30/10/2024

Elles accusent les actionnaires de « faillite orchestrée »

Dans le Nord, l’histoire des ouvrières sacrifiées de Camaïeu

Par Jérémie Rochas

Des ouvrières licenciées de Camaïeu accusent les actionnaires de « faillite orchestrée » devant les Prud’hommes. Elles racontent, amères, la lente mort de la marque, jusqu'à sa résurrection sous la bannière de Célio… sans elles.

Roubaix, Nord (59) – Deux ans déjà que les machines de l’entrepôt de la marque de vêtements Camaïeu, sur l’avenue Jules Brame, ont cessé de vrombir. La longue allée de platanes, qui menait au parking des ouvriers, est désormais déserte et jonchée de détritus emportés par le vent. Les stocks et les murs ont été vendus pour une bouchée de pain aux opportunistes et « les employés laissés en galère », soupire Sophie (1), les yeux plissés par la bise. Elle a passé plus de trois années dans cette usine textile, à réceptionner la marchandise avant de la réexpédier dans tous les magasins partout en France. Mais le fleuron roubaisien de la mode au féminin, qu’elle a pourtant tant aimé, n’est plus :

« Ce ne sont pas seulement 2.600 employés qu’ils ont virés, ce sont aussi toutes leurs familles. »

Derrière son épaule, son conjoint Christophe (1) l’écoute sans interrompre. « À quoi bon remuer le passé ? Mon sort est déjà scellé », semble dire sa moue triste. Le quinqua laisse sa femme raconter pour lui sa carrière d’employé logistique dans le quartier des Trois-Ponts, à Roubaix, son licenciement brutal en septembre 2022 et, depuis, les rendez-vous à France Travail où s’enchaînent les entretiens d’embauche foireux :

« On est deux au chômage maintenant. Ils ont mis mon mari dans la merde et nos enfants avec. »

L’époque flamboyante des usines du textile de Roubaix semble bien loin. La Redoute, les 3 Suisses, Damart, Phildar, sont autant de marques de prêt-à-porter iconiques de la région. Aujourd’hui, les célèbres « mille cheminés » des manufactures ne fument plus et les lettres capitales des enseignes ont été retirées les unes après les autres des immeubles de brique rouge. La liquidation judiciaire de Camaïeu sonne comme la fin d’un règne. Les ouvrières – pour la plupart des femmes séduites par cette marque qui leur ressemblait – jugent qu’elle a été accélérée par les manœuvres irresponsables d’un seul actionnaire : Michel Ohayon, l’ancien propriétaire de l’enseigne, classé 104ème fortune de France en 2022. « On était ses p’tits playmobils. Le jour où il ne voulait plus jouer, il s’est débarrassé de nous et il est passé à une autre marque », s’égosille Cathy (1), l’une des meneuses de la fronde qui a mené le milliardaire devant les prud’hommes.

La liquidation judiciaire de Camaïeu sonne comme la fin d’un règne. / Crédits : Archives municipales de Roubaix

« Une faillite orchestrée »

« J’espère que chacun de nous retrouvera un taf dans lequel on se sentira bien. Car pour nous, la retraite, ce n’est pas maintenant », écrit une ancienne employée dans le groupe Facebook « des anciens de Camaïeu ». Il réunit quelque 800 salariés nostalgiques. Depuis la fermeture, les messages d’encouragement affluent, accompagnés d’offres d’emplois et de conseils juridiques dégotés sur la toile. Cathy a elle transformé son appartement en permanence administrative pour ses collègues noyés dans les innombrables démarches qui ont suivi leurs licenciements : demandes d’aides au reclassement, inscription aux formations et aux contrats de sécurisation professionnelle, calcul des indemnités… « Moi, j’ai vite rebondi. Je connaissais l’intérim. Mais les plus anciens ont eu du mal à passer à autre chose », explique la syndicaliste de 40 ans, en tirant machinalement sur sa cigarette électronique :

« Certains avaient 30 ans de boîte et ne savaient plus faire de CV ou des lettres de motivation. »

Aujourd’hui, les célèbres « mille cheminés » des manufactures ne fument plus et les lettres capitales des enseignes ont été retirées les unes après les autres des immeubles de brique rouge. / Crédits : Archives municipales de Roubaix

Cette solidarité a commencé bien plus tôt, raconte Louisa, une autre déchue de l’usine Camaïeu. « On est resté deux mois ensemble devant le siège après l’annonce de la liquidation en 2022. Ceux qui se sont retrouvés seuls chez eux sont tombés en dépression. » La sexagénaire a été remerciée après 28 ans de maison. « Un soir, un ancien collègue m’a même appelé pour me dire qu’il voulait se foutre en l’air », s’émeut-elle.

