12/11/2024

« On veut que des locaux ici. »

Huissiers, insultes et dents cassées : des habitants d’un village du Lot-et-Garonne dénoncent du harcèlement raciste

Par Lina Rhrissi

À Aiguillon, dans le Lot-et-Garonne, plusieurs habitants d’origine marocaine, dont l’entrepreneur et rugbyman Sami Jabel, disent vivre un enfer et des faits racistes. Ils pointent l’élection du maire Christian Girardi, proche de l’extrême droite.

« Toi l’arabe, tu vas voir ce que je vais te faire ! » Ce sont les mots que Sami Jabel rapporte dans sa plainte pour « coups et blessures en réunion » et « acte de racisme en réunion ». Le rugbyman de 32 ans aurait été roué de coups par ses coéquipiers pendant un entraînement de l’US Lavardac-Barbaste, le 13 septembre 2024. L’un des trois agresseurs, auteur des insultes, est policier à Agen (47). « Quand j’ai quitté le terrain, il a continué à tenir des propos racistes en m’expliquant qu’il me connaissait très bien », explique le plaignant dans son procès-verbal. Le sportif de 125 kilos a de multiples blessures, les dents cassées et huit jours d’incapacité totale de travail. Le président du club a nié le caractère raciste de « l’accrochage » dans La Dépêche du Midi. Pour le Franco-Marocain natif d’Aiguillon, un village de 4.000 habitants dans le Lot-et-Garonne, ce règlement de comptes est la conséquence de rumeurs malveillantes à son sujet.

Sami Jabel a eu huit jours d’incapacité totale de travail. / Crédits : StreetPress

Entreprises qui mettent la clef sous la porte, commerçante virée du marché, voitures vandalisées, blagues islamophobes… Depuis l’élection de l’édile de droite Christian Girardi en 2021, après plus de vingt ans ans de mandature socialiste, l’ambiance dans la bourgade est délétère. StreetPress s’est entretenu avec une dizaine d’habitants d’Aiguillon qui confirment les discriminations, le harcèlement ou les insultes racistes. Le maire de 71 ans, également vice-président de la Chambre d’agriculture du Lot-et-Garonne, est un membre actif de la Coordination rurale, syndicat agricole proche de l’extrême droite. Contacté par StreetPress, l’élu réfute les accusations de ses administrés :

« Il ne manque plus qu’on me fasse passer pour un raciste, moi qui suis un fils d’immigré italien ! »

Des entrepreneurs d’origine marocaine font faillite

« C’est une rafle organisée, tous les commerces des musulmans sont visés », estime Sami Jabel lorsqu’on le rencontre dans les bureaux de son dépôt, à Aiguillon. L’homme est accompagné de deux membres de l’association SOS Racisme, qui le soutient. Carrure impressionnante et verbe rapide, le rugbyman, qui a longtemps évolué en semi-professionnel, est un chef d’entreprise occupé. Après des années à bosser dans la maçonnerie, l’Aiguillonnais a monté sa propre boîte de BTP en 2017, SJ Construction, puis d’autres entreprises. De quoi rendre fier son père, ouvrier agricole débarqué de Casablanca à l’âge de 18 ans, colleur d’affiche pour le Parti socialiste (PS).

Mais lorsque la mairie change de bord, il reçoit « une avalanche de courriers d’huissiers ». Le matin du 12 mai 2023, un policier municipal, quatre gendarmes et un huissier coupent la chaîne de son portail pour s’introduire, en son absence et sans mandat, dans son magasin de destockage. Ils changent les serrures et saisissent ses biens pour rembourser une dette qui appartient, selon Sami Jabel, à la propriétaire précédente. Ses caméras ont enregistré la scène. Les procédures bloquent ses activités :

« Je me retrouve dans la merde, entre les chantiers abandonnés, les chantiers à continuer, toutes les attaques aux civils qui viennent d’Aiguillon. »

À l’issue d’un énième contrôle, en octobre 2023, SJ Construction est mis en redressement. Un mois plus tard, la mandataire décide de la liquidation judiciaire de son entreprise principale (2).

