Depuis 2020, au moins 66 exilés sont morts en tentant de traverser la Manche. Certains disparaissent toutefois sans que leurs corps ne soient retrouvés. Ces disparus anonymes laissent des familles dans l’attente et le doute.
La dépêche AFP, tristement banale, est tombée le 3 novembre 2021 : « Pas-de-Calais : un migrant déclaré disparu en mer au large de Boulogne-sur-Mer. » Une disparition anonyme, comme il en arrive régulièrement à la frontière franco-britannique. L’homme s’appelait Haftom Mekonen, il avait 17 ans. Il a laissé derrière lui Aman, son cousin de 20 ans et compagnon de traversée, ainsi que des hébergeuses solidaires qui l’ont côtoyé dans les derniers mois de sa vie, entre la France et la Belgique. « C’est ici que je venais les chercher les week-ends », se rappelle Claudine, encore émue. Face à un banc vide, devant la gare du Nord de Bruxelles, Claudine revoit Aman et Haftom, assis là, un petit sac chacun, et des vêtements imprégnés d’une odeur de feu de bois. Ils venaient parfois à Bruxelles depuis Calais, fuir le temps d’un week-end la rudesse de la vie en campement.
Depuis trois ans, plus de 66 personnes qui tentaient de traverser la Manche pour rejoindre l’Angleterre sont mortes au large des côtes françaises. Pour certains, on retrouve leurs corps sans vie après le naufrage. Mais il y a les invisibles qui disparaissent dans l’eau glacée de la mer sans laisser de trace, comme Haftom ou encore ces deux personnes portées disparues depuis le dernier naufrage en date, le 28 février. Leurs proches, sans réponse ni reconnaissance de la part des autorités, peinent à faire leur deuil en l’absence de preuves formelles. StreetPress a enquêté sur trois de ces disparitions. Des amis, des membres de la famille et des citoyens solidaires, en quête de vérité, veulent désormais rendre hommage à leurs disparus.
La dune de la Slak est un des points de départ des embarcations vers le Royaume-Uni. / Crédits : Valentina Camu
Une embarcation et son moteur inutilisables sur la plage de Ambleuteuse. / Crédits : Valentina Camu
La vie trop courte de Haftom Mekonen
Claudine a connu Haftom et Aman au début de l’été 2021. C’est en 2018 que cette hébergeuse solidaire a commencé à ouvrir les portes de chez elle aux exilés, alors qu’ils sont de plus en plus nombreux à vivre dans les rues bruxelloises. Haftom et Aman sont Éthiopiens. Ils ont quitté la région du Tigré en 2020, peu après le début de la guerre civile, à l’origine du déplacement forcé de deux millions de personnes. Leurs familles se réfugient alors au Soudan, et Haftom convainc son cousin de partir en Angleterre avec lui. « Aman ne voulait pas vraiment y aller, c’est Haftom qui avait cette idée en tête, c’est lui qui menait », se rappelle Claudine. Ils passent deux mois en Libye avant de traverser la Méditerranée, puis l’Italie, pour arriver en France par la Vallée de la Roya. Puis direction Paris et enfin Bruxelles. Depuis la capitale belge, les deux jeunes hommes effectuent régulièrement des allers-retours à Calais, pour tenter de passer en Angleterre. Sur le littoral, ils ne vivent de rien, sans argent, sans affaires. Chez Claudine, Aman et Haftom retrouvent une vie normale pour un week-end. Douche, repas en famille, foot à la télé, Claudine découvre « deux ados, toujours souriants, très affectifs, qui laissaient leur problème de côté quand ils étaient à la maison ».
À Lille (59), Sandrine Foucault, hébergeuse solidaire membre du réseau Migraction 59 a aussi croisé la route d’Haftom, en l’accueillant chez elle quelques jours. Elle se rappelle d’un jeune homme stressé, « qui pensait toujours aux autres restés dans les campements, notamment les femmes et les enfants qu’il aidait beaucoup ». Chez Sandrine, il passe des heures à trier des vêtements pour les donner aux femmes des campements et découper des cagettes de bois pour le feu.
Claudine garde des photos de Haftom sur son téléphone. Après sa disparition dans la Manche, elle a aidé Aman à chercher son cousin mais elle a vite compris qu'elle ne le retrouverait plus jamais. / Crédits : Valentina Camu
Devant les urgences de l'hôpital de Calais, où elle avait cherché Haftom lors de sa disparition, ou à Oye-Plage, Claudine repense souvent à l'Éthiopien. « Quand on est ado, on n’a pas peur de la mort », répète-t-elle. / Crédits : Valentina Camu
Le 2 novembre 2021, les deux jeunes hommes embarquent enfin vers l’Angleterre. En repensant à Haftom, Claudine répète :
« Quand on est ado, on n’a pas peur de la mort. »
« On a fait les hôpitaux, la police, on n’avait aucune trace de lui
C’est ce qui a poussé le jeune homme, cette nuit-là, à sauter dans le Manche glacée, au milieu de leur traversée, pour sauver un homme tombé à l’eau. L’homme a été sauvé, mais Haftom n’a jamais pu retrouver l’embarcation. Il avait une chambre à air autour de la taille et ne savait pas nager. La Manche a englouti son corps, qui n’a jamais été retrouvé.
