En France, des milliers de médecins étrangers pourtant diplômés et expérimentés gagnent à peine plus que le Smic, faute de véritable statut administratif.
Face à l’imposant bâtiment du ministère de la Santé, une poignée de médecins étrangers manifestent à bas bruit en ce mois de mai 2024. « On est à peine 30 alors que nous sommes des milliers dans la précarité ? », s’exaspère Mehdi (1), un diabétologue. L’homme né et diplômé en Algérie est ce qu’on appelle un « Padhue » : un praticien à diplôme hors Union européenne. Après dix ans d’expérience en Algérie, il exerce depuis quatre ans en France avec des responsabilités importantes puisqu’il forme des internes dans son hôpital en Normandie. Pourtant, comme de nombreux Padhue, il ne gagne guère plus que ces derniers, avec un salaire de 1.450 euros bruts par mois, loin des 4.500 euros bruts des praticiens hospitaliers français en début de carrière – un salaire qui évolue jusqu’à 9.200 euros bruts.
En France, pour permettre à Mehdi et aux autres Padhue d’être considérés comme des médecins français, il faut qu’ils passent une équivalence des diplômes nommée EVC. En théorie simple « épreuve de vérification des connaissances », l’examen est un concours qui ne dit pas son nom : en 2023, 2.700 candidats Padhue ont été recalés sur 4.000. Si Mehdi ne réussit pas sa deuxième – et dernière – tentative aux EVC, il ne pourra pas continuer à travailler en France après la fin de son contrat à l’automne prochain. « Sinon, c’est soit reconversion, soit retour au pays ! C’est inacceptable car on a choisi d’être médecins », résume-t-il. En janvier 2024, Emmanuel Macron a promis « de régulariser un certain nombre de ces médecins étrangers », reconnaissant qu’ils « tiennent à bout de bras nos services de soin » et qu’ils sont « laissés dans une précarité administrative ». Mais entre les préfectures zélées ou les hôpitaux qui profitent d’une main d’œuvre bon marché, de nombreux médecins exercent encore dans des conditions catastrophiques ou sont même empêchés de travailler. Le cas de Mehdi s’ajoute à ceux de Donia (1), médecin généraliste tunisienne qui soigne des patients français depuis quatre ans, Akem (1), autre généraliste diplômée au Cameroun aux six années d’expérience, et Nora (1), neurophysiologue depuis 21 ans, diplômée en Algérie.
Les politiques accordent un sursis aux Padhue, les préfectures ne suivent pas
Il y a quelques mois, Donia a été surprise de voir son contrat arrêté brutalement, deux semaines avant son terme par son établissement dans le Sud-Ouest. « La préfecture a dit que je ne suis pas autorisée à travailler. Je ne connaissais même pas cette notion », témoigne celle qui est arrivée en France en juin 2020. Donia est pourtant passée par plusieurs hôpitaux et a alterné entre l’addictologie, la gériatrie et les renforts en réanimation au plus fort de la crise Covid. Elle a tout sacrifié par « amour de son métier », a vécu dans un 14m2 dans le Sud, loin de son mari qui habite la banlieue parisienne. Celle qui n’a jamais « compté ses heures » a dû gérer seule un service d’addictologie entier. « Ce qui me fait mal, c’est qu’ils appliquent bêtement des décisions. Ils n’y connaissent rien à la préfecture, quand on leur dit Padhue, ils répondent : “Hein quoi, Padhue ?” », s’étrangle la médecin, qui est retournée en Tunisie après une période de déprime.
La praticienne est une des nombreuses victimes du blocage engendré à la fois par les préfectures françaises et les hôpitaux. Fin mars, l’inter-collectif Padhue a dénoncé l’absurdité de cas où des préfectures « refusent de délivrer une autorisation de travail à des contrats extra-légaux ». En effet, les annonces d’Emmanuel Macron ont amené les Agences régionales de santé (ARS) à délivrer des autorisations d’exercice temporaire. Sauf que, pour les préfectures, aucun statut n’a été entériné donc les documents de l’ARS ne valent rien.