Plus de la moitié des ouvriers licenciés en 2022 n’auraient pas retrouvé d’emploi. / Crédits : Captures d'écran de vidéos de l'INA

Un plan de sauvegarde de l’emploi a été mis en place à la fermeture de l’enseigne. Une démarche légale, qui incombe aux mandataires judiciaires, pour ne pas laisser des centaines d’ouvriers sur le carreau. « Dans ce plan, ils voulaient absolument me former à la main d’œuvre ou l’aide à domicile. Ça ne leur venait pas à l’esprit que je puisse vouloir faire autre chose », se souvient amer Louisa, qui est finalement parvenue à négocier une formation dans le secteur de l’administration. « Les postes de reclassement étaient basés à Toulouse (31), Bordeaux (33), Paris (75) ou Lyon (69) », embraye Cathy, qui a décliné les différentes offres, hors-sol selon elle :

« On nous a demandé de tout quitter pour travailler comme femmes de ménage ou serveuses dans les hôtels d’Ohayon. »

Elle s’est finalement trouvé un job de caissière dans la grande distribution en ville. Selon la syndicaliste, plus de la moitié des ouvriers licenciés en 2022 n’auraient pas retrouvé d’emploi jusqu’alors.

Deux ans déjà que les machines de l’entrepôt de la marque de vêtements Camaïeu ont cessé de vrombir. / Crédits : Captures d'écran de vidéos de l’INA

Made in Roubaix

1993. Louisa enchaîne les petits boulots précaires quand son grand-frère lui conseille de tenter sa chance chez Camaïeu. Née en 1984, l’entreprise locale est florissante. « La marque n’arrêtait pas d’ouvrir des magasins et elle avait une super réputation. J’habitais à côté de l’entreprise, c’était l’idéal », se souvient l’ancienne ouvrière. Recrutée dès le premier entretien, elle en garde les plus beaux souvenirs de sa carrière :

« On était tous solidaires et au même niveau. Quand des nouvelles personnes arrivaient, on faisait tout pour les intégrer. »

Jean-Pierre Torck, PDG de l’époque, mise sur le circuit court pour éviter les délocalisations devenues courantes dans le secteur du textile. Il résume sa stratégie avec la formule « 80 % de la production dans un périmètre de 300 km autour de Roubaix » – aidé par les subventions de la mairie et de la préfecture du Nord. L’homme d’affaires fonde Camaïeu avec trois autres cadres de l’empire Mulliez, une famille omniprésente dans le Nord qui, à l’époque, compte déjà plus d’une centaine de magasins Auchan à son actif. Les quatre jeunes entrepreneurs des années post-récession veulent eux aussi goûter à la success-story roubaisienne et entendent « redémarrer une nouvelle industrie textile » en dirigeant leur activité vers les femmes de la classe moyenne. Une gamme branchée mais accessible, qui promet aux clientes de se vêtir de la tête aux pieds. « Le vrai bonheur est fait de petits bonheurs », résume le slogan.

Pendant l’année 2008, la marque ouvre 116 nouveaux magasins et affiche un chiffre d'affaires de 709 millions d'euros. / Crédits : Captures d'écran de vidéos de l’INA

Les jours heureux

La recette fonctionne et Camaïeu vit son âge d’or. Rien que pendant l’année 2008, la marque ouvre 116 nouveaux magasins et affiche un chiffre d’affaires de 709 millions d’euros. C’est dans cette période de gloire que Cathy rejoint avec fierté la « famille Camaïeu », devenue une référence du vêtement féminin en Europe. Après un divorce difficile et des missions intérims à la chaîne, elle signe le premier CDI de sa vie comme employée logistique. Avec les 200 employés de Roubaix, elle est chargée de réceptionner la marchandise, emballer les vêtements, les étiqueter, avant de les envoyer en magasin. « Je ne me voyais pas faire de la manutention jusqu’à ma retraite, mais j’ai vite compris que mon poste n’était pas figé. Il n’y avait aucune limite si tu voulais t’investir », se souvient-elle, séduite par cette organisation du travail basée sur la participation des ouvriers.