Aman était sur un autre bateau cette nuit-là. Récupéré par des sauveteurs et sans nouvelles de son cousin, il entend d’abord dire que tout le monde a été sauvé. Il part à la recherche d’Haftom, avec Claudine, arrivée en urgence de Bruxelles. « On a fait les hôpitaux, la police, on n’avait aucune trace de lui. » Claudine comprend vite qu’elle ne reverra jamais Haftom. Aman lui, refuse d’y croire. Il ne quitte plus Calais et passe plusieurs jours enfermé dans sa tente, sans bouger. « C’est des amis à lui qui l’ont mis sur un bateau pour passer en Angleterre, il ne voulait plus y aller, il ne voulait plus rien faire », se désole Claudine. Aujourd’hui, Aman vit en Angleterre. Il parle peu, et refuse d’évoquer Haftom et cette traversée du 2 novembre 2021. Parfois, en scrollant sur TikTok, il croit reconnaître son cousin en arrière-plan d’une vidéo. « Il m’a dit qu’il n’était pas encore convaincu qu’Haftom était mort », relate Claudine.
Dans un lieu associatif de Bruxelles, la Croix Rouge a mis en place un dispositif de « Rétablissement des liens familiaux », qui aide les familles à retrouver les disparus. / Crédits : Valentina Camu
Claudine regarde les avis de recherche du dispositif. Parfois, Aman la contacte car il croit reconnaître son cousin mort en mer en arrière-plan d'une vidéo TikTok. / Crédits : Valentina Camu
Quatre amis d’enfance séparés par la Manche
Bonnet enfoncé sur la tête pour se protéger du froid, au milieu d’une lande parcourue d’étangs et d’arbres nus où s’accrochent quelques vêtements, Rojman (1) se remémore la nuit du 15 décembre. C’était il y a à peine une semaine. Ses amis d’enfance Nima, 24 ans, et Hiva, 26 ans, ont disparu dans la Manche. « Je connais Hiva depuis près de vingt ans. Nous étions ensemble à l’école », confie Rojman, rencontré en périphérie de Dunkerque. Avec Nima, « nous allions dans le même club de sport ». Les trois jeunes hommes ont grandi dans la ville de Paveh, dans la province kurde de Kermanshah, en Iran. À l’été 2023, Rojman et Hiva ont fui ensemble les difficultés économiques et politiques qui les étouffaient. Nima est parti peu après, avec un quatrième ami, Ferhat (1). Les quatre Kurdes se sont retrouvés sur les routes européennes de l’exil.
Ce soir de décembre 2023, c’est ensemble qu’ils ont quitté, dans la nuit noire, les campements informels du Dunkerquois, guidés par les passeurs. C’est ensemble, encore, qu’ils ont embarqué sur un canot pneumatique instable, depuis Oye-Plage (62). Aux côtés de soixante personnes, sans gilet de sauvetage, les amis d’enfance ont pris le large. Rojman s’assoit aux côtés de Hiva, son compagnon de route de la première heure, sur le flotteur gauche du canot. Mais à 1h30, fuite d’air : « Le côté gauche s’effondre. On est tombés à l’eau, Hiva et moi, avec une dizaine de personnes », raconte Rojman. « La panique commence à me faire délirer. » De l’autre côté du canot, Ferhat tente de se maintenir à flot. Il retrace :
« Je tiens d’une main celle de Nima. De l’autre, je m’accroche à une sangle du canot pour ne pas couler. »
Une vague arrive, il chute à son tour. La confusion est totale lorsqu’un bateau de secours français intervient sur zone. Ferhat et Rojman sont débarqués au port. Malgré des recherches en mer menées par les autorités, Hiva et Nima n’ont jamais été retrouvés.
Hiva et Nima, deux amis d'enfance kurdes, n'ont jamais été retrouvé après leur naufrage en décembre dernier. Les photos des deux hommes sont encore dans le téléphone de Zhina, la cousine d'Hiva, qui a mené les recherches. / Crédits : Valentina Camu
Des démarches difficiles à mener seul
Rojman prévient alors une amie d’enfance vivant en France, Zhina (1). La jeune femme, arrivée grâce à un visa étudiant, se lève tous les matins aux aurores pour mener des recherches dans un laboratoire de biologie sur le dérèglement climatique. Zhina connaît très bien les deux disparus. Nima était son voisin. Hiva, son petit cousin.
La jeune Kurde se rend à la police aux frontières de Calais dans la foulée du naufrage, pour en savoir plus sur ces disparitions. « On a pris mon numéro de téléphone, mon mail. Je leur ai envoyé les documents d’identité d’Hiva et Nima. Mais depuis, je n’ai jamais eu de nouvelles. » Mener seule cette démarche a été « vraiment difficile » :
« Avant, mes cheveux étaient très longs. À mon retour de Calais, je les ai coupés court. Je suis revenue nerveuse, et très fâchée ».
