Imen, Léa et Awa, anciennes compagnes ou employées d’Emmaüs Liberté, accusent le responsable de la communauté de harcèlement moral ou de violences sexuelles. Emmaüs France aurait décidé de couvrir le responsable malgré plusieurs signalements.
29 août 2022, Montreuil (93) – Comme chaque lundi matin au siège d’Emmaüs France, les salariés en charge du suivi des 123 communautés du réseau se réunissent pour faire le point. Le dossier « Emmaüs Liberté » est mis sur la table. Un témoignage alarmant leur est parvenu quelques jours plus tôt. Il accuse Pépin A., le responsable de la communauté d’Ivry-sur-Seine (94), d’agression sexuelle, de harcèlement moral et sexuel et d’abus de pouvoir. Et ce n’est pas la première alerte reçue par la fédération. Depuis 2018, les signalements s’empilent. Plusieurs salariés et compagnes de la communauté disent avoir été victimes de harcèlement moral et sexuel de la part du responsable. Alors cette fois, l’équipe de la branche communautaire refuse de se taire. Elle demande à sa hiérarchie de suspendre l’accompagnement de la communauté par Emmaüs France le temps qu’une enquête soit menée. Plusieurs salariés menacent d’exercer leur droit d’alerte collective si rien ne bouge.
Dans les jours qui suivent, une enquête est finalement diligentée par Emmaüs France et confiée à Qualisocial, « un cabinet indépendant spécialisé en prévention des risques psychosociaux ». Plusieurs témoins sont alors interrogés par une psychologue de l’entreprise mandatée. Les conclusions du rapport demeurent depuis secrètes et le responsable accusé est maintenu en poste. L’épisode démontre une véritable omerta sur ces témoignages et signalements qui concernent Pépin A. L’homme est un intime d’Antoine Sueur, président d’Emmaüs Liberté jusqu’en 2021 et actuel président d’Emmaüs France. « Le rapport ne dit pas qu’il n’y avait rien mais il dit qu’il n’y a rien de plus concret avant qu’après », tâtonne ce dernier. « Je connais Pépin A. depuis très longtemps, je l’avais recruté. On a pris toutes les dispositions », assure-t-il. Pourtant, quatre personnes accusent Antoine Sueur d’avoir couvert les agissements de Pépin A.
En juin 2023, StreetPress révélait qu’une communauté Emmaüs dans le Nord était accusée de traite d’êtres humains et de travail dissimulé envers des sans-papiers. Depuis, nous avons continué nos investigations et de nombreux témoins ont contacté StreetPress pour faire part de nombreux dysfonctionnements. Nous avons choisi de nous concentrer sur trois communautés. Une série de trois enquêtes sera publiée chaque semaine :
> Épisode 1 : Emmaüs Tarn-et-Garonne accusé d’avoir exploité des enfants
> Épisode 2 : Racisme et violences sexuelles chez Emmaüs. « Le directeur me traitait d’esclