J’entre dans le restaurant de la Rive-Nord où on a rendez-vous et je le repère tout de suite, assis au fond, le dos au mur. Patrice est pourtant à mille lieues du cliché du policier : pas de moustache, pas de bedaine, aucune ressemblance avec le sergent Bigras, figure iconique de RBO. Cheveux courts, look bon chic bon genre, visage ouvert, la cinquantaine. Patrice ne cadre pas non plus avec l’image que je me faisais d’un agent double, d’ailleurs : pas de tatouages, pas de manteau de cuir, pas de regard nerveux. Bref, un gars comme tout le monde, dont le métier a pendant longtemps été de se faire passer pour ce qu’il n’est pas.
Je ne sais pas si c’est parce que je connais son métier, mais je me dis que ce gars-là doit bien passer partout : il troque ses lunettes pour des verres de contact et hop, il est transformé. Il se laisserait pousser les cheveux, et bang, on le reconnaîtrait à peine. Il change de vêtements et peut se faire passer pour un white trash d’Hochelaga ou un kingpin de St-Léonard. Un policier caméléon.
Pendant plus de 10 ans, Patrice a été undercover :
« Quand t’es agent double, t’as tout le temps l’air d’une vidange ! À un moment donné, tu oublies même que tu es policier. »
« Bureau des agents doubles j’écoute ? »
Patrice a accepté de bonne grâce de me donner une entrevue, mais il ne comprend pas trop ce qui me fascine dans son ancien métier d’agent double. Pour lui, piéger des motards avec des micros cachés, acheter de la drogue dans des bars de danseuses, se faire passer pour un criminel durant le jour avant de retrouver sa blonde et sa vie tranquille le soir, c’est business as usual.
« Prends les bureaux où sont regroupés les agents doubles par exemple : enlève tout ce qui est beau dans les films, les belles filles et les beaux décors, pis ajoute du beige années soixante, pis c’est ça ! »
Une fausse compagnie dans un building anonyme de Montréal où les 007 de la métropole se réunissent avant de se disperser dans la ville selon leurs assignations.
« Personne ne sait où c’est, même pas les autres policiers. Mais sérieusement, c’est pas glamour pantoute! »
Pourtant, dans les histoires qu’il me raconte à condition que je change certains détails pour éviter qu’on puisse le reconnaître, le danger et les risques s’entremêlent et l’anonymat est plus important que tout. Maintenir sa double identité, ça peut être ce qui fait la différence entre vivre et mourir. Tsé, just another day at the office.
La garde-robe à crottés
L’infiltration et la vie d’agent double, Patrice y a atterri un peu par hasard : à sa sortie de l’école de police, il est embauché dans une petite ville du Québec où il ne connaît strictement personne :
« Je savais même pas où c’était sur la map. »
Première journée, le directeur vient voir le p’tit nouveau : « Tu connais personne, tu viens d’arriver, ça te tente-tu d’être agent double ? » Intrigué, Patrice accepte tout de suite et le directeur l’amène se choisir des habits dans la « garde-robe à crottés », mis à la disposition de tous les agents doubles du poste. « C’était une armoire remplie de chandails de loup et d’autres vêtements laittes pour se faire passer pour des pas propres ! » se souvient Patrice en rigolant.
« Je le savais pas, mais c’était un striker des Hell’s. » / Crédits : Urbania
Patrice enfile son déguisement d’Halloween d’agent double et se crée un personnage de jeune cool qui veut acheter de la drogue. Sa mission, acheter de la coke dans un bar appartenant au crime organisé :
« C’est facile quand t’as été élevé en ville. Mettons que je savais déjà comment acheter du crack dans un bar. »
De toute évidence, Patrice est doué et le chandail de loup lui réussit bien : en quelques semaines, il devient l’ami d’un des piliers du bar en question. « Je le savais pas, mais c’était un striker des Hell’s. » Un striker, c’est le prochain à porter les couleurs du club. Habits de crotté sur le dos, il lui achète de la drogue à plusieurs reprises, prend des notes, rapporte le tout au poste.
« Un mois ou deux après, mon infiltration était terminée, j’étais retourné comme patrouilleur, dans les rues de la petite ville, en uniforme, pis toute. Et je l’ai croisé, au volant d’une auto. Je savais qu’il n’avait pas de permis de conduire, il me l’avait dit ! Faque je l’ai arrêté. Sa face valait 1.000 piastres quand il m’a reconnu ! »
Des contacts ont informé Patrice que ça aurait pu mal virer : « Ma tête a été mise à prix. J’ai eu une filature de la SQ jusque chez nous » me dit-il, sur le ton de la conversation, comme s’il me racontait qu’il était arrivé en retard à une réunion importante au bureau. « Mais finalement, ceux qui voulaient me tuer se sont fait tuer par leurs propres gars. » Ahhh ! Tout est bien qui finit bien, un vrai conte de fées.