Aujourd’hui, Zhina assure le lien avec les familles au pays qui, en l’absence de corps, « n’acceptent pas l’idée que Hiva et Nima puissent être morts. Dans notre village, les parents ont généralement cinq enfants ou six enfants. Ceux de Nima n’en ont que deux… Et ils ont toujours fait tout leur possible pour eux ».
Rojman, lui, a renoncé à la traversée. Il a partagé il y a quelques jours sur Instagram une ancienne photo de Nima et lui à la salle de sport, postée depuis l’Allemagne, où il espère reconstruire sa vie. Des quatre amis d’enfance, seul Ferhat a réussi à passer en Angleterre.
Depuis 2020, au moins 66 exilés sont morts en tentant de traverser la Manche. Des dizaines de familles espèrent encore les retrouver via le dispositif de la Croix Rouge. / Crédits : Valentina Camu
« Je suis allé au moins 12 fois à Calais pour chercher »
« Tant que le corps de William n’est pas retrouvé, il est impossible d’organiser des funérailles. Sa famille restée au pays et moi gardons toujours espoir qu’un jour, son corps soit retrouvé pour qu’on puisse organiser cette cérémonie et lui dire définitivement “Au revoir” ». Assis sur un banc dans un parc public de Douai, Jacob Juma, Sud-Soudanais de 28 ans arrivé en France en 2020 et reconnu réfugié deux ans plus tard, parle d’une voix grave et d’un ton calme. Du haut de son mètre 90, quand il évoque la disparition de son oncle, William Nyoun Gai, les mots sont posés et appuyés.
Jacob raconte la guerre civile qui a ravagé le Sud-Soudan jusqu’en 2020, la fuite vers le Soudan, la vie de galère et de « souffrances » en tant qu’ouvrier du bâtiment à Khartoum, puis en Libye. Enfin, le choix du départ vers l’Europe. « Je suis parti le premier pour Malte, William a suivi ma route quatre mois plus tard », précise-t-il. Une fois en France, Jacob trouve refuge chez un ami à Lille où il décide de demander l’asile. Son oncle le rejoint le 24 octobre 2021, avec pour objectif de continuer sa route vers le Royaume-Uni. « Je m’en souviens, c’est la dernière conversation Messenger que j’ai eue avec lui », indique Jacob, le doigt sur son portable. William reste deux jours à Lille puis part pour Calais, où il survit dans les campements précaires et informels.
Depuis la disparition de son oncle, Jacob a décidé de rester en France et de ne pas tenter la traversée vers l’Angleterre. « Tant que le corps de William n’est pas retrouvé, il est impossible d’organiser des funérailles », explique le Sud-Soudanais. / Crédits : Valentina Camu
Jacob a vu son oncle William pour la dernière fois devant un bureau de tabac à Lille. Après le naufrage de ce dernier en novembre 2021, Jacob est allé « moins 12 fois à Calais » pour le chercher. / Crédits : Valentina Camu
Jacob a reconstitué la suite des événements après qu’un rescapé l’a contacté depuis son lit d’hôpital à Saint-Omer, juste après le naufrage. « William a tenté la traversée avec quatre autres personnes à bord d’une toute petite embarcation pneumatique sans moteur », détaille le réfugié sud-soudanais. C’était la nuit du 10 au 11 novembre 2021, peu avant minuit. Une tempête les frappe au bout de deux heures et la frêle embarcation est vite balayée. « Le bateau s’est retourné à cinq reprises », a retracé Jacob. William et deux autres exilés décident alors de se mettre à l’eau afin de lester l’embarcation et permettre aux deux plus jeunes passagers de se stabiliser dans le bateau. Jacob souffle :
« Mais la tempête continuait et, à un moment, mon oncle a disparu, puis ça a été le tour des deux autres qui étaient dans l’eau. »
« Je suis allé au moins 12 fois à Calais pour chercher William : j’ai rencontré la police aux frontières, j’ai parlé plusieurs fois à la Croix-Rouge », détaille Jacob. La famille restée au pays commence également à s’inquiéter de voir que ses appels et messages demeurent sans réponse. Après plusieurs jours de recherche, Jacob se résigne à les informer. « C’était tellement douloureux » se souvient-il. Depuis la disparition de son oncle, Jacob a décidé de rester en France et de ne pas tenter la traversée vers l’Angleterre. Il a repris ses études et vit aujourd’hui à Lens. Il soupire :
« Je n’ai pas changé de téléphone depuis cette date, de peur que la Croix-Rouge ou la police ne puissent plus me contacter, mais malgré cela, je n’ai plus jamais eu de nouvelles de mon oncle. »
(1) Les prénoms ont été changés.
Cet article a été réalisé avec le soutien du JournalismFund Europe.