bien pu se retrouver dans l’extrémisme politique plutôt que dans l’islamisme radical. Pour moi, il s’agit avant tout de personnes faibles. Même ceux qui prennent les armes à un moment donné, c’est par faiblesse. Les frères Kouachi étaient des faibles pour moi, tout comme mon client. »
La plupart des avocats insistent donc sur l’endoctrinement et soulignent le rôle souvent crucial du gourou au sein d’un groupe islamiste. Mais comment faire lorsque son client est encore très admiratif de cette personne et qu’il refuse de rejeter la faute sur qui que ce soit ? Un problème auquel a dû faire face Maître Many.
« C’est difficile de trouver des circonstances atténuantes à quelqu’un qui assume ses actes et qui est encore très imprégné par la parole de son gourou. Mon client ne voulait surtout pas le mettre en cause. Lors du procès, c’était donc très tendu et je devais manœuvrer pour dénoncer l’emprise sous laquelle il avait pu être, malgré son refus de l’admettre. »
Des affaires sous haute surveillance
La défense se prépare dans un contexte particulier, sous l’œil omniprésent des médias. Une difficulté supplémentaire pour les avocats.
« Dans ce genre de cas, c’est toujours la présomption de culpabilité qui prévaut. J’essaie de travailler en rappelant que ce doit être l’inverse et en gardant du recul sur la situation. La priorité est aussi de protéger la famille de l’accusé qui est souvent très sollicitée par les journalistes. »
Apolin Pepiezep, docteur en Droit des affaires, a notamment appris à gérer ce genre de situation en 2012. Cette année-là, il est amené à défendre l’épouse de Jérémie-Louis Sidney, un homme présenté à l’époque comme le leader d’une cellule islamiste et abattu par le GIPN (Groupe d’intervention de la police nationale) chez lui à Strasbourg, sous les yeux de sa femme. Celle-ci est placée en garde à vue, soupçonnée de complicité.
« La situation était extrêmement délicate, je voulais la faire sortir le plus rapidement possible pour qu’elle puisse rejoindre ses enfants. On a réussi à obtenir sa libération au bout de cinq jours mais j’ai été obligé de mentir aux journalistes, qui étaient sur place du matin au soir et qui lui auraient sauté à la gorge dès sa sortie ! »
Me Pepiezep gagne du temps pour permettre à sa cliente de rentrer chez elle sans encombres, et n’annonce sa libération que plusieurs heures après. Dans l’affaire Nemmouche, il se garde bien de révéler aux journalistes qu’il est en contact très régulier avec ses proches pour éviter d’attirer l’attention sur eux.
La situation est encore différente quand l’accusé est sous contrôle judiciaire, mais toujours en liberté. Viennent alors les « sous-marins » et les équipes policières de surveillance rapprochée. Maître Many s’en souvient aujourd’hui avec amusement.
« Après un déjeuner avec mon client, je marche pour rejoindre ma voiture. Là, je vois une vingtaine de personnes qui sortent de plusieurs endroits en même temps, et se rassemblent devant le restaurant d’où je venais de sortir. Au bout de quelques secondes, j’ai compris que c’était les personnes chargées de sa surveillance qui faisaient un petit débrief ! »
Un autre jour, alors qu’il est en avance pour un rendez-vous, il assiste à l’installation de ce qu’on appelle le « sous-marin » : une camionnette équipée pour la surveillance qui sert de planque pour les policiers.
« J’avais le sentiment d’être avec des gens surveillés comme le lait sur le feu. Je pense qu’on me surveillait moi aussi à un moment, car il se trouve que les deux djihadistes que j’ai dû défendre la même année se connaissaient ! Je crois qu’on craignait que je fasse le lien entre les deux alors qu’ils s’étaient en fait connus en prison. J’y étais pour rien ! »
Des liens d’amitié avec leurs clients
Au fur et à mesure de leurs rencontres, des liens étroits se tissent entre les avocats et leurs clients. Comme le fait remarquer Maître Pepiezep, l’avocat représente souvent le seul soutien et la seule personne sur laquelle l’accusé peut s’appuyer, surtout lorsqu’il est déjà placé en garde à vue et interrogé par la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure). Tous les deux finissent par former une équipe soudée affrontant une énorme machine.
« En voiture avec un gars qui revenait de Guantanamo et un autre jihadiste, j’avoue que j’ai pas mal gambergé ! » / Crédits : Aurélie Garnier
« Vous avez en face de vous le procureur, le juge anti-terroriste, le ministre de l’Intérieur, des fois même le Premier ministre… D’un côté il y a tout ce monde, et de l’autre vous êtes juste tous les deux, vous et votre client. Naturellement, ça rapproche. C’est peut-être un défaut que j’ai, mais je finis souvent par m’attacher au client. »
C’est le cas avec Mehdi Nemmouche, auquel il a déjà rendu visite à Bruxelles, en « mettant le carburant dans (sa) voiture pour aller le voir ». Les nombreux entretiens et les déjeuners de Dominique Many avec ses clients ont également créé des liens très forts. Il se rappelle la fois où les deux hommes se sont croisés par hasard à son cabinet et ont proposé à l’avocat d’aller au restaurant tous les trois.
