Une main fine aux ongles vernis de motifs floraux vient subitement me tirer de mes réflexions, malaxant mes testicules à travers mon pantalon. C’est que je me trouve dans ce que les pragmatiques, les vulgaires et les nostalgiques appellent encore un bar à putes. Mais au Cambodge, où les gens sont polis et réservés, on parle plutôt de bar à filles. Quant aux filles qui y travaillent, on les affuble de sobriquets divers, girlfriend étant le plus répandu.
Girly bars
Je suis assis dans un girly bar de la rue 136. Avec la rue 104 parallèle et éloignée de six pâtés de maisons, cette petite artère réunit une grande quantité de ces estaminets exigus et bâtis autour de longs comptoirs. Ils baignent tous dans une atmosphère sombre qu’électrisent les néons aux couleurs des bières locales.
Cash-cache
Des centaines de filles y accueillent les clients, des étrangers et des touristes principalement. La plupart de ceux-ci logent dans les nombreux guesthouses avoisinants, faisant de ce quartier central qui longe les eaux brunes du Tonlé Sap – un confluent du Mékong – un lieu nocturne vibrant où l’on ne compte plus les restaurants bon marché, les salons de massage, les rooftops et les salles de billard H/24. Et pourtant, il y a tout juste 12 ans de cela, il n’y avait ici que routes cahoteuses et infrastructures chaotiques, car le pays sortait avec peine d’un monstrueux conflit. La paix revenue, ce sont des armées de visiteurs qui purent alors prendre la place, un Lonely Planet à la main. Avec, en queue de bataillon, ceux qui préfèrent visiter les jeunes filles plutôt que les temples d’Angkor : les touristes sexuels.
Au fait, la jeune fille qui me tripote s’appelle Athéa. Et afin de m’irriguer le cerveau, j’ai éloigné sa main de mon érection molle de gêne. Elle rit et j’esquive en acceptant de lui payer un verre : vodka-soda-lime. Dans son anglais qui me rend satisfait du mien, elle inaugure notre relation : « You handsome. Me love you so much. Me boom-boom you a lot. » En onze mots et deux onomatopées, Athéa vient de me faire comprendre pourquoi des gars qui ne scorent jamais chez eux traversent la moitié du monde avec toutes leurs économies en poche : c’est facile et on se sent désiré.
Backpack et ONG
Ma nouvelle conquête nous commande deux verres sur lesquels elle touche une commission de 1,50 dollar, somme dérisoire qui équivaut au revenu quotidien d’un Cambodgien sur trois. J’en profite pour entamer une conversation avec mon voisin de comptoir. Jason est un beau poupon d’à peine 30 ans qui doit peser trois fois le poids de la fille assise sur ses genoux. Imberbe, il est plutôt mignon avec ses joues trop rondes sous sa casquette des Oilers, mais l’embonpoint n’est pas un atout dans les beach partys en Alberta. « Ici, les filles sont gentilles avec moi. Je suis timide, mais ça ne les gêne pas. On a du fun. » Il revient au Cambodge chaque année depuis quatre ans pour travailler comme volontaire dans une ONG en région. Et dès qu’il est dans la capitale, il aime se divertir dans les girly bars :
« La première fois, ça arrive sans que tu t’en rendes compte. La fille est jolie et sympathique. Tu passes une bonne soirée avec elle. Avec l’alcool et le désir, tu finis par la ramener dans ta chambre d’hôtel. Et le matin, tu te retrouves à devoir lui payer quelque chose. C’est pas plus compliqué. Et du coup, tu y retournes. »
Un jeu de séduction artificiel auquel il est donc aisé de succomber pour le backpacker qui traverse l’Asie seul et avec un budget. Après avoir mangé du riz frit pour 3 dollars et bu trois bières pour le même prix, il peut ramener une fille dans sa chambre à 10 dollars et coucher avec elle pour 25. Sans avoir eu à franchir la porte d’un bordel ou à dealer avec un pimp. Et avec, en prime, le vague sentiment d’avoir vécu une romance. Pour une heure, pour une nuit, parfois pour toujours.
Girlfriend professionnelle
In da club / Crédits : Urbania
J’ai rendez-vous au Sharky’s, une immense taverne qu’on croirait tout droit sortie d’un film américain sur la guerre du Vietnam avec ses drapeaux sudistes sur les murs et son requin en plâtre au plafond. Peter* , un quadra allemand à l’élégance décontractée, gagne sa vie en organisant des événements de la vie nocturne phnompenhoise. Ce soir-là, un concert de dub auquel les westerners présents ne prêtent qu’une oreille inattentive, trop occupés à téter la Bud locale en compagnie de jolies Khmères.