Un des nombreux courriers de la mairie d’Aiguillon (47) reçu par Sami Jabel. / Crédits : StreetPress

Le poison de la rumeur et le zèle des gendarmes

« Je me suis rendu compte que le maire disait aux gens que j’étais un escroc, un voyou », détaille Sami Jamel, en colère. Ses voisins deviennent agressifs. Ses pneus sont crevés. Il retrouve l’un de ses deux malinois battu à mort. On lui vole du matériel agricole, dont deux bennes de 10.000 à 15.000 euros chacune. Ses quatre frères et sœurs et ses parents sont pris à partie à la boulangerie ou chez le coiffeur.

Plus rocambolesque encore, le 11 février 2023, le domicile de la secrétaire de Sami Jabel a été vandalisé. Sa voiture a été taguée d’insultes sexistes et du prénom de son patron. Le gendarme qui est intervenu le jour du cambriolage aurait refusé de prendre sa plainte. StreetPress a pu consulter la plainte de la jeune femme à l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN).

Le 11 février 2023, la voiture de la secrétaire de Sami Jabel a été vandalisé. / Crédits : StreetPress

« J’ai perdu énormément d’argent, des amis aussi », confie Sami Jabel. « Parce qu’ils vous privent aussi de votre entourage. » Le jeune père de famille connu pour sa jovialité a fait trois tentatives de suicide. La dépression a eu raison de son couple. Son ex-conjointe, qui préfère rester anonyme, souhaite qu’ils quittent Aiguillon avec leur fils. « Les couples mixtes, ils n’aiment pas ça ici », ajoute le rugbyman.

Le magasin de destockage de Sami Jabel, un bâtiment qui lui appartenait saisi par la justice et le chantier de sa future maison de famille à l'arrêt. / Crédits : StreetPress

« Je connais Sami depuis longtemps, j’ai bossé pour lui en sous-traitance et je n’ai jamais eu de problème », témoigne le rugbyman Loïc Gambarotto, qui habite la commune voisine de Temple-sur-Lotte et travaille dans le BTP. « Je pense qu’il dérangeait du monde et que c’est pour ça qu’il en est là. » Un médecin de la commune, qui souhaite garder l’anonymat, confirme : « J’ai entendu des rumeurs abjectes sur Sami. C’est un gamin qui travaille bien et qui n’emmerde personne. Ça fait trois ans qu’on le cherche, sans trouver grand-chose. Il fait vraisemblablement des envieux. » Le généraliste nous explique qu’il n’est pas le seul entrepreneur d’origine maghrébine visé et s’inquiète du climat local :

« Il leur arrive des bricoles, puis les gens disent : “C’est un arabe.” Avec des idées très arrêtées derrière. »

Perquisition arbitraire

Kader (1), 27 ans, a monté en 2020 une entreprise d’achat-vente de véhicules d’occasion avec son père, qui a longtemps travaillé dans les pruneaux. Au bout d’un an d’activité, il est contrôlé. « Ça m’a étonné parce que je n’avais pas encore de bilan ni rien », raconte-t-il. Les gendarmes demandent à ses voisins s’il fait travailler des salariés illégalement, se rendent chez son père puis sa sœur. L’entrepreneur finit par être convoqué à la gendarmerie de Nérac (47) en août 2022. Il dort en garde-à-vue pour « travail dissimulé ». « Je ne comprends pas, je ne fais travailler personne ! » Kader est finalement relâché, sans poursuite ni document. Pendant la perquisition, les gendarmes ont saisi quatre voitures, une grosse partie de son stock qu’il met un an à récupérer :

« J’ai eu des problèmes de trésorerie et l’image de la société a été impactée. C’est une petite ville. Les gens pensaient que je trafiquais. »

L’Aiguillonnais a vécu dans l’attente d’une convocation au poste qui n’est jamais venue : « C’était une année très compliquée, j’étais limite en dépression. » L’un de ses potes a quant à lui directement lâché l’affaire :