Incognito, bien dans ma peau
On vient de commander nos burgers. Je suis face au mur, lui a vue sur la salle entière. Je vois le regard de Patrice obliquer vers les gens assis derrière moi. S’il avait été en filature ici, qui aurait-il remarqué en premier ? « Le gars avec la casquette, j’aurais allumé sur lui parce qu’il ressort. Il ne se fond pas dans le décor. C’est ce que tu apprends quand t’es agent double : faut que tu te déguises pour passer inaperçu. Dans le fond, être agent double ou faire de la filature, c’est l’art d’avoir l’air de rien. Il faut jouer avec les perceptions. Tu prends les codes de ce qu’a l’air un policier et tu les revires. »
(img) « Tu t’inventes une vie, sans rien exagérer. »
Il a aussi développé d’autres déformations professionnelles avec les années : « Je passe mon temps à regarder dans mon miroir en auto, pour repérer les voitures. Je remarque, sans le vouloir, celles qui me suivent pendant longtemps. C’est plus fort que moi, je réfléchis comme ça ! Pourquoi le gars assis au bar me regarde, pourquoi un tel a l’air stressé tout à coup? Quand on va au restaurant, ma blonde me force à m’assoir dos à tout le monde, sinon je ne la regarde pas du repas ! »
Maintenir son anonymat, ça ne vaut pas seulement quand on fréquente les crottés : « Tu racontes pas que t’es agent double à monsieur-madame tout le monde, c’est sûr. Mettons que t’es dans un banal tournoi de hockey pis qu’un de tes amis s’échappe en jasant avec l’équipe adverse. Pis qu’il y a un sympathisant des Hell’s dans l’autre équipe… Tu sais jamais comment ça peut rebondir. »
« Alors, tu t’inventes une vie, sans rien exagérer. La meilleure technique, c’est de se trouver une job qui intéresse personne. Moi, je disais souvent que j’étais concierge dans une école secondaire. Y’a personne qui te pose des questions sur une job comme ça. Mais ma blonde haïssait ça, elle trouvait que j’avais l’air loser ! »
De crotté à prof d’université
Patrice se foutait bien d’avoir l’air d’un loser auprès des amis de sa blonde. Il pouvait se reprendre durant ses affectations. « J’ai eu différents personnages. Pendant longtemps, je faisais semblant d’être professeur d’université. J’avais des pièces d’identité legit, pis toute. Ça t’aide à construire ton attitude, ça te donne une contenance, une identité. Mais les props et les déguisements, c’est surtout pour te donner confiance à toi. »
De la confiance en soi, ça lui en a pris pour entrer dans un café de Montréal où s’étaient attablés deux hauts placés des Hell’s avec leurs gardes du corps. L’un des deux est encore aujourd’hui en liberté et très influent dans les groupes criminalisés et l’autre vient tout juste de plaider coupable à quelques dizaines d’accusations de meurtre. Des voisins de table charmants.