« Je me suis retrouvé en voiture avec un gars qui revenait de Guantanamo et un autre djihadiste, j’avoue que j’ai quand même pas mal gambergé ! J’ai envoyé un texto à ma femme en lui disant que si elle n’avait pas de mes nouvelles le soir, elle pouvait s’inquiéter ! »
Mais tout se passe bien. Lui qui voulait devenir prêtre quand il était jeune se voit offrir des Coran et des pâtisseries de la part des familles au moment du ramadan. Il reçoit aussi un colis d’un de ses clients qu’il hésite à ouvrir pendant quelques secondes, se demandant s’il ne devrait pas plutôt appeler les démineurs… Mais non, le colis est rempli de bonbons et de cadeaux pour les enfants de l’avocat. La complicité perdure même parfois jusqu’au procès. Maître Many se souvient des petits billets que lui et son client s’échangeaient pour se payer gentiment la tête du juge. Comme deux écoliers se moquant de leur prof.
Pour Maître Many, pas de colis piégé mais des pâtisseries et des Coran en remerciement. / Crédits : Aurélie Garnier
De quoi rendre la déception encore plus grande lorsqu’on apprend que son client a replongé.
« Alors qu’il avait été libéré, qu’il avait trouvé du travail, qu’il était devenu papa, j’apprends qu’il a été de nouveau arrêté et qu’il ne fait pas appel à moi pour être son avocat. Je me suis senti trahi. Naïvement, j’avais misé sur le fait qu’il ne recommencerait pas. J’avais fini par y croire et finalement je me rends compte qu’il avait déjà d’autres projets quand je le défendais. »
Si jamais il avait de nouveau à défendre un djihadiste, l’avocat s’est promis de prendre l’affaire avec beaucoup plus de recul. Un point crucial pour son confrère Apolin Pepiezep.
« On doit essayer de rester neutres. Même quand mon inconscient me pousse à poser des questions pour essayer de comprendre la personne, je dois me faire violence pour rester dans mon rôle d’avocat. »
Un rôle qui leur vaut souvent d’être très critiqués, voire menacés.
La cible des critiques
« Comment tu peux défendre ce genre de type ? » Un reproche qu’on leur a tous lancé au visage à un moment donné.
« On a tendance à associer l’avocat et son client. Oui, nous représentons le porte-parole de celui qu’on défend et ce n’est pas à nous de le juger. On ne prend pas son parti mais on n’est pas là pour le condamner non plus. Il ne faut surtout pas faire l’amalgame. »
De temps en temps interpellé dans la rue – « Tiens regarde, c’est l’avocat de Nemmouche ! » – Maître Pepiezep reçoit régulièrement des menaces par mail et des lettres anonymes. Il se garde bien d’en parler à sa famille pour ne pas trop les inquiéter et veut avant tout les protéger. Même chose pour Dominique Many qui prenait toutes les précautions pour que ses autres clients ne soient jamais au courant de son adresse privée, malgré ses liens étroits avec eux.
« Ça fait un peu peur quand on reçoit des menaces, avoue Maître Pepiezep. Mais c’est un risque qu’on prend quand on fait ce métier, surtout quand on fait du pénal. On doit donc apprendre à vivre avec. »
Et leur conscience ? Est-ce que les avocats s’en préoccupent lorsqu’ils défendent des djihadistes ? Pour Maître Many, certains cas doivent être difficiles à assumer. En 2008, au tribunal, il a rencontré Chérif Kouachi, l’un des auteurs de l’attentat de Charlie Hebdo. C’était un ami de son client, jugé lors du même procès qui mettait en cause la filière des Buttes-Chaumont.
« J’aurais pas supporté d’avoir été l’avocat de Kouachi après ce qui s’est passé. Lors du procès, il était à deux mètres de moi. Il me donnait juste l’impression d’être un gamin tête à claques. Jamais je n’aurais pu imaginer ce qui allait se passer… »
Les attentats de janvier dernier ont aussi fait réagir les familles des avocats. Apolin Pepiezep se souvient du premier appel qu’il a reçu ce mercredi-là.
« C’était ma mère. Elle m’a dit que si elle apprenait que j’avais encore défendu ce genre de personne, elle me renierait ! Je ne serai plus son fils. Et je sais qu’elle pourrait vraiment le faire… »
Même s’il a rassuré sa mère pour lui faire plaisir, il sait qu’il sera peut-être confronté de nouveau à un djihadiste à l’avenir. Un citoyen qui aura le droit, malgré tout, d’être défendu.
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