« Il avait ouvert une boucherie halal. Ça faisait même pas cinq mois qu’il était ouvert, il a reçu un contrôle. »

Au bout du fil, Christian Girardi balaie : « Il y a très peu de manifestations de racisme à Aiguillon, très peu. » Le maire bute sur le nom de Sami Jabel : « Je vous demande juste une chose, renseignez-vous sur cette personne auprès des habitants d’Aiguillon, sur les gens qu’il a peut-être spoliés. » Sans nous en dire plus. Pour démontrer qu’il n’est pas raciste, le fraisiculteur rappelle qu’il est « employeur de main d’oeuvre » :

« La première fois que j’ai embauché un monsieur d’origine marocaine, j’avais 24 ans. J’ai une absolue admiration pour ces jeunes qui viennent travailler chez nous. Les gosses que j’avais dans mes serres étaient tellement gentils que je les ai replacés chez d’autres producteurs de fraises. »

« Nettoyer la ville »

Le sarkozyste Christian Girardi a perdu plusieurs campagnes avant de prétendre à l’écharpe tricolore. En juin 2020, sa victoire est invalidée par le tribunal administratif pour soupçons de fraudes. Un an plus tard, le 25 avril 2021, lors d’un nouveau scrutin, Christian Girardi est élu dès le premier tour. Dans la presse locale, « Kiki », comme le surnomment certains, fanfaronne :

« Il y a 25 ans que la mairie était aux mains de professeurs d’histoire géographie. J’aime beaucoup l’histoire, en particulier celle de ma commune, à laquelle je suis viscéralement attaché, mais maintenant on va s’atteler à écrire l’avenir d’Aiguillon et à lui rendre ses lettres de noblesse. »

Jean-François Sauvaud, son prédécesseur affilié au PS commente : « Il pourrait davantage réfléchir quand il parle. » L’enseignant socialiste relativise les accusations de harcèlement et évoque le « racisme ordinaire » de l’agriculteur : « On est dans une période de repli sur soi de refus de l’autre qui se traduit par cette montée de propos et d’opinions racistes. »

Une place à Aiguillon (47). / Crédits : StreetPress

Une fois aux manettes, Christian Girardi s’est employé à « nettoyer la ville ». C’est en tout cas ce qu’il a balancé à la présidente départementale des Restos du cœur, d’après Sud Ouest, pour justifier l’expulsion de l’association de Coluche d’un local municipal. Le club de boxe Ratel Club Confluent, prisé des Marocains et des gitans du coin, est aussi dans son viseur. La mairie a d’abord déplacé les créneaux à une heure trop tardive pour les ados. En 2023, la boxe a carrément perdu ses subventions. Le coach aiguillonnais Amine Ziani a beau être champion du monde de boxe savate française, le maire s’en carre.

La vendeuse de crêpes sommée de faire du couscous

L’été, plus personne ne fait la queue devant le stand aux effluves de beurre et de Nutella de Malika Makdouf. Les marchés gourmands sont une tradition locale les jeudis soir de juin, juillet et août sur la place du 14 Juillet. L’Aiguillonnaise de 47 ans y vendait crêpes, gaufres et merveilles. Majorette dans sa jeunesse, elle s’est toujours investie dans la vie associative locale. Mais après l’élection de Christian Girardi, lorsqu’elle se pointe à la mairie pour son inscription, le nouvel élu chargé des animations lui annonce qu’elle ne sera pas renouvelée, « alors que ça faisait cinq ans que j’étais là », dit-elle. Le conseiller municipal lui aurait proposé :

« Vous n’avez qu’à aller faire les couscous. »

« Sur le moment, c’était pas drôle du tout. J’étais horrifiée. » Face à l’insistance de la cuisinière, le conseiller municipal en rajoute : « De toute façon, vous n’êtes pas assez locale. On veut que des gens locaux ici. » « C’est quoi local ? Je suis née là, j’étais au lycée, j’ai fait du sport ici… », s’exaspère Malika Makdouf. Contacté, l’élu n’a pas souhaité répondre à StreetPress. Pour Christian Girardi, « ce ne sont que des balivernes, ce sont des détails ».