Peter est accompagné de sa girlfriend, Vichara, la jeune trentaine. Ils se sont connus il y a quatre ans et ne se sont jamais quittés depuis. « Elle était dans un bar. Elle se prostituait. Son ancien boyfriend, un Australien, venait de mourir d’une overdose. Quant à moi, je sortais d’une relation avec une autre fille de bar que je n’ai pas eu le courage d’épouser. Un Suèdois l’a fait, il a même adopté ses enfants. » À côté de nous, un gaillard tellement saoul qu’il en lutine une fille avec la délicatesse d’un gorille dans un atelier de poterie. Taciturne, elle joue à Candy Crush sur son téléphone en attendant qu’il se lasse.
« En général, les étrangers recherchent plutôt une véritable girlfriend experience, surtout les célibataires qui n’ont pas de succès dans leur pays. Certaines filles préfèrent ça, car elles y voient une opportunité. Mais il y a aussi celles qui travaillent pour faire le plus de clients possible dans une soirée : ce sont en général les toxicomanes, dépendantes à l’ice ou au yabaa. On les reconnaît car elles sont anorexiques et se mutilent les bras pour sucer la méthamphétamine qu’elles ont dans le sang quand elles sont à court. »
Présentations
Vichara écoute, ravissante et tout sourire. Il n’y a rien de malsain dans leur couple, malgré les circonstances de leur rencontre. Ils vivent ensemble, elle a déjà rencontré la mère de Peter en Allemagne et au Cambodge. « Elles s’adorent. Ma mère lui a appris quelques recettes européennes. » Mais les choses ne sont pas toujours faciles, en particulier à cause d’origines radicalement différentes. « Les filles qu’on rencontre dans les girly bars ont toutes des histoires terribles. Souvent analphabètes, elles sont nées dans les campagnes affamées par le régime de Pol Pot. Elles ne trouvent des emplois que dans des usines de textile qui les exploitent pour des salaires de survie. Et parfois elles sont poussées à la prostitution par un membre de leur famille. »
Je souris machinalement à une fille qui m’observe de l’autre côté du bar. Y voyant une invitation, elle se lève pour me rejoindre. Sa robe noire élimée laisse échapper des épaules et des cuisses graciles. Maladroite dans ses talons trop hauts, elle a l’air d’une enfant qui jouerait à la princesse. À la commissure de ses yeux soulignés de khôl, des marques dénoncent des nuits sans sommeil. Elle enchaîne sans attendre les trois questions que toutes les filles de bar posent systématiquement :
« What’s your name ? Where are you from ? How long do you stay in Cambodia ? »
Après ça, nous n’avons plus grand-chose à nous dire. Mais nous sommes liés pour la soirée par un désir sexuel à sens unique mâtiné d’une tendresse maladroite : elle me caresse, me flatte, remplit mes verres, comme si depuis toujours cette beauté spleenétique avait attendu pour me servir.
LA RETRAITE EN BANDANT
John est un grand gaillard courbé de 67 printemps. Crâne rasé à blanc, lunettes classiques à monture d’acier et sourire refait à neuf, il porte une simple paire de jeans usés et un t-shirt à la sérigraphie qui frappe comme un avertissement : Don’t bother me ladies : I am just here for a drink. Car c’est au comptoir d’un autre girly bar qu’il me raconte sa vie. Nord-Américain, il découvre l’Asie au milieu des années 60 alors qu’il est jeune soldat au Vietnam en pleine guerre. Il en ramène une femme, divorce à la fin des années 1990, puis quitte définitivement l’Amérique pour s’installer dans ce Cambodge qui s’ouvre aux investisseurs :
« C’était mon plan de retraite. Ici, à la différence de la Thaïlande, tu n’as pas besoin d’un partenaire local pour ouvrir une affaire. Quant au visa, c’est une blague, tu peux envoyer quelqu’un d’autre avec ton passeport pour le renouveler. Alors j’ai acheté un bar et un guesthouse sur deux étages avec un autre Américain. Aujourd’hui, je ne m’en occupe même plus, il gère ça seul et je ramasse mes bénéfices à la fin du mois. En espèces. Et puis je reçois ma pension chez mon frère et il me l’envoie. Si j’étais resté en Amérique du Nord avec cette simple pension, je n’aurais pas la vie que j’ai ici. »
Le bar-guesthouse de John est une affaire qui marche bien. « Notre clientèle, ce sont principalement des sexpats américains ou australiens, des têtes blanches qui viennent ici plusieurs semaines ou plusieurs mois par année pour dépenser leur pension avec des filles. Quand ils louent une chambre chez nous, ils peuvent y faire ce qu’ils veulent, c’est pas mon problème. À moins que la fille ne soit mineure, car c’est interdit par la loi. D’ailleurs, c’est deux poids deux mesures avec le gouvernement, car les places pour Khmers sont remplies de mineures. Aussi, on laisse les filles s’installer à notre bar 24 heures sur 24, et elles montent dans les chambres avec qui elles veulent. On fait notre business, et elles font la leur. On ne leur demande même pas de barfine. »
système Q
West coast / Crédits : Urbania
Officiellement, la prostitution est illégale au Cambodge. Et c’est pour le divertissement que les filles offrent au comptoir que les girly bars leur paient un salaire mensuel de 60 dollars environ. Si elles choisissent de quitter les lieux avec un client avant la fin de la soirée, elles doivent payer une amende de 10 dollars : le barfine. Ce dont les partenaires mâles se chargent, bien entendu. Le bar s’assure ainsi de toucher sa part pour son rôle d’entremetteur sans être impliqué dans ce qui se passe au-delà de la porte EXIT. D’autres lieux, comme le bar de John, n’embauchent pas d’hôtesses, mais laissent les freelancers – ces filles qui ne touchent pas de commission sur les boissons et qui ne sont pas liées à un lieu particulier – aborder les clients à leur guise.
