Calais, impasse des Salines. Placardés sur un portail, des extraits en arabe et en anglais de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Derrière la porte, des joueurs de dominos s’affrontent devant un groupe de Soudanais plus ou moins attentifs. 250 migrants environ, de toutes nationalités, se sont installés dans cette ancienne usine, devenue le plus grand squat de la ville.
Avec l’arrivée du froid, la plupart des tentes qui occupaient la cour ont été déplacées dans le hangar. Malgré l’hiver, les joueurs de dominos et des canapés usés jusqu’à la corde sont restés à l’entrée, devant l’ancien garage du gardien. Par habitude peut-être, mais aussi par nécessité : ce garage abrite la seule source de lumière décente du squat, branché sur le générateur. Ce dernier nourrit également une forêt de chargeurs de téléphones portables. Ceux des migrants qui habitent les lieux mais aussi de ceux qui sont de passage pour la journée.
Une histoire sans fin
Le squat Vandamme est né le 12 juillet 2014. Quelques jours plus tôt, 3 bâtiments squattés par des migrants venaient d’être fermés par la police. En réaction, des activistes se réunissent pour organiser la réouverture d’un lieu. Ils jettent leur dévolu sur cette ancienne usine de traitement de déchets ferreux. Maël Galisson, coordinateur de la Plateforme de services d’aide aux migrants, raconte l’idée de départ :
« On voulait mettre fin à cette chasse constante, que les migrants aient un refuge où se reposer. Mais aussi faire un lieu de vie où riverains et artistes pourraient se produire. »
A Calais, le nombre de migrants est estimé entre 2.000 et 3.000 personnes. 10% d’entre eux vivraient au squat Vandamme. La cour, immense, est sertie de murs d’enceinte de cinq mètres de haut qui donnent son surnom militant au lieu : « Fort Galloo ». Elles sont recouvertes de revendications en arabe, anglais et français. On aperçoit des toilettes de festival, fournies par Médecins du Monde. Pour les douches : six palettes surmontées d’armature en bois et entourées de bâches bleues flottent au vent.
Karim, le seul dans son groupe à parler anglais / Crédits : Antoine Louchez
En attendant l’Angleterre
Dans le hangar à cette heure du midi, les feux de camp saturent la pièce de fumée. Une cinquantaine de tentes occupent l’espace au milieu de câbles baignant dans la boue. Un punching-ball trône ici. Là, une vitre devant laquelle on se rase ou on se recoiffe. L’ancien réseau de fil électriques est reconverti en tancarville de fortune mais le linge peine à sécher.
Abdelazziz fait cuire quelques pommes de terre pour ses compatriotes soudanais. Le squat Vandamme est éloigné des points de départ pour la traversée vers Angleterre, alors ce migrant y reste le moins possible. Lui vit dans « la jungle », un camp à la sortie de la ville, à proximité de la rocade qu’empruntent les camions sur le point de traverser la Manche. Mais quand il est épuisé de courir après les véhicules, il vient se reposer ici :
« Dormir à la jungle est devenu très dangereux à cause du froid. En plus, il faut toujours trouver un moyen d’avoir de l’eau, souvent faire des allers-retours en ville avec des bouteilles. »
Au squat Vandamme, il peut recharger son portable, se laver ou nettoyer ses vêtements. Devant les douches, dans le froid de novembre, le tuyau sert surtout à la lessive ou à une toilette minimale.
Du provisoire qui devient durable
Dans le petit groupe présent ce jour-là, une grosse moitié avoue clairement avoir abandonné l’idée de rejoindre l’Angleterre. Mohammad est de ceux-là. Il a 24 ans, une coupe afro et son sourire laisse apparaître des dents du bonheur. Cela fait sept mois qu’il est arrivé à Calais :
« Je n’ai tenté ma chance qu’une fois en me planquant dans un camion. Mais je me suis fait choper par la police qui m’a tabassé. »
Il a décidé de demander l’asile en France. Le dossier traîne, est rejeté, passe en appel… Pendant que sa requête se perd dans les méandres administratifs, le Soudanais, lui, se perd à Calais. Il s’installe dans un premier squat aujourd’hui muré, rue Masséna. A Fort Galloo, il gagne une place à l’intérieur de la loge du gardien. Il survit grâce à la petite somme que lui verse l’Etat en tant que demandeur d’asile. De quoi lui permettre de cuisiner et de ne plus dépendre des distributions de repas organisées par les associations :
« On doit attendre plus d’une heure dans le froid. Ici, au moins, je suis chez moi, personne ne me dit à quelle heure je dois manger ou sortir. »
L'entrée du squat Vandamme / Crédits : Antoine Louchez
Lost in translation
Oumar, 25 ans environ, surgit de la tente derrière nous. Propre sur lui, vêtements flambants neufs, ce Syrien fait un peu tâche dans le décor. « Tout est tellement compliqué ici ! » attaque ce jeune homme issu d’un milieu plutôt aisé. Biologiste et traducteur dans son pays, il a fui l’Etat Islamique. Quand il a constaté la situation à Calais, il a tout de suite revu ses objectifs et souhaite désormais retourner à Paris.
