En France, les mineurs étrangers sont placés dans des structures distinctes des enfants français. StreetPress a calculé : dans la plupart des structures, le département y alloue un budget beaucoup moins important, d’au moins 35%.
Si on ne le réveille pas trois ou quatre fois, il ne sortira jamais de son lit. Autour de Mehdi, adolescent algérien de 15 ans, ça sent la déprime, rien ne l’anime. Pas étonnant, d’après Adrien (1), son éducateur, puisque Mehdi « ne sait même pas vraiment pourquoi il est ici ». Ici, c’est la France, la fin de son parcours migratoire, dans une maison d’accueil marseillaise de l’Aide sociale à l’enfance (ASE). Pour l’administration, Mehdi est un mineur non-accompagné (MNA), désignant un enfant étranger en France sans responsables légaux. Selon la loi, il doit être protégé et accueilli dans un foyer comme tous les enfants placés du pays. Pour s’en sortir, avancer dans la vie, éviter les réseaux délinquants, Mehdi aurait besoin que les éducateurs soient « sur son dos tout le temps », explique Adrien. « Si on était en Maison d’enfants “classique”, je l’enverrais en séjour de rupture (un projet court qui rompt avec ses habitudes), c’est de ça dont il a besoin. » Mais Mehdi n’est pas dans une maison d’enfants « classique ». Et la sienne n’a pas les moyens de telles solutions.
Juridiquement et officiellement, son foyer ressemble aux autres établissements de l’ASE : un hébergement en internat collectif, des repas, un encadrement… En réalité, le lieu est dédié uniquement aux enfants étrangers. Et, comme à la plupart des structures de ce type en France, le département, financeur de l’ASE, leur alloue un budget beaucoup moins important que pour celles qui accueillent des mineurs français. Chez les enfants placés, on est moins cher quand on vient d’ailleurs. « Les MNA qui sont à l’ASE ne sont pas traités de la même façon que “nos” enfants », constate Michèle Peyron, ancienne députée Renaissance, rapporteuse de la mission d’enquête parlementaire sur la protection de l’enfance. Elle pose :
« Est-ce discriminatoire ? Bien sûr, même si on ne prononce jamais le mot. »
Mineurs à « prix cassés »
À la base, les personnes MNA étaient accueillies au sein des dispositifs existants de l’ASE. Mais en dix ans, leur nombre a quadruplé, passant d’environ 5.000 en 2014 à plus de 19.000 en 2023. De nombreux départements ont opéré un volte-face et ouvert des appels à projets pour des foyers d’accueil dédiés. Désormais, la grande majorité des MNA est prise en charge dans ces structures non-mixtes.
« [Nous accueillons] sans aucune différence l’ensemble des jeunes placés à l’ASE », assure le département des Hauts-de-Seine à StreetPress, dans la lignée du discours de l’Association des départements de France. Dès les premiers appels à projets, les professionnels de nombreux territoires ont pourtant constaté que les prix journée maximum imposés dans les cahiers des charges ne correspondaient pas du tout à la fourchette habituelle. « Quand il y a eu les premiers appels d’offres, mon association ne s’est pas positionnée dessus », raconte un directeur d’établissement associatif à Paris qui, comme de nombreux autres professionnels de la protection de l’enfance, a préféré rester anonyme pour ne pas mettre en danger leurs financements départementaux. Il détaille :
« Le prix journée était à 80 euros. Pour comparer, chez nous, on est autour de 210 euros. On estimait que ce n’était pas normal qu’il y ait un prix cassé spécialement pour les MNA. »
Pour le département de Seine-Saint-Denis, un des seuls à avoir accepté de répondre à nos questions, un « jeune très autonome de 16 ans n’a pas besoin du même accompagnement qu’un enfant de huit ans ». La différence de prix par jour que peut constater StreetPress et les responsables de foyer s’expliquerait donc « par la différence de typologie de logement et de la composition de l’équipe éducative ». Et pourtant : même à conditions d’accueil égales, des gouffres apparaissent. Là où le prix journée en internat collectif s’établit habituellement plutôt entre 180 et 240 euros, aucun appel à projet pour les MNA n’approche cette fourchette : 130 euros dans les Côtes-d’Armor, 110 en Vendée, 145 à Paris, 120 dans les Bouches-du-Rhône, 127 dans l’Orne, 135 dans le Morbihan, 95 en Seine-Saint-Denis, 120 dans l’Hérault, 92 dans le Tarn, 75 dans les Pyrénées-Orientales ou encore 85 euros dans la Nièvre.
