Beyrouth Chaque soir, lorsque la nuit tombe sur Beyrouth, c’est le même rituel. Peu après la fin de l’appel à la prière, lorsque s’est tue la voix du muezzin, un étrange ballet commence autour de la place des martyrs. La ville s’illumine, et l’imposante mosquée Mohammad al Amine, construite à l’initiative de Rafic Hariri, projette sa lumière pâle sur l’immense place plongée dans la pénombre.
Les rues adjacentes au centre-ville grouillent de 4×4 flambants neufs, de vieilles voitures européennes et de taxis branlants. Les coups de klaxon excédés de ceux qui rentrent du travail se mêlent aux musiques raï et Rn’b que crachent les enceintes de ceux qui se préparent à faire la fête. Des jeunes, assis sur le rebord de leurs fenêtres, chantent et battent la mesure sous le regard réprobateur des autres automobilistes.
Jupes courtes et talons hauts à Gemmayzé
Au milieu de cette cacophonie, Georges, un chauffeur de taxi de 80 ans, klaxonne à tout va et refuse de laisser traverser les piétons. « C’est comme ça que ça marche ici, il faut forcer le passage, sinon tu es sûre de ne jamais avancer ! », dit-il en ouvrant sa fenêtre pour engueuler un adolescent en scooter, qui tente de se faufiler entre deux files. Sur la banquette arrière, Majida, une jeune libanaise de 21 ans, tente de rassurer sa cousine Sarah, fraîchement débarquée des Etats-Unis. « Ne t’inquiète pas, la conduite libanaise est un peu sportive et les gens crient beaucoup mais on s’habitue vite ! En plus, c’est l’heure où tout le monde sort : on va peut-être mettre une heure pour faire quelques kilomètres mais on va y arriver, » dit-elle à la jeune fille cramponnée aux poignées de la portière. En jupes courtes et talons hauts, les deux cousines qui ne se sont pas vues depuis 6 ans, entendent bien fêter leurs retrouvailles dans le quartier branché de Gemmayzé. Profitant d’une brèche dans la circulation, Georges engouffre son vieux taxi au plancher troué sur la route de la corniche, au niveau de l’hôtel Saint Georges dont la façade a été soufflée par l’explosion qui a tué Rafic Hariri, quatre ans plus tôt. A proximité de la statue érigée en l’honneur de l’ancien premier ministre, quatre jeunes filles, en tee-shirts colorés, font leurs étirements, leurs larges casques Sony plaqués sur les oreilles.
Quand le taxi arrive enfin aux abords de l’artère principale de Gemmayze, le chauffeur ouvre les portières pour faire descendre les jeunes filles, refusant de s’engager plus profondément dans cette rue, déjà peuplée de centaines de jeunes euphoriques. Dans la rue, les deux cousines qui se tiennent par la main, disparaissent dans la foule compacte des jeunes gens massés devant la multitude de bars qui se succèdent en enfilade. Sur les trottoirs étroits de la petite rue, certains terminent leur chawarma, d’autres stagnent par petits groupes, en fumant des cigarettes, dans un bourdonnement incessant de conversation.
« Comme un sentiment d’urgence face à la vie »
MAP La teuf à Beyrouth
« C’est très animé ici, du lundi au dimanche avec un pic de fréquentation le samedi, explique Michel, un serveur, debout sur les marches de son bar. Il y a tellement de bruit que les habitants excédés lancent parfois des seaux d’eau sur la tête des jeunes ». Une situation qui tient du « conflit des générations », selon Béchir, l’un des habitués des lieux, assis à une table d’un bar minuscule, un mojito à la main. « Le quartier a beaucoup changé depuis quelques années, explique-t-il, et les habitants les plus anciens ne voient pas forcément d’un très bon œil cette fête incessante qui règne ici. » Quand on lui demande pourquoi, selon lui, la jeunesse libanaise a une telle soif de divertissement, il répond du tac au tac : « Il y a comme un sentiment d’urgence face à la vie. Quand on a connu la guerre et que l’on sait que ça peut exploser à tout moment, je crois qu’on vit vraiment au jour le jour, en profitant de chaque instant. »
Même les plus jeunes gardent en mémoire l’offensive israélienne contre le Hezbollah en 2006. Période durant laquelle la vie nocturne a été mise entre parenthèse, et les plaisirs insouciants de la jeunesse écrasés sous le poids de la crise régionale.
Il est bientôt minuit, et la nuit est loin d’être finie. Les jeunes se dirigent vers les clubs branchés de la capitale.
« Je t’aime mon Liban »
Béchir part rejoindre des amis d’enfance dans une boîte de nuit de Monot, le quartier voisin. C’est dans cette partie de la ville que les jeunes Libanais ont recommencé à faire la fête à la fin de la guerre civile, il y a une quinzaine d’années. Récemment délaissé au profit de Gemmayzé, Monot conserve quelques lieux incontournables de la nuit beyrouthine. « Avant,il n’y avait que Monot et Hamra pour faire la fête ; aujourd’hui il y a en plus Gemmayzé, Downtown, Kaslik », note Béchir, en entrant dans un club de Monot. La boîte de nuit se remplit progressivement, et les canapés gris anthracite sont rapidement pris d’assaut. Lorsque Patrick, un DJ en vogue, monte aux platines, l’ambiance monte d’un cran. Et quand il entonne, la voix clair et puissante, l’air de « Je t’aime mon Liban », les jeunes chiites, sunnites et chrétiens entament, exaltés, une danse traditionnelle. Formant une ronde, les bras en l’air, ils se tiennent par la main, en scandant les paroles du chant à la gloire du pays.