Mais il est coincé :
« Cela fait des jours que j’essaie de changer mon billet de 500 euros. Aucun commerce ne veut l’accepter et les banques ne veulent pas le changer, sous prétexte qu’il faut avoir un compte en banque chez eux. J’ai de l’argent, mais je ne peux rien acheter, comment est-ce possible ? »
Il me raconte qu’il a même failli en venir aux poings avec le chauffeur de taxi qui l’a amené près du squat. Je m’étonne de ce moyen de transport onéreux alors que la gare est à 15 minutes à pied.
« Tu ne te rends pas compte, comment je fais pour me repérer ? »
Plus tard, je tente d’expliquer à deux gamins de 13 ans où les mineurs peuvent trouver de l’aide à Calais. Mais comment donner une adresse à des gens dont les seuls points de repères sont la distribution de repas et le squat, qui ne parlent pas la langue et qui auront peu de chance de trouver un interlocuteur ?
Vols et tensions communautaires
« Nous vivons comme des animaux, personne ne devrait être ici », lâche Mohammad, en soufflant sur les braises. Les migrants ont renommé le squat Vandamme « Krhaba », un mot arabe que l’on pourrait traduire par poubelle. Fort Galloo a acquis une mauvaise réputation. Ahmed, un migrant qui connaît bien la ville, préfère dormir sur les marches d’une église, près du port, avec quelques compatriotes syriens :
« Déjà entre nous, c’est très compliqué pour ne pas te faire piquer tes fringues ou ton duvet. Alors à Krhaba… »
Mohammad renchérit :
« Ici, ni toi, ni moi, nous ne sommes en sécurité. Si quelqu’un décide de te planter ou de te voler quand tu dors dans une des tentes que pourras-tu faire ? »
Ce Soudanais évite de trop se mêler aux autres :
« Nous les Noirs, on est des gens tranquilles. Mais les Égyptiens et les Marocains se battent tout le temps quand ils ont bu. »
Les migrants se regroupent la plupart du temps par nationalité. Ils arrivent à Calais et croisent très vite un compatriote qui lui indique son campement. Dans la cour du squat, la ségrégation spatiale saute aux yeux. Une cabane abrite les Érythréens. Un préfabriqué, les Syriens. Dans les loges, il y a la chambre des Marocaines. Le hangar accueille en majorité des Soudanais, mais des espaces sont réservés aux Afghans d’un côté et aux Égyptiens de l’autre.
Oumar le Syrien s’amuse des problèmes de communication avec Karim, son ami égyptien :
« Nous parlons tous les deux la même langue. Mais nous devons utiliser l’anglais pour nous comprendre car Syriens et Égyptiens ne parlent pas le même arabe. »
Karim constate que l’inégalité de traitements entre nationalités pour les demandes de visa attise les tensions. Sabrina, une Calaisienne au visage taillé à la serpe, apporte régulièrement de la nourriture et des vêtements à un groupe de Soudanais avec qui elle s’est liée. Les militants associatifs la voient d’un mauvais œil :
« Ils m’accusent de créer des tensions entre les migrants. »
Le hangar du squat dans la fumée / Crédits : Antoine Louchez
Mieux que rien
Un temps hébergé par le Samu à Arras, Mohammad le Soudanais a préféré revenir à Calais, malgré les conditions de vie très dures au squat Vandamme :
« Ma place est ici, j’y ai mes amis. On peut compter les uns sur les autres. »
En cette saison, les migrants ont besoin d’un lieu pour se protéger du froid. Mais pas seulement. « Les gens ne veulent pas de nous à Calais ! » s’énerve Karim qui en a gros sur le cœur :
« J’ai vu une voiture renverser un migrant à vélo et lui faire un doigt d’honneur ! »
Mohammed énumère des faits divers du même acabit. Un de ses amis dort à l’hôpital après s’être fait « tabasser par derrière » par des locaux. Un autre « ne marchera plus jamais comme avant » depuis qu’il a été renversé par un camion. Il confesse avoir peur de subir le même sort.
Karim, traits fins et bouc proprement taillé, est le seul à parler anglais parmi le groupe d’Egyptiens. Tous viennent de se réfugier ici après avoir vécu dans un squat rue Blériot, une petite maison qui donne sur une rue très exposée à Calais.