En France, les mineurs étrangers sont placés dans des structures distinctes des enfants français. Dans la plupart des structures, le département y alloue un budget beaucoup moins important. / Crédits : Jerome Sallerin
Les dispositifs dédiés aux mineurs étrangers 35% moins chers
Les plus âgés, de 16 à 18 ans, peuvent être accueillis « en diffus », c’est-à-dire sur des appartements seul ou en colocation, dès lors qu’on les considère « semi-autonome ». Moins onéreux, ces dispositifs sont privilégiés dans l’accueil des MNA (2). Mais même là, quasiment tous les prix par journée sont très éloignés de la fourchette moyenne située entre 90 et 120 euros. « Sur la structure que je dirige, on a notamment un service en diffus pour MNA et un service en diffus pour tout le monde : le premier est à 78 euros, l’autre à 110 », témoigne Jean (1), directeur d’association. Les prix peuvent descendre encore plus bas : 65 euros dans la Creuse et en Saône-et-Loire, 62 dans le Gard – intégrant également du logement collectif –, 60 dans le Cher, l’Allier et le Calvados, 57 en Charente, 55 dans l’Ariège, l’Isère ou le Vaucluse, 50 dans les Côtes d’Armor, l’Oise et le Finistère, ou de 40 à 65 euros dans les Hauts-de-Seine et jusqu’à 38 euros dans le Maine-et-Loire.
Ces tarifs sont si bas que même de grosses organisations comme France Terre d’Asile, qui a pourtant le luxe de pouvoir mutualiser les coûts, n’arrivent pas à s’aligner. « Aujourd’hui, on perd des appels à projets sur des questions budgétaires, ou alors on ne se positionne pas », confirme Serge Durand, directeur en charge de la protection des mineurs isolés étrangers de cet opérateur historique, présent dans six départements. Leur coût minimum dépasse régulièrement les plafonds départementaux.
En moyenne, les dispositifs dédiés aux MNA sont 35 % moins chers que les autres, selon les calculs que StreetPress a pu réaliser à partir de sources publiques. Un écart qui semble trahir le principe de non-discrimination de la Convention internationale des droits des enfants, ratifiée par la France. « Il y aurait un droit d’exception appliqué aux mineurs étrangers et non aux mineurs français », observe Noémie Paté, chercheuse à l’Institut catholique de Paris :
« On peut vraiment parler de discrimination au sens strict du terme. »
« On ne traverse pas les océans sans être autonome »
Une distinction dont les départements ne veulent pas entendre parler. « Notre politique de protection de l’enfance vise à configurer un accompagnement en fonction des besoins, comme nous le faisons pour différents publics », résume le département de Seine-Saint-Denis. Selon la collectivité, les dispositifs sont « adaptés » aux MNA, qui auraient « un certain niveau d’autonomie » (3).
« Les départements utilisent tous les arguments, par exemple le non-besoin de présence nocturne », explique Serge Durand, de France Terre d’Asile. Les adolescents étrangers seraient plus mûrs, plus indépendants que les jeunes français. « On ne traverse pas les océans sans être autonome », admettent plusieurs interlocuteurs.
L’autonomie est d’ailleurs au cœur des objectifs spécifiques fixés pour les MNA. Là où, avec les autres jeunes, l’ASE travaille « le lien parent-enfant », les MNA doivent, eux, avant tout se trouver un parcours professionnel. Ce n’est qu’avec une formation, souvent dans les secteurs en tension comme le bâtiment ou la boulangerie, qu’ils pourront faire une demande de titre de séjour à leur majorité. Le temps leur est donc compté. « Quand tu mets des MNA en insertion professionnelle, les employeurs sont satisfaits, parce que les jeunes sont sérieux », constate Alice, éducatrice spécialisée sur ce public. Pour les jeunes MNA, ça correspond à un idéal : obtenir les papiers et grandir. Grandir très vite. « Leur parcours font qu’ils se comportent comme des adultes », abonde Gilles Aspinas, directeur d’un service MNA à Marseille (13) et élu d’arrondissement. Ont-ils donc moins de besoins que les autres ? « Ah non ! Ils en ont autant, mais pas les mêmes. »
« Ils ont le droit d’être adolescents comme tous les autres »
« On entend souvent que le MNA est “débrouillard”, qu’il a moins besoin d’être protégé », souligne la chercheuse Noémie Paté. Mais si « leur migration produit en effet des compétences d’adaptation, tout ce qui crée l’autonomie – les séparations, les violences – les a aussi fortement vulnérabilisés ». Antoine (1), directeur d’établissement pour MNA dans le Grand Est, abonde :
« Dans le domaine du quotidien, ils ont besoin d’un peu moins d’accompagnement, mais sur le reste : dix fois plus ! »
Dans ce « reste », il y a le suivi des démarches administratives, de l’école, de la formation professionnelle, de l’apprentissage de la langue et des codes sociaux. Il faut les tenir éloignés des réseaux de traites d’êtres humains qui les ciblent. Sans oublier le suivi des addictions, de la santé physique et mentale, déterminant au regard de leur vécu. Un besoin de plus en plus aigu : dès 2022, la mission nationale MNA de la Protection judiciaire de la jeunesse a souligné « l’augmentation de l’arrivée de jeunes filles et de MNA très jeunes, aux situations sanitaires dégradées ».
Pour leur apporter de la sécurité, une des préoccupations des éducateurs est de ramener ces adolescents à leur âge. « On leur demande de ne pas être pénibles, de ne pas être gênants », explique Gilles Aspinas. « Mais ils ont le droit d’être adolescents comme tous les autres. Nous, quand on commence à les trouver insupportables, on se dit qu’on a bien fait notre travail. » L’objectif régression, peu compatible avec celui de l’autonomie immédiate, fait consensus chez les professionnels mais pâtit du manque de ressources.
