Amsterdam – du 15 au 19 octobre. La capitale des Pays-Bas accueille pour la 18e année consécutive l’“Amsterdam Dance Event (ADE)”:http://www.amsterdam-dance-event.nl/live/ , un festival de musique électronique. Au programme, 2.200 artistes répartis sur plus de 300 événements qui attireront près de 350.000 clubbers et de l’argent. Beaucoup trop d’argent à mon goût. Les shows sont loin d’être donnés puisqu’il faudra débourser entre 20 et 50€ pour accéder aux grands noms de la techno. Mais qu’importe, puisqu’ils sont destinés à une démographie bien précise : globalement jeune, blanche et privilégiée.
Les serveuses du ADE édition 2013 / Crédits : Flickr CC
L’année dernière, j’avais naïvement dépensé une petite fortune pour aller voir Âme, Jamie Jones ou Nina Kraviz. Espaces pauvres, blindés au maximum d’un bétail un poil agressif. J’ai dû subir une surveillance permanente, systèmes de jetons relou et une monétisation poussée à l’extrême. Une ambiance somme toute assez proche du salon de l’agriculture (la drogue en plus) : on ne m’y reprendra plus.
Mais tant pis, après tout, si les soirées sont des arnaques car, comme le rappelait l’an passé « I amsterdam », l’organe de com’ de la ville qui a la mauvaise habitude de laisser trainer son affreux logo dans des endroits inopportuns, ADE est avant tout une affaire de business dédiée aux professionnels la musique. C’est là que se rencontrent labels, promoteurs, propriétaires de clubs et sponsors pour discuter d’une industrie qui pèse entre 15 et 20 milliards de dollars. D’ailleurs, un simple coup d’œil à la liste des partenaires donne une bonne idée de la machine économique qui se cache derrière cet événement festif, et confirme mes soupçons.
La fête est désormais côté en bourse
Il y a longtemps, en fait, que la Venise du nord – une ville de marchands, donc – a compris le potentiel pécuniaire que représente la musique électronique. L’économie du festival y a été développée depuis les années 90 par ID&T, l’entreprise à l’origine d’évènements comme Sensation, Mystery Land ou Tomorrowland (plus de 360.000 visiteurs rien que pour ce dernier).
Cette entreprise estimée à 136 millions d’euros lors de son rachat par l’Américain SFX (cotée en bourse), est étroitement liée à la rénovation récente de la tour Shell sur la rive Nord d’Amsterdam, dont elle occupera quatre étages. L’ayant rebaptisée ‘A’DAM’ pour faire plus cool, ID&T ambitionne de faire de la tour « la Mecque de la Dance », selon l’un des initiateurs du projet estimé à 32 millions d’euros . Une histoire de gros sous, donc. Quand je vois que certains collectifs organisent des soirées dans cette même tour en invitant de jeunes clubbers « révoltés » à « protester contre l’Establishment », je ne sais plus trop s’il faut rire ou pleurer…
La municipalité rave de gentrification
Sous ses airs faussement subversifs, la scène techno d’Amsterdam est désormais pleinement intégrée aux politiques de développement urbain. La stratégie est inspirée du très libéral Richard Florida et de ses théories controversées sur la « ville créative » : valoriser la « tolérance » et une certaine liberté culturelle pour attirer la fameuse « classe créative », ces yipsters (yuppies + hipsters) créateurs de richesse qu’il faudrait retenir à tout prix.
(img) Le fameux Trouw à Amsterdam
Ainsi, la municipalité a bien compris l’attrait de la culture rave auprès des easyjet-setters, férus d’une musique qui n’a plus d’alternative que le nom. Lorsqu’elle a, en 2013, enfin autorisé Trouw , le temple techno local qui tente désespérément d’imiter le Berghain, à bénéficier d’une licence pour organiser des soirées de 24h, c’est pour une raison bien précise… On dira que je suis cynique, pourtant le propriétaire du lieu le dit lui-même :
« Le nouveau maire, qui a pris ses fonctions il y a un an, est pragmatique. Il veut être sûr qu’Amsterdam ait une économie de 24h qui puisse rivaliser avec Berlin, Londres et d’autres villes créatives. »
L’aventure du lieu prendra d’ailleurs fin dans quelques mois. Ses locaux seront transformés en une vaste résidence étudiante (la rénovation est estimée à 60 millions d’euros ). Trouw aura rendu un quartier qui n’avait avant cela rien de bien sexy à offrir plus attractif auprès des jeunes. Si je doute que ces détails soient précisés dans le livre-bilan bientôt vendu par le club sur le club , le plus haut fait de gloire de Trouw restera bien d’avoir largement contribué à la gentrification du quartier.