« Les gens nous regardaient bizarrement. Les voisins se plaignaient tout le temps à la police que nous faisions du bruit. »
Alcool et coups de sang
Sabrina, la Calaisienne qui vient régulièrement rendre visite à ses anciens voisins soudanais, quadrille le squat avec ses deux filles adolescentes. Elle est à la recherche des deux gamins qu’elle a hébergé hier et qui lui ont piqué des portables et des tablettes. Cette mère célibataire regrette le temps où ses amis soudanais vivaient au squat Masséna, la rue où elle habite. Du nouveau lieu, elle critique la taille, le mélange des nationalités, les bagarres récurrentes.
Cet après-midi, le soleil laisse paraître quelques rayons. La grande majorité des migrants sont partis à la recherche d’un camion pour traverser. Comme Karim, capable de marcher plusieurs heures pour dégoter un spot où il ne souffrira pas de la concurrence d’autres migrants, ni de la présence de la police. D’autres sont simplement sortis pour prendre l’air. Au squat Vandamme, il reste ceux plombés par l’inertie. Certains jouent aux cartes, aux dominos ou écoutent de la musique autour d’une tablette. Beaucoup ont une canette de bière à la main. Quelques cadavres traînent sur le sol. Sabrina décrit :
« Ça fonctionne comme une épicerie. Il y en a un qui achète en gros à l’extérieur et qui revend au détail à l’intérieur. »
Sami, un ancien de Masséna, vient lui faire une accolade, titubant d’ivresse. Tim, militant No Border britannique qui vient à Calais depuis sept ans le reconnaît :
« L’alcool est un problème dont nous n’avons jamais réussi à nous débarrasser. On n’est pas en mesure de menacer le mec d’expulsion. Si ça se fait, ce doit être leur décision. »
On me parle de Youssef, un Marocain ténébreux que j’ai croisé à plusieurs reprises, dont une fois le nez en sang et le visage marqué par les coups. Sabrina raconte :
« La dernière fois, il a sorti un couteau pour que je lui file des clopes. Puis il a agressé des gamins. »
Les pompiers viennent déjà tous les jours. « Ça finira avec un mort », assure Sabrina.
Peur sur la ville
Ces bagarres nourrissent le ressentiment et la peur des Calaisiens. « Regardez-moi ça », s’exclame Martine*, alors qu’un Soudanais entre au squat avec un pack de bière. Elle attend la fin de sa pause déjeuner dans sa voiture sur le parking de l’entreprise voisine. :
« On était là avant. S’ils veulent qu’on les respecte… Il faut voir comment ils se comportent ! »
Les bagarres, les déchets en vrac, les vêtements qui flottent au vent, elle ne supporte pas. A-t-elle déjà passé le portail ? « Qu’est-ce que j’irais y faire ? » Un peu plus loin, au détour de l’impasse où les migrants se réunissent régulièrement pour capter Internet, une jeune fille rase les murs. Elle revient du collège.
« Avec toutes les histoires de viol, ma mère m’a interdit de sortir quand il fait nuit. »
Ces rumeurs courent depuis des mois à Calais. Fantasme pur ou faits avérés ? La police a refusé de m’éclairer.
Au squat Vandamme, en attendant l'Angleterre / Crédits : Antoine Louchez
Les militants sont impuissants
Né cet été d’un mouvement citoyen, le squat devait être un lieu de vie, politisé et avec des activités sociales. « Cela avait bien pris au début », avance Maël Galisson. Mais le souffle des premières semaines est retombé. Si quelques militants viennent nettoyer, aider déci delà ou tenter d’organiser quelques ateliers d’information, le squat est hors de contrôle « C’est difficile de gérer un lieu au quotidien quand les types te disent “inch’allah, demain je serai en Angleterre” », reconnaît Tim. « Il n’y a personne pour gérer. On finit toujours par trouver un interlocuteur mais ça n’est jamais le même », déplore Martine Devries, responsable de mission Migrants du Littoral pour Médecins du Monde. L’ONG ne vient plus que quand quelqu’un les appelle. Leur engagement à fournir et entretenir les sanitaires leur reste en travers la gorge. Coût de l’opération : 10.000 euros par mois, à cause du passage quotidien d’un camion de nettoyage.
« On ne peut pas leur retirer. Mais on ne pensait pas que le squat durerait aussi longtemps. On cherche en ce moment une solution pour réduire ces coûts. »
Natacha Bouchard, la maire UMP de Calais vise, elle, le « zéro squat » dans sa ville. Après plusieurs appels, l’expulsion du Fort Galloo a été prononcée par le tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer le 24 octobre dernier, à une semaine de la trêve hivernale.
Une décision que le préfet, Dennis Robin, n’a pas appliquée. Les associations locales estiment que l’avenir du squat dépendra de la capacité d’accueil du futur centre pour migrants que le gouvernement doit ouvrir au mois de janvier.
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