Faute de moyens, Antoine, qui trouve pourtant son département du Grand Est « plutôt bien doté », a « beaucoup moins de fric sur les activités » et « pas de lignes budgétaires pour les vacances ». Mais, comme ailleurs, l’essentiel des disparités est sur les salaires, ce qui impacte directement l’encadrement :
« Il y a deux fois moins d’éducateurs qu’une maison d’enfants classique. »
Dans le service en internat collectif où est accueilli le jeune Mehdi, à Marseille, il y a cinq enfants par éducateur, là où le ratio est habituellement de deux ou trois. Un jour, Adrien, l’éduc’, a pris le temps pour « bouger » Mehdi. Il lui a demandé ce qu’il aimerait faire si tout était possible. Mehdi a répondu : « Rien. Regarder passer les voitures. »
« Les MNA ont le droit d’être adolescents comme tous les autres » / Crédits : Jerome Sallerin
« Créer des services MNA, c’est moins cher mais c’est une connerie »
« En coulisse, [les départements] expliquent ça en disant : “On est face à des vagues, on ne peut pas absorber tout ça avec les prix habituels” », rapporte un directeur d’établissement parisien. Face à l’afflux des MNA depuis 2015, les budgets n’ont en effet pas suivi. Ainsi, dans les Bouches-du-Rhône et dans le Var, l’Inspection générale des affaires sociales notait une augmentation du budget de 50 % et 67 %, alors que le nombre de MNA triplait. Dans le Centre-Val de Loire, face au même phénomène, le budget a même été amputé de trois millions d’euros entre 2015 et 2018.
L’Association des Départements de France renvoie la responsabilité à l’État. Celui-ci verse aujourd’hui 4.500 euros par MNA supplémentaire pris en charge par l’ASE. Soit 12 euros par jour, une goutte d’eau. « Si l’État ne compense pas, les départements ne peuvent pas suivre et ils doivent trouver les stratégies qui donnent ce qu’on voit aujourd’hui », conclut Antoine. Les budgets carencés n’enlèvent rien à la répartition inégale qui est faite. Certains départements n’hésitent pas à assumer noir sur blanc la différence de traitement. Dans un appel à projet de 2023, le département de l’Hérault précise ainsi qu’en cas de « baisse du flux de MNA », il y aurait une « possibilité d’évolution du type de public accueilli (non MNA) » et que « le tarif serait alors actualisé ». Changement d’enfants, changement de prix.
Tous les départements n’ont pas fait ce choix. Dans le Gers, les associations et la collectivité ont décidé de continuer sur les dispositifs existants, à prix journée égal. « Cela permet de favoriser l’intégration, l’assimilation des codes sociaux, l’apprentissage de la langue », défend Gautier Ader, directeur de la Maison d’enfants Louise de Marillac, à Auch. « Créer des services MNA, c’est moins cher, mais c’est une connerie », dénonce-t-il. Lui préfère la mixité. Une option davantage envisageable dans les petits départements ruraux que dans les départements plus denses, où les arrivées sont plus nombreuses et où le marché est plus concurrentiel entre les gros opérateurs du secteur associatif.
Dans la région marseillaise, ça fait belle lurette qu’Adrien n’a plus vu un MNA orienté vers un dispositif mixte. Et pourtant, certains de ses jeunes, comme Mehdi, « si tu les mets en maison d’enfants à caractère social classique, ils reviennent à l’enfance ». Le téléphone d’Adrien sonne pour la cinquième fois depuis le début de l’entretien. Il finit par répondre : un boulanger a laissé son apprenti, un MNA de 16 ans, gérer la boutique tout seul pendant cinq jours. Le boulanger a confiance. C’est un gamin sérieux.
Illustrations de Jerome Sallerin.
(1) Le prénom a été changé.
(2) Dans les Hauts-de-Seine en 2020, sur les 624 mineurs hébergés à l’hôtel, 558 étaient des mineurs non accompagnés. Depuis, l’accueil dans les hôtels a été interdit.
(3) Le dernier appel à projet de la Seine-Saint-Denis porte pourtant sur un « service d’accueil collectif » pour MNA qui, « en raison de leur âge ou de leur manque d’autonomie, ont besoin d’être pris en charge dans un service éducatif plus contenant et ne peuvent être orientés immédiatement vers un service de semi-autonomie ».
(4) Départements contactés : Côtes-d’Armor, Vendée, Paris, Bouches-du-Rhône, Orne, Morbihan, Seine-Saint-Denis, Hérault, Tarn, Pyrénées-Orientales, Nièvre, Creuse, Saône-et-Loire, Gard, Cher, Allier, Calvados, Charente, Ariège, Isère, Vaucluse, Oise, Finistère, Hauts-de-Seine, Maine-et-Loire.
- Enquête /
- Aide sociale à l'enfance /
- enfants /
- Immigration /
- Étrangers /
- Mineurs isolés /
- Association /
- exilés /
- Marseille /
- Hauts-de-Seine /
- Cover /
- A la une /