17/05/2024

« C’est un business du traumatisme »

La téléréalité, machine à mépris de classe ?

Par Lina Rhrissi

Dans Vivre pour les caméras, Constance Vilanova explique comment les émissions comme Les Marseillais exploitent des jeunes femmes issues des classes populaires ou qui ont été victimes de VSS pour créer de la « séquence ». Interview.

Depuis 2003, et une soirée de liberté sans ses parents passée devant les roucoulades de Greg le millionnaire et Marjolaine dans le Bachelor, Constance Vilanova est une fan assumée de téléréalités. La journaliste chevronnée a passé sa passion adolescente au crible dans son premier ouvrage. Vivre pour les caméras : ce que la téléréalité a fait de nous, publié le 2 mai 2024 aux éditions JC Lattès, est une enquête fouillée sur l’impact de la téléréalité sur nos façons de vivre, de la première diffusion du Loft Story sur M6 à aujourd’hui. L’autrice féministe décrypte les mécanismes de l’industrie, son sexisme, le rêve de célébrité comme échappatoire, ou encore les dérives de la chirurgie esthétique. Tout juste trentenaire, elle se livre aussi sur sa propre entrée dans la vie adulte, potins des candidats en bruit de fond.

Celle qui écrit pour Affaires sensibles de France Inter, publie des articles dans Libé et tient une chronique hebdomadaire sur Mouv’, a dû batailler pour imposer la téléréalité comme thème légitime dans les rédac’. « Un rédacteur en chef m’a sous-entendu un jour que celles qui faisaient de la chirurgie esthétique étaient de toute façon des pauvres filles », se remémore-t-elle. Précurseuse, elle publie l’une des premières investigations sur les violences sexuelles et sexistes (VSS) dans le milieu dans Mediapart en 2022, mettant en cause le candidat Illan Castronovo :

« On est une génération de jeunes journalistes, femmes, qui ont envie de faire bouger les lignes et qui considèrent que la pop culture, c’est un sujet. »

Selon Constance Vilanova, si les médias institutionnels ont mis du temps à s’en saisir, c’est aussi parce que le mépris de classe a longtemps été de mise. Pour StreetPress, elle décortique le classisme qui imprègne ces programmes et ceux qui les regardent.

Dans ton livre, tu expliques que les candidats sont souvent issus de milieux populaires. Pourquoi ?

Constance Vilanova : Ça remonte au Loft, en 2001, le public a voté pour Loana. Elle a en quelque sorte servi de prototype pour toutes les autres candidates. Dans le Loft, il y avait des candidats de classes sociales assez variées, comme Laure qui représentait un peu la bourgeoisie du 16ème arrondissement de Paris. Loana, au contraire, c’est une jeune femme qui vient du Sud, d’un milieu très pauvre. Elle était gogo-danseuse et aidait sa mère à faire les brochettes de bonbons qu’elle vendait. Même si cet aspect n’est pas lié à sa classe sociale, elle a aussi vécu une enfance très violente avec un père alcoolique, une mère dépressive et des parents qui se sont séparés. Comme c’est une candidate qui a fonctionné, les boîtes de prod’ sont allées dans ce sens.

L’autre raison, avancée par les casteurs, c’est qu’il serait plus difficile de trouver de très jeunes candidats passés par l’université car ils ne peuvent pas faire un break de trois mois pendant leurs études. À l’inverse de ceux qui sont déjà dans la vie active. Résultat : le monde de la nuit où travaillent des gogo-danseuses et barmans est devenu un véritable « terrain de chasse » pour les productions. Et les candidats vont parfois faire l’émission dans le but de sortir de leur situation précaire. Quand elles deviennent célèbres, beaucoup de candidates ont pour premier réflexe de mettre leur famille à l’abri. C’est le cas de Jessica Thivenin qui a grandi dans une caravane et vient d’acheter une villa à ses parents et qui explique que sa plus grande fierté est d’avoir emmené son frère à New York.

À mon avis, la dernière raison du succès de ces candidats, c’est que ça rassure le téléspectateur sur sa condition sociale. Il peut se dire : « Je ne suis pas comme eux. Moi, j’ai pu faire des études. Intellectuellement, je domine ces jeunes gens-là. »

Comment cela entretient le mépris de classe ?

Cela permet de faire de la séquence méprisante et snob. Par exemple, on va avoir dans les épisodes des Marseillais des tests de culture générale, avec des questions qui vont mettre en difficulté des jeunes hommes et femmes qui ont arrêté l’école tôt. On va aussi beaucoup se moquer de leurs accents régionaux… On entretient les clichés. Quand elle a lancé les Ch’tis en 2011, la productrice Alexia Laroche-Joubert a fait une conférence de presse dans laquelle elle disait qu’elle en avait marre de caster dans le Sud parce qu’il n’y avait que des cagoles et que les gens du Nord avaient des personnalités chaleureuses…

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Tu t’es particulièrement intéressée aux candidates. L’origine sociale populaire n’est pas le seul point commun des femmes qui participent. Tu expliques qu’elles ont vécu des traumatismes, des violences sexistes et sexuelles (VSS) ou intra-familiales. L’industrie exploite-t-elle ces fragilités ?

