Courcouronnes (91) – A 18 ans, Fif est l’ombre du rappeur Ol Kainry et suit chacun de ses mouvements avec la caméra de sa mère pour alimenter un skyblog. Douze ans plus tard, on se dit que Fif n’a pas changé depuis cette époque. Toujours à Courcouronnes, en Essonne, toujours solidement accroché au rap français, toujours aux basques de ceux qui le font, caméra au poing. Entre temps, ce ne sont plus deux ou trois potes du quartier mais 1,2 millions de visiteurs uniques qui visionnent chaque mois les reportages, freestyles, interviews et clips de rap postés sur son site.
Calé entre quelques cartons dans l’antichambre des bureaux du site, histoire de ne pas déranger l’équipe de neuf personnes, le jeune trentenaire a le verbe facile et le sens de l’anecdote. On se dit qu’on ne le verrait pas ailleurs qu’ici, à la tête de Booska-P, auto-proclamé premier site de rap français et effectivement en position de quasi-monopole sur le secteur. S’il s’embrouille dans le fouillis de cette longue aventure, débutée il y a une dizaine d’années, c’est qu’il a des idées à la pelle. Il rigole :
« Notre but c’est de nous faire acheter… On a tellement d’idées, si demain un Qatari a un budget pour nous, ça va faire peur »
Buscapé Fif a l’ambition de ceux qui auraient fort bien pu être ailleurs. Comme sommelier dans un resto francilien par exemple. Tout jeune, il se lance dans l’hôtellerie (c’était ça ou mécanicien), fait une option sommellerie parce qu’il n’y a plus de place dans la classe cuisinier et qu’en plus il ne veut pas quitter le lycée. Au final, il passe plus de temps dehors, à filmer des rappeurs. « J’adore tout ce qui est off, voir les artistes en train de créer, sur le terrain », explique-t-il. D’où le nom du site, en référence à Buscapé, du film La Cité de Dieu), un gamin des favelas de Rio qui photographie son environnement. En guise de favela et d’appareil photo, la banlieue proche, une caméra, et du rap dans tous les sens.
Ces années-là, Fif squatte la ligne de Skyrock, en demandant régulièrement à l’animateur Fred de diffuser ses rappeurs de cœur. Les deux finissent par se lier d’amitié et les locaux de la radio deviennent la seconde maison de l’ado. Il s’incruste dans les studios et filme les interviews ou les plateaux, les à-côtés des reportages :
« A l’époque, quand tu t’intéressais au rap, tu ne pouvais voir que du protocole, des choses propres comme des clips bien léchés, des interviews à la télé… Les sites n’étaient pas actualisés. »
Associés Le jeune homme de Courcouronnes a le profil typique du fan, en l’occurrence de rap : prêt à sauter dans un RER tous les jours pour ramener des images qu’il montre ensuite aux copains. « Je faisais ça pour moi ! Je voyais des stars, c’était incroyable ». Après une collaboration avortée au site d’un ami, il décide rapidement de monter son propre projet, avec Alexis, « un vrai geek » et Amadou, fan de ciné :
« C’était la mode des DVD, il y avait beaucoup de sorties. A la base, on voulait faire ça nous aussi, ou bien des courts métrages. Mais il fallait de l’argent. Du coup, on a opté pour un site, avec toujours cette idée de ne faire que de la vidéo. On a fait le site qu’on aurait voulu lire. Ç’a marché direct. »
La période s’y prête : de beaux noms du rap français sortent des albums à la chaîne : Alibi montana, LIM, 113, Rohff, Diams…
StreetPress pose son dossier « l’Internet dans les quartiers » en partenariat avec la Fonderie, l’agence numérique d’Île-de-France.
Cette semaine, alors que le parlement vient de débattre du « projet de loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine », StreetPress fait le focus sur le numérique dans les quartiers : Les habitants des quartiers populaires ont-ils un usage spécifique du web ? Les politiques d’inclusion numérique ont-elles un impact socio-économique sur nos quartiers?