Myriam, Hezbollah du sud et Philippe, chrétien du nord
Dans la salle, assise sur un canapé, Myriam observe avec bienveillance Philippe, son amoureux qui s’amuse dans le cercle des danseurs. Cela fait quatre ans qu’ils se connaissent et vivent une histoire d’amour qui bouscule bien des clichés. Lui, avec sa barbe de trois jours et sa chemise pailletée, est un chrétien, originaire du nord du pays. Elle, avec ses longues boucles noires et son haut bleu roi, est une fille du sud dont le père est un membre actif du Hezbollah. « Mon père ne sait rien de cette relation. Ma mère la lui cache aussi car il ne l’accepterait pas. Philippe m’a présentée à sa famille qui m’a accueillie » confie l’étudiante qui passe la semaine à Beyrouth et rentre chaque week-end chez ses parents. « Quand je retourne dans mon village, je fais attention, je m’habille différemment. Je mets toujours des manches longues et je ne porte jamais de décolleté. » Parmi la jeunesse, les unions mixtes sont de plus en plus nombreuses et les amis du jeune couple les encouragent à braver l’interdit tacite mais encore bien présent. « Si on ne peut pas se marier ici, on ira se marier à Chypre», lance joyeusement Philippe, en attirant Myriam sur la piste de danse.
Certains jeunes se déchaînent maintenant debout sur les tables. Mazen, le patron de la boîte ne les quitte pas des yeux, pour lui, c’est une soirée réussie. « C’est de plus en plus difficile de faire face à la concurrence d’autant plus que Monot n’est plus le quartier phare. Les jeunes avides de sensations fortes en veulent toujours plus et se lassent rapidement. Tous les deux ans environ, je dois changer de décor voire de nom pour garder et renouveler ma clientèle », explique le jeune patron.
Le dernier étage d’An Nahar transformé en boîte de nuit
La jeunesse ne se contente effectivement pas de quelques boîtes branchées et cherche sans cesse à dépasser ses limites, à la recherche des meilleurs DJ et des idées les plus insolites. L’été dernier, la mode était à la fête en mer. Sur un yacht qui longeait la côte entre Beyrouth et Batroun, les jeunes, même les plus modestes étaient prêts à mettre le prix pour passer une soirée hors du commun. Les jeunes reprennent aussi possession des lieux emblématiques de leur ville. Ainsi, ils ont dansé tout l’été au dernier étage du bâtiment du journal An Nahar, à quelques mètres du portrait de Gébrane Tuéni, rédacteur en chef du quotidien, assassiné en 2005.
Sur la piste de danse, le signe du Hezbollah ou du général Aoun
Ce soir encore, les noctambules les plus avertis, finissent la nuit dans ce qu’ils considèrent comme les quartiers branchés de demain. Ces précurseurs en matière de tendance traversent Beyrouth pour se rendre dans le quartier de Kaslik. Naji, un entrepreneur de 25 ans, croit également à l’avenir de cette partie de la ville. Il y a quelques mois, il y a ouvert une boîte de nuit qu’il a baptisé le « Cellar club ». « Je suis content, ça commence à bien marcher, mais pour l’instant ce n’est pas le quartier le plus populaire et la clientèle est plutôt privilégiée ». Dans la salle, une partie de la jeunesse dorée joue à s’offrir de table à table des bouteilles de champagne surplombées de bougies magiques. Un service d’ordre composé de géants en costume noir veille au bon déroulement de la soirée. « Généralement ça se passe bien entre communautés ou partis politiques. Les jeunes se provoquent gentiment en faisant le signe du Hezbollah, des forces libanaises ou celui du général Aoun. La plupart du temps ils font ça pour jouer mais ça peut raviver des tensions, l’alcool aidant ». Dans le club particulièrement sombre des jeunes filles, plus dénudées qu’ailleurs, n’hésitent pas à se trémousser, aguicheuses, sur de la musique électronique.
Galettes de viande traditionnelles pour reprendre la journée
Le jour se lève, les voitures et leurs klaxons agressifs réinvestissent les rues. Avant que les routes soient trop embouteillées, certains jeunes fêtards ont juste le temps de rentrer prendre une douche, l’air fatigué et des rythmes musicaux plein la tête, ils vont tenter de faire bonne figure sur les bancs de leur université ou sur leurs lieux de travail, pour ceux qui ont la chance de ne pas faire partie des 20% de chômeurs environ que compte le pays. Les premiers cadres avalent sur le pouce et au volant des galettes de viande traditionnelles. La ville, à nouveau nimbée de lumière, reprend vie. Le bruit de la circulation couvre la voix du muezzin qui appelle à la prière matinale.
La nuit n’a pas laissé de traces à Beyrouth, et rien ne laisse deviner les folles heures qui s’y sont, une fois encore, déroulées.
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