Malika Makdouf, crêpière, ne pourra plus participer aux marchés gourmands. / Crédits : StreetPress

Blague islamophobe

Des détails récurrents. Fin avril 2024, le maire va déjeuner au restaurant Le Basilic. La serveuse Elodie Gil est de service lorsque Christian Girardi lui lance, hilare :

« Je voudrais une eau islamique ! »

L’élu de droite mime ensuite une explosion pour signifier une eau pétillante. Dans son esprit, le mot islamique semble associé aux terroristes islamistes. Contacté par StreetPress, le patron du restaurant Olivier Smadja confirme la scène : « Je suis intervenu pour lui expliquer qu’il ne pouvait pas faire ce genre de blague dans mon établissement. »

Elodie Gil, serveuse au restaurant Le Basilic. / Crédits : StreetPress

Elodie Gil tranche : « C’est que des racistes ici. » Son ex-mari est marocain. Sa fille de six ans lui rapporte que des enfants la traitent de « sale arabe » dans la cour de récré. Une de ses amies, assistante maternelle d’origine marocaine, aurait préféré quitté la ville :

« Elle s’est tellement sentie harcelée qu’elle est partie vivre au Maroc avec ses enfants. »

L’ombre de la Coordination rurale et du Rassemblement national

Dans le Lot-et-Garonne, deux circonscriptions sur trois ont été gérées par le Rassemblement national (RN) de 2022 à 2024. Ce qui n’est pas pour déplaire à Christian Girardi. Encarté chez Les Républicains, il reçoit régulièrement la député vice-présidente du RN Hélène Laporte, l’élue dans sa circo (3). En 2022, l’édile a parrainé la candidature à la présidentielle d’Eric Zemmour.

Serge Bousquet-Cassagne, à la Coordination rurale Lot-et-Garonne, et le maire d'Aiguillon, Christian Girardi. / Crédits : Capture d'écran.

Le maire est surtout un grand ami de Serge Bousquet-Cassagne, chef de la Coordination rurale du Lot-et-Garonne. Créée en 1991, la CR est un puissant syndicat agricole, proche de l’extrême droite et anti-écolo. Serge « Castagne » s’est récemment illustré en empêchant la secrétaire nationale des Écologistes Marine Tondelier de se rendre à un rassemblement contre les méga-bassines. Contacté par StreetPress, il confirme sa proximité avec le maire d’Aiguillon :

« On est frères de sang et de combat. Christian porte des valeurs que je partage complètement que ce soit au niveau du rugby, de la gestion des entreprises ou d’une gestion d’une communauté. »

Depuis 2013, Serge-Bousquet-Cassagne est président de la Chambre d’agriculture du Lot-et-Garonne, l’un des trois départements où la CR est majoritaire, tandis que Christian Girardi en est le deuxième vice-président. La Cour des comptes vient d’étriller la gestion financière de la chambre, jugée opaque et entachée d’irrégularités. Quand StreetPress parle à « Kiki » de son copain de la CR, il préfère couper court :

« On va arrêter là, je n’aime pas vos pratiques. »

(1) Le prénom a été modifié.

(2) Le 3 mai 2024, le parquet du tribunal judiciaire d’Agen a requis une mesure de faillite personnelle accompagnée d’une interdiction de diriger et gérer une entreprise commerciale pour une durée de 15 ans à l’encontre de Sami Jabel. Son avocat Laurent Latapie déclare à StreetPress : « Le seul grief qu’on lui fait c’est une absence de collaboration alors qu’on a démontré que ce dernier a bien collaboré avec les organes de la procédure collective. Le procureur de la République s’oppose à toute demande de renvoi et semble très engagé dans la volonté de sanctionner ce chef d’entreprise en l’écartant de la vie économique. »

(3) Edit le 12 novembre : Nous avions auparavant écrit que l’élue RN Hélène Laporte n’était pas la députée de la circonscription d’Aiguillon. C’est en réalité le cas.