La techno en guise de karcher
Car, mieux encore que d’attirer les touristes bohêmes (ou « touristes post-tourisme »), les sous-cultures urbaines permettent également de recycler à peu de frais des quartiers dont on ne savait plus trop quoi faire. En transformant l“’ancien chantier naval NDSM-werf”:http://www.ndsm.nl/ en zone de loisirs consommables pour les explorateurs urbains amateurs de béton et autres têtes créatives friandes de graffitis, le gouvernement d’Amsterdam assure le développement économique de la rive Nord.
Vidéo Un clip d’opposants au projet MediaSpree
Ses gigantesques hangars accueillent maintenant régulièrement des raves surtarifées. Ironiquement, c’est bien la « contre-culture » qui, pilotée par la mairie, permet aujourd’hui de nettoyer progressivement cette zone post-industrielle longtemps laissée à l’abandon, lieu de trafics en tous genres.
L’augmentation récente des loyers n’a d’ailleurs pas manqué de faire grincer des dents une partie des résidents plus anciens et des artistes fauchés qui y vivaient jusqu’alors, mais après tout, business is business : à la façon des bords de la Spree (haut lieu du clubbing à Berlin) qui accueillent maintenant les sièges de MTV et d’Universal (le tristement célèbre projet Mediaspree ), NDSM héberge désormais les locaux de Red Bull, Nickelodéon et… MTV (le moins connu Mediawharf ) !
Quais pourris, techno, MTV : la boucle est bouclée.
La Boule aux platines / Crédits : Flickr CC
La musique peut-elle encore être contestataire ?
Si le tournant commercial pris par la techno n’est ni récent, ni inattendu – les autres courants musicaux sont passés par là – son intégration dans des politiques de développement urbain et ses liens croissants avec la gentrification sont en revanche plus surprenants. A l’heure des « villes créatives » où les contre-cultures sont devenus des atouts marketing et les clubs autant d’actifs au sens comptable du terme, où la vie nocturne est désormais au centre de la concurrence acharnée entre capitales européennes, je me demande si la techno a encore un quelconque potentiel contestataire ou subversif.
Vidéo Pour se mettre dans l’ambiance du papier
A Amsterdam, après tout, le festival n’est rien d’autre qu’un business model ; la techno et la house des produits ; les labels et leurs DJs des marques mises en avant par la ville pour appâter la « Techno Jet-Set ».
La culture club trouve ses origines dans les milieux pauvres des communautés noires et queers de Detroit et Chicago. Elle a ensuite été récupérée en Angleterre et en France par la classe populaire à l’époque des free parties. Didier Lestrade, ex-chroniqueur de la culture techno et fondateur du magazine Tetu le raconte avec nostalgie :
« Avant, la musique était foncièrement politique. Elle était l’outlet définitif de la contestation sociale parce qu’elle a toujours eu un pouvoir d’identification beaucoup plus important que d’autres arts comme le cinéma ou la littérature […]. C’est elle qui permettait de se rencontrer, de créer une identité forte. »
Mais le néolibéralisme est passé par là. Dois-je donc croire Didier Lestrade quand il affirme que cette époque est révolue et qu’au-delà de la techno, c’est la musique en général qui a perdu sa dimension contestataire ; qu’elle « ne sera plus jamais le vecteur du changement social » ?
Le fils de Sarko se cache sur cette photo : saurez-vous le retrouver ? / Crédits : Flickr CC
Pour le plaisir de la foule
Pendant l’Amsterdam Dance Event, plutôt que de payer 50 euros pour être parqué comme un veau dans un hangar surpeuplé, à me faire pourrir les oreilles par un soundsystem mal réglé, j’irai dans une free party à l’ancienne. De celles qui s’organisent dans une forêt ou sous un pont. Je ne verrai pas Nina Kraviz, ou Steffi, mais je serai sûr d’une chose : que les organisateurs n’auront pour motivation que leur bon plaisir, celui de la foule et le mien. Et surtout que mes pas de danse, loin de ces hangars surfliqués, de leurs queues pour accéder aux toilettes et de leurs bouteilles d’eau payantes, ne rapporteront rien à personne mais resteront parfaitement vains, absolument improductifs : une marche futile dans le vide, des foulées dédiées au néant.
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