On a fait le site qu’on aurait voulu lire. Ç’a marché direct
Tags Après une première version « balourde » et pas jolie, Booska P est officiellement en ligne le 31 octobre 2005. Le site est « sorti de [leur] tête », ils l’ont créé de A à Z, sans template. « Internet, on ne connaissait pas, ou si peu ! Même Alexis a appris sur le tas, avec des tutoriaux. On était à fond mais c’était galère, ça buggait tout le temps. Ça nous rendait fou. La première vidéo, c’était le rappeur Sinik. On a fait 2500 visites le premier jour, on était contents. Aujourd’hui, c’est ce qu’on fait en 30 minutes ! ». Quand la Boulette, le clip de Diams sort en exclu sur leur site, c’est la débandade, le site plante au bout d’une heure. « En plus il n’y avait pas de Facebook, tu ne pouvais pas avertir la communauté… C’était compliqué de retrouver le rythme ». Résultat, quelques petits toussotements au démarrage :
« On a été pénalisés pour le référencement sur Google parce qu’on changeait tout le temps de version du site, on doit en être à la v6 aujourd’hui ! Et en plus, on a mis du temps à se rendre compte qu’il fallait mettre des tags et des textes en plus des vidéos »
Entre temps, ils se sont ouverts, parlent aussi de rap US, de ciné et de foot. Et Fif d’ajouter :
« On est des passionnés, on ne savait pas qu’on pouvait en faire un métier. On n’a pas de diplômes de marketing ou de com’. Mais maintenant je pourrais donner des cours ! »
Hip Hop Inc Aujourd’hui les fondateurs vivent du site, même si bonne audience n’est pas synonyme d’excellente santé financière. Dans l’équipe de neuf personnes, tous ont un petit salaire et cinq sont à mi-temps. Le chiffre d’affaires de 300.000 euro en 2012 provient en grosse majorité de la publicité : l’habillage du site, essentiellement assuré par les majors et puis la pub diffusée avant chaque vidéo. « On ne vit que du rap, moi j’aimerais que des marques de fringues ou de chaussures nous achètent aussi de la pub, mais c’est difficile », soupire Fif, qui poursuit :
« Le rap est une musique encore sous-estimée, c’est la musique la plus écoutée mais on ne nous respecte pas. Là c’est encore la génération rock qui est aux commandes mais nous, les trentenaires, on va finir par prendre leur place. »
Booska-P propose aussi un e-shop avec du merchandising de rappeurs, t-shirts et casquettes, pour toucher les internautes – principalement des adolescents et des jeunes adultes.
On a mis du temps à se rendre compte qu’il fallait mettre des tags et des textes en plus des vidéos
Défrichage Le but premier, quand ils se sont lancés, c’était d’être « le Skyrock du net. Mais les radios ne prennent que les gros donc je voulais aussi les moyens, les plus petits. » Et faire un travail de défrichage qu’il estime que les maisons de disques ne font plus. Il y a deux ans, ils ont sorti une compil’, la Booska Tape Vol 1, « pour prendre les mecs d’en bas et les mettre en haut », leur leitmotiv. Et de citer en exemple La Sexion d’Assaut, fameux groupe de rap, qui « sort de Booska-P ». Fif se souvient avoir été tanné par un mec de son quartier qui voulait à tout prix que le groupe soit sur leur site. « Il me rendait dingue à m’en parler dès que je le voyais », sourit Fif. Le groupe lui-même lui envoie mail sur mail. En vain. Un jour, il sort de Skyrock et voit la bande entière l’attendre. Maître Gims lui donne un cd : « Ecoute ça, si tu n’aimes pas, on ne te contacte plus jamais » Fif écoute… et n’en revient pas. Peu après, il filme un freestyle dans un « taudis à Barbès », et la vidéo cartonne. Aujourd’hui, des disques d’or de Sexion d’Assaut ornent les murs des bureaux de Courcouronnes.
Huit ans après le début de l’aventure Booska-P, Fif évite désormais de passer ses week-ends à bosser sur le site – mais profite tout de même de ses vacances en Thaïlande pour filmer Seth Gueko… En tout cas, il n’attend pas de tomber sur un riche Qatari pour avoir de nouveaux projets : il est en pleine écriture d’un livre dont on sait seulement qu’il parlera de rap français.
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