Il y a un business du traumatisme dans les boîtes de production. Le dénominateur commun des candidates est qu’elles ont toutes eu une blessure d’abandon très forte pendant l’enfance et ont quasiment toutes vécu des VSS. Il suffit de lire les biographies des candidates pour s’en rendre compte. Comme Shanna Kress qui raconte qu’elle a été violée par le vigile de la boîte dans laquelle elle bossait. C’est pratique parce qu’elles vont vivre leurs émotions à 1.000 pourcent devant la caméra : ça va créer des séquences très fortes de larmes et de cris. On le voit particulièrement dans les émissions de dating. L’exemple le plus récent, c’est Cassandra qui participe à « Arnacœur ou prince charmant » sur M6. Elle doit deviner si ses prétendants sont sincères ou venus pour l’argent. La prod’ sait que c’est une jeune femme qui a assisté au décès de son petit frère alors qu’il était sous sa surveillance quand elle était enfant et qui a enchaîné les relations toxiques dans les émissions précédentes auxquelles elle a participé.

« Les candidats vont parfois faire l'émission dans le but de sortir de leur situation précaire. Quand elles deviennent célèbres, beaucoup de candidates ont pour premier réflexe de mettre leur famille à l’abri. » / Crédits : DR

Il y a une idée répandue selon laquelle ce sont des programmes faits pour les classes populaires…

C’est faux ! Ce sont des programmes qui sont regardés par tout le monde, peu importe les classes sociales. Je viens d’un milieu plutôt privilégié et je n’ai jamais autant parlé de téléréalité qu’en école de journalisme. La chercheuse Nathalie Nadaud-Albertini m’a expliqué que dans certaines grandes écoles, des élèves adeptes de téléréalité utilisaient des expressions de téléréalité, comme « Bebew » du candidat phare des Marseillais Greg Yega, pour se repérer entre elles sans se faire remarquer. Ce qui est marquant, c’est que tout le monde a honte de regarder ces programmes. Je pense que c’est parce que ça nous associe aux classes populaires et ça, c’est mal perçu.

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C’est quoi la conséquence de l’indifférence des médias ?

En ne se préoccupant pas de ce sujet, les médias institutionnels n’ont pas pu alerter les parents. Donc pendant dix ans, après l’école, les enfants regardaient des programmes qui banalisaient le harcèlement et le sexisme. On a laissé des blogueurs, qui ne sont pas tous armés pour parler de ces sujets, feuilletonner ou parler de clash pour des faits graves qui pouvaient relever de la justice. Ça a été particulièrement le cas pendant la diffusion des Anges de la téléréalité sur NRJ12 en 2016, qui a déclenché plus de 2.000 signalements au CSA. À l’heure du goûter, Aurélie Preston a été persécutée à l’écran par Ricardo, qui a jeté son matelas par la fenêtre et promis de lui faire vivre un enfer avec la complicité des autres candidats, hilares.

Tout a changé avec Booba contre les « influvoleurs »…

Les candidates ont parlé des VSS qu’elles subissent bien avant #metoo, dans leurs stories ou à des blogueurs. Mais comme nous, journalistes, on n’a pas considéré que cette matière faisait partie de la culture de masse, ça a été un angle mort médiatique pendant des années. On n’a pas écouté ces femmes qui sont des mauvaises victimes parce qu’elles font partie de ces programmes et parce qu’elles sont issues de milieux populaires.

Les médias ont commencé à se réveiller avec l’affaire qui a opposé le rappeur Booba et Magalie Berdah, à la tête d’une agence de placement de produits pour les influenceurs de la téléréalité. Donc il a fallu que des gens qui ont commandé des Airpods à trois balles se plaignent pour que le gouvernement commence à s’intéresser à ce milieu… On s’en préoccupe quand des consommateurs se font arnaquer mais pas quand des femmes sont victimes de viol ou de violences sexuelles.

Les programmes s’améliorent-ils ?

Depuis deux ans, les émissions d’Endemol, les nouvelles éditions de la Star Ac’ et de Secret Story, se construisent en opposition totale avec tout ce qui a été fait ! Un règlement intérieur a été lu à chaque candidat : les clashs sont interdits. Ils ont même eu un entretien avec un médecin, un psychiatre et un psychologue. Ils viennent tous de milieux sociaux complètement différents et il y a plus de candidats racisés. Ça reste de la communication, mais ça prouve qu’on peut faire de la téléréalité sans harcèlement et sans mépris de classe.