John vit aujourd’hui avec une Cambodgienne qu’il a rencontrée dans un bar il y a 10 ans. Elle est plus jeune que lui de «quelques décennies» et il la considère toujours comme sa girlfriend. « Je ne suis pas venu finir ma vie ici pour la gastronomie. Oui, j’aime les femmes asiatiques. Et pas que pour des raisons sexuelles. Elles ne sont pas avides comme les Nord-Américaines : elles sont heureuses de ce qu’elles ont. »
Rien d’étonnant : le marché du baby-boomer qui veut continuer à bander ne cesse de croître dans la région. Les Philippines, par exemple, offrent un visa à vie et des avantages fiscaux aux seniors qui s’y installent avec une pension de 1000 dollars par mois et un montant de 12 000 dollars à déposer dans un compte.
L’histoire ne dit pas si les infirmières particulières sont recensées par le gouvernement…
L’AUBE, LE CUL ET L’ARGENT
Pour finir la nuit, je suis le flot des noctambules plus ou moins bien intentionnés en direction de la rue 51, éloignée de la rivière, mais noyée dans la boue musicale que déversent les portes des bars et clubs ouvertes sur la chaussée. Sur deux blocs aux trottoirs couverts de gargotes à mobilier en plastique, des enfants jouent de leur regard triste pour vendre des cacahuètes aux fêtards qui surnagent en direction du Pontoon.
Le père Noël est une ordure / Crédits : Urbania
La discothèque attire les DJ mondiaux grâce à son système Hi-Fi impeccable, et son bar illuminé de mauve ou ses banquettes en cuir lovées dans des alcôves n’ont rien à envier aux meilleurs dancefloors du Grand Prix de Montréal. Mais ici, pas de code vestimentaire : un mélange hétéroclite de backpackers et de flashpackers (un backpacker sophistiqué, NdE) de tous âges, et la plus grosse concentration en ville de prostituées à cette heure de la nuit.
« Quand les girly bars ferment, les filles qui n’ont pas trouvé de client débarquent ici. Idem pour tous les gars qui veulent baiser. Des touristes surtout, en groupe. » Jean est un retraité belge qui a vécu 10 ans en Thaïlande avant de rejoindre le Cambodge. « J’ai toujours une petite maison à Pattaya, le plus gros bordel au monde. Tout le monde se vend là-bas, même les vieillards. » Le type a les traits marqués par un abus d’alcool, de tabac et de cynisme, trois produits toxiques à haute dose. « En Europe, j’étais seul, et à mon âge, qu’est-ce que je pouvais me dégoter à part une femme aussi vieille et aussi moche que moi ? Ici, baiser ne coûte rien. Le problème, ce sont les touristes qui font augmenter les prix parce qu’ils se font avoir ou qu’ils ont de grandes âmes. »
Il ne compte plus le nombre de filles qu’il a payées pour des relations sexuelles. « Des centaines. Les Asiatiques ont ce côté soumis au lit que les hommes adorent, elles vont tout faire pour te satisfaire. Et puis, même âgées, elles ont l’air jeune, voire très jeune. D’ailleurs, je ne comprends pas les gars qui prennent des risques avec des mineures alors que tu peux avoir l’illusion avec une adulte. » J’apprends que Jean a des enfants, mais qu’il ne les voit plus depuis longtemps. « Ils sont en Europe. Ils ne comprennent pas ma vie. Ils me jugent. Pourtant, j’obéis seulement à la loi universelle du cul et de l’argent. Et ça, ça ne changera jamais : un jour, ce sont mes petits-enfants qui feront des pipes aux Chinois ou aux Qataris. »
Il est cinq heures et Jean m’offre une dernière bière. Dans la lumière mélancolique de l’aube, profitant des épanchements provoqués par l’alcool, je lui demande s’il est heureux. « Dans ma vie, j’aurai beaucoup baisé. Ça, c’est sûr, j’aurai beaucoup baisé… » Quant à moi, dans la mienne, c’est bien la première fois que j’aurai entendu un type s’en vanter avec un air si triste.
Warning * Peter ne s’appelle pas Peter.
Plan drague du troisième âge au thé dansant, bals de pureté de jeunes Américaines qui promettent à leur père de rester vierges jusqu’au mariage, ou encore site de rencontres spécial MST, nos partenaires d’Urbania font très fort avec ce spécial célibataires, paru pour la Saint-Valentin…
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