Les Padhue sont même confrontés à des situations ubuesques. Embauchée sous contrats stagiaires de six mois renouvelables, la médecin camerounaise Akem s’est retrouvée comme d’autres Padhue le nez dans les démarches administratives. « À peine tu obtiens ton titre de séjour que tu dois stresser pour le prochain. Ça a un impact sur la qualité de vie, la santé mentale, on ne s’y habitue pas », indique celle qui a également un Master en santé publique. Son hôpital dans le Sud lui a finalement proposé un contrat de « praticien attaché à caractère temporaire » (Pact). Un statut qui fait suite aux annonces d’Emmanuel Macron et, s’il est encore au stade du projet de décret, serait « déjà applicable » selon certains des collègues franciliens d’Akem. Mais la préfecture n’a pas voulu reconnaître la validité du sésame. « Une préfecture va dire oui, l’autre non, c’est au pif : on change de département, on change de règle », observe Léonard Balme, avocat spécialisé dans la défense des droits des Padhue. Ce dernier qualifie les contrats Pact d’énième « statut temporaire qui ajoute une couche à un millefeuille indigeste ». La situation a également le don d’agacer Eric Tron, de l’UFMICT-CGT :
« Où est passé le souci de la santé publique ? On se demande qui nous gouverne entre le ministère de la Santé et le ministère de l’Intérieur. »
Ce dernier n’hésite pas à parler de « politique xénophobe ». Il en veut pour preuve le nombre de postes ouverts pour les diplômes EVC, qu’il qualifie de « quota », fixé chaque année environ à 20% d’une promotion d’étudiants français de médecine, en décalage avec les besoins des hôpitaux. Ce système sévère et dérogatoire a une autre fonction, analyse Léonard Balme :
« Ces médecins sont bloqués à l’hôpital public. Quand tout le monde est en train de se barrer dans le privé, ne pas les régulariser est une manière de conserver cette emprise. »
Une précarité alimentée par les hôpitaux
Malgré l’interventionnisme de plus en plus visible des préfectures, ce sont en fait les hôpitaux qui gardent la mainmise dans la plupart des cas. Les établissements ont l’air de tout faire pour payer les Padhue au salaire d’internes et les laisser dans la précarité. Pour Akem, plutôt que de partir au bras de fer avec la préfecture pour faire valoir son contrat de praticien attaché, la direction de son hôpital a préféré lui proposer un allongement de son contrat stagiaire, moins bien rémunéré. De quoi donner à la Camerounaise l’envie de se « reconvertir » et de s’orienter vers des ONG qui aident les réfugiés malades.
Sous prétexte de la « peur d’une inspection de la part de la préfecture », Nora a également été sommée par son hôpital de la région lyonnaise de subir une dégradation de son salaire ou de partir. La mère de trois enfants, au mari aussi médecin, avait réussi à décrocher un contrat sous un ancien statut, désormais illégal, mais rémunéré 3.000 euros brut par mois, après d’âpres négociations. Mais l’hôpital a craint l’illégalité de son statut et lui a proposé un statut d’interne également illégal, mais payé moitié moins. « Je lui ai répondu que c’était aussi illégal », raconte Nora. Après avoir refusé la proposition, cette neurophysiologue algérienne depuis 21 ans s’est reconvertie en infirmière. L’expérience a été mitigée et elle s’est retrouvée au chômage. Désormais, elle mise tout sur les diplômes d’équivalence de cette année.
Toutes ces situations risquent définitivement de dégoûter les Padhue du métier. À la manifestation du 14 mai dernier, Souhila était venue soutenir ses anciens collègues étrangers. Cette ex-ORL est désormais professeur de lycée heureuse à l’académie de Créteil. La raison de sa défection ?
« Je ne voulais pas que mes enfants constatent que cela ne sert à rien de travailler et de faire des études. »
Et tant pis pour la pénurie de médecins spécialistes en France.
(1) Les prénoms ont été modifiés.
Contactés, la Direction Générale de l’Offre de Soins (DGOS) et le ministère de l’Intérieur n’ont à ce jour pas répondu à nos questions.
Illustration de Une de Jérôme Sallerin.