Jean-Pierre Torck a fondé Camaïeu avec trois autres cadres de l’empire Mulliez. / Crédits : Archives municipales de Roubaix

Le début du nouveau millénaire coïncide avec le tournant du e-commerce. Les dirigeants ratent le coche et voient leur terrain grignoté par Primark, Zalando et d’autres précurseurs de la vente en ligne. Camaïeu s’endette aussi vite que se détériorent les conditions de travail de ses ouvriers. « À chaque réunion mensuelle, on nous prenait pour des lapins de six semaines : un directeur nous sortait toutes les infos du JT pour justifier les problèmes de la boîte, avant de nous rassurer », rage encore Cathy :

« On aurait pu sauver nos miches, chercher du taf ailleurs. Mais ils nous ont laissé poireauter jusqu’à la dernière minute. »

En 2012, une grève éclate au siège de Roubaix. Les employés logistiques, parfois contraints de recourir à des compléments RSA pour atteindre le SMIC, réclament une augmentation de salaire. Ils sont soutenus par Eva Joly ou Jean-Luc Mélenchon, qui dénonce lui « des prédateurs qui se gorgent d’argent nonobstant la misère qu’ils infligent aux autres ». Le politique pointe du doigt les 23 millions d’euros de stock-options offerts en 2008 à l’ancien PDG démissionnaire, Jean-François Duprez. Les salariés obtiennent finalement gain de cause, mais les exigences de rendement restent toujours plus élevées et le management devient agressif. Cathy parle de « méthodes militaires » :

« Alors on mettait ces managers aux machines, on les laissait galérer et on leur demandait : “Alors c’est qui les patrons maintenant ?” Les terminators, c’est nous qui les avons terminés. »

La gaillarde se remémore les noms donnés aux vieilles machines de l’entrepôt : Océane, Corail, Calypso, Atlantis… Elle se chargeait elle-même de leur entretien parfois. Pour faire des économies, les frais de maintenance avaient été supprimés…

Le début du nouveau millénaire coïncide avec le tournant du e-commerce. Les dirigeants voient leur terrain grignoté par la vente en ligne. Camaïeu s’endette, et les conditions de travail de ses ouvriers se détériorent. / Crédits : Captures d'écran de vidéos de l’INA et archives municipales de Roubaix.

2016, Camaïeu est endettée à hauteur d’un milliard d’euros.. 2018, l’entreprise est placée sous sauvegarde par le tribunal du commerce et un mandataire judiciaire est désigné. L’entreprise résiste malgré tout et les actionnaires enchaînent les investissements, parfois foireux. Camaïeu préserve son image de marque face à la tempête : elle est désignée en 2017 et 2018 « enseigne de vêtements préférée des Françaises », puis « meilleure chaîne de magasins catégorie Mode Femmes ». Les ouvriers de Roubaix ne veulent pas croire à l’effondrement et s’accrochent. « Personne ne pensait que ça allait vraiment arriver. Jusqu’à la fin, les collègues étaient dans le déni », rumine Louisa.

Née en 1984, l’entreprise Camaïeu est à ses débuts florissante. /

La chute

En mai 2020, Camaïeu est placé en redressement judiciaire : 450 employés sont mis à la porte, parfois privés d’indemnités des mois durant. Au tribunal du commerce, le patron Ohayon entre en jeu. Il promet de reprendre tous les salariés et d’investir 84 millions d’euros pour sauver l’enseigne. Le juge le choisit pour le rachat. Un nouveau souffle d’espoir naît chez les ouvriers. « Au début, on voulait lui faire confiance, il avait mille idées. Et puis on s’est dit que quelque chose clochait », se souvient Cathy. Louisa surenchérit :

« Dès la première réunion, il nous faisait des grands discours. On l’appelait : “La vérité si je mens”. »

Le prêt de l’État sur lequel misait Ohayon pour relancer la machine lui est refusé et les factures continuent à s’empiler. L’entreprise tente un ultime coup de com’ début 2022 avec une campagne en ligne mettant en scène des femmes victimes de violences conjugales. Accusée de « glamouriser les violences », le badbuzz est instantané.