Personne autour d’eux, des tables libres plein le café. Pourtant, Patrice va s’asseoir juste à côté d’eux. « Mon cœur battait tellement vite. J’ai sorti mes affaires, étendu mes livres sur la table, sorti mes piles d’examens à corriger. J’ai vu les gardes du corps se raidir, regarder Cazzetta et Ouimet. Qui m’ont regardé. Longuement. Pis ils ont fait un signe, du genre “C’pas grave, yé pas dangereux.” J’avais pas l’air menaçant, avec mon look de prof à lunettes. Mais je prenais des notes de tout ce qu’ils disaient ! »
L’habitat naturel des Hell’s
Les motards, Patrice connaît bien. Leur habitat naturel aussi :
« Ils font leurs affaires dans des bars de danseuses, en après-midi. Mettons que tu peux pas débarquer là du jour au lendemain. Faut qu’ils se fassent à ta présence, que tu deviennes un habitué. »
« J’avais pas l’air menaçant. Mais je prenais des notes de tout ce qu’ils disaient ! » / Crédits : Urbania
Et pour passer inaperçu, mieux vaut porter presqu’aussi peu de vêtements que les danseuses: « Les danseuses sont là pour te checker, ce sont les Hell’s qui contrôlent leurs agences de placement : quand elles te collent, elles vérifient surtout si t’es armé ou si tu caches quelque chose sous tes vêtements. Si t’as un micro ou un gun, elles vont le trouver. Moi, quand j’y allais, je me mettais en short pis en camisole, avec des gougounes. Ils pouvaient pas me soupçonner. Mais ça veut dire que je ne pouvais pas porter d’arme. Honnêtement, j’ai toujours trouvé que c’était plus dangereux qu’autre chose, d’avoir une arme : si tu te fais pogner avec un gun ou un micro, là, ta vie est vraiment en danger. »
Même sans micro, sans revolver et en camisole, Patrice a eu chaud : une taupe du service de police a déjà mis sa vie en danger. Un haut gradé du crime organisé a été remis en liberté avant son procès. « La taupe lui vendait des informations pendant que MOI j’étais dans le bar au quotidien, undercover. La taupe a mis ma vie en danger. Ça, ça m’a donné un choc quand je l’ai appris. Ces gars-là, ils commettent des meurtres. »
C’est juste un jeu… dangereux
C’est l’une des rares fois dans l’entretien où je ressens la peur de Patrice. On peut dire qu’il est d’un naturel plutôt… calme et détendu. « Oui, parfois, c’est terriblement dangereux, mais tu ne réalises pas le danger. La majorité des agents doubles réagissent comme ça. J’étais relaxe », me dit-il, sourire aux lèvres.
« Je considère que mon travail était moins dangereux que celui des patrouilleurs en uniforme. Quand t’es un patrouilleur, t’es une cible. Tout le monde sait tu es qui, mais toi, tu ne sais pas à qui tu as affaire. Alors que quand tu es un agent double, c’est sûr que tu es avec des gens dangereux, mais tu as l’avantage. Ils ne savent pas t’es qui, alors t’as une chance de pouvoir t’en sortir si ça tourne mal. »
« Quand t’es un agent double, ajoute-t-il, t’es l’outil des enquêteurs. Ton travail, c’est d’être avec des gens qui commettent des crimes : chaque jour, leur business, c’est de commettre des crimes. Il faut que ce soit un jeu pour toi, sinon la pression est trop forte. »
C’est un jeu auquel les agents doubles ne gagnent pas tout le temps : « C’est sûr qu’un agent double qui se fait brûler, c’est pas drôle. J’ai un collègue qui a été séquestré pendant 45 minutes par des gars des gangs de rue. Ils l’ont battu sévèrement. Ils pensaient qu’il était policier : ils avaient un feeling, sans plus, même pas de certitude. Mais il n’a jamais laissé tomber sa couverture, malgré les coups. Il n’a pas avoué. C’est sûr que c’est un risque que tu prends. »
Et c’est quand ça devient un jeu trop sérieux que ça peut déraper : « J’ai déjà volé une auto pour y mettre un micro. C’est sûr que c’est un thrill. Mais faut pas se prendre trop au sérieux. C’est juste une job. Si tu te mets à trop te croire quand tu joues au gangster, c’est là que ça commence à devenir problématique. Ça peut affecter ta vie personnelle. Le taux de divorce chez les agents doubles est plutôt élevé. Disons que quand tu racontes ta journée à ta blonde, des fois, elle ne comprend pas trop. » Effectivement, les conversations autour du souper doivent parfois prendre de drôles de tournure. Ça clash avec le quotidien de la majorité des gens.
« Personne peut vraiment comprendre, en dehors de l’équipe. Quand tu dis Ah chérie, j’ai passé la journée dans un bar de danseuses, pis on s’est fait tirer dessus, mettons que c’est pas mal intense comparé à la sienne. Alors t’en parles pas trop. »
Patrice a fini par changer de vie : il est toujours policier, mais ne fait plus d’infiltration ni de filature. Exit les chandails de loup et les bars de danseuses l’après-midi. Il n’a même plus de raison de se dire concierge pour éviter d’être obligé de jaser avec les amis de sa blonde… toute bonne chose a une fin, faut croire.
- Le nom et certains détails de l’histoire de Patrice ont été modifiés afin de préserver son anonymat.
Du deep web aux cimetières d’anonymes en passant par les dons d’organes et Réjean Ducharme, nos partenaires d’Urbania font très fort avec ce spécial anonymat spécial automne. Au programme, deux fois plus de pages pour vous offrir deux fois plus d’histoires.
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