Le Covid19 empire tout, comme partout : considéré comme secteur non-essentiel, les 511 magasins du réseau sont fermés durant le premier confinement. Mais les ouvriers de Roubaix se débattent toujours, raconte Cathy :

« Dès qu’on a eu l’autorisation de reprendre le travail sur la base du volontariat pendant le confinement, on est retourné à l’entrepôt avec des visières et des masques. On faisait des journées de 10h non-stop. On ne voulait pas couler ! »

De son côté, Thierry Siwik, délégué CGT de Camaïeu, tente d’appeler à l’aide le ministre du Travail de l’époque, Roland Lescure. En vain. « On a même présenté un projet pour sauver la société avec des nouveaux fonds. On a posé 30 millions sur la table qui auraient pu préserver 1.800 salariés. Ils n’ont rien voulu savoir », soupire le syndicaliste, qui dénonce une « faillite orchestrée par les actionnaires ». Le 28 septembre 2022, le glas sonne. Ohayon débarque au tribunal du commerce avec un plan de continuité bâclé sur une feuille A4. L’entreprise est placée en liquidation judiciaire et les 2.600 employés sont licenciés sur le champ. « On nous a laissés une demi-heure pour vider nos vestiaires. Je n’oublierai jamais les cris de désespoir de mes collègues », se désole Louisa.

Le patron Sébastien Bismuth a fait l'acquisition de la marque pour une bouchée de pain. 11 nouveaux magasins consacrés aux collections femmes ouvrent sous une nouvelle identité : « Be Camaïeu ». / Crédits : Archives municipales de Roubaix et Jeremie Rochas

« Un Phoenix ne renaît pas de ses cendres »

« Camaïeu va rouvrir ses portes. Un symbole de la France quoi ! Ils ont pour but d’être une marque cool, créative, inclusive et surtout moderne », se réjouit Léna Situation dans une vidéo sponsorisée. L’influenceuse aux 4,7 millions d’abonnés sur Insta a été recrutée par le groupe Célio, tout nouveau propriétaire de Camaïeu, pour annoncer la résurrection de l’enseigne. Le patron Sébastien Bismuth a fait l’acquisition de la marque pour une bouchée de pain, laissant les murs et tout le reste. 11 nouveaux magasins consacrés aux collections femmes ouvrent sous une nouvelle identité : « Be Camaïeu ». Quant aux centaines d’ouvrières remerciées en 2022, elles ne sont pas de la partie. Si quelques postes étaient à pourvoir dans le nouveau magasin du centre commercial de Lille (59) inauguré fin août, les recruteurs ont vite été envoyés sur les roses. « Camaïeu est mort en 2022 avec ses 2.600 salariés, foutez-nous la paix », rugit Cathy :

« Aujourd’hui, aucune de nous ne veut postuler. C’étaient les valeurs de Camaïeu qui nous plaisaient et on les a perdues. »

Des ouvrières licenciées de Camaïeu racontent la lente mort de la marque, jusqu'à sa résurrection sous la bannière de Célio… sans elles. /

Les anciennes ouvrières ont lancé plusieurs recours aux Prud’hommes pour licenciement abusif. Dans le palais de justice de Roubaix, un petit groupe d’anciens salariés de l’entrepôt de Roubaix sont rassemblés derrière Maître Fiodor Rilov, célèbre défenseur des laissés-pour-compte par les multinationales. Fidèle au poste, il fait vibrer de sa voix rauque les murs de la petite salle d’audience des Prud’hommes :

« On est là pour faire payer les responsables de cette catastrophe sociale ! »

En février dernier, Cathy et Louisa ont également déposé plainte contre Michel Ohayon pour « abus de biens sociaux », avec 200 autres anciens employés de Camaïeu. Le propriétaire de la holding Financière immobilière bordelaise qui regroupe plus de 150 sociétés, est accusé d’« un certain nombre d’opérations opaques, anormales et injustifiées » et d’« agissements fautifs », considérés comme « cause première et déterminante de la faillite de l’entreprise ». En septembre 2021, un trou de 26 millions d’euros dans les caisses de la société avait notamment été percé à jour. « On a compris qu’il nous faisait payer les factures de ses autres sociétés pendant qu’on enchaînait les heures sup’ pour sauver la boîte », fulmine Cathy. Interrogée par StreetPress, la société de Michel Ohayon n’a pas répondu à nos questions. Elle se débat toutefois pour faire renvoyer l’affaire. Une situation épuisante pour les ouvrières. Mais Cathy, revancharde, ne compte rien laisser passer :

« Même si ça dure 15 ans, je serais là. Et si on perd, on lui aura au moins fait raquer les frais d’avocats. »

Les anciennes ouvrières ont lancé plusieurs recours aux Prud’hommes pour licenciement abusif. / Crédits : Archives municipales de Roubaix

Les prénoms ont été changés.

Illustration de Une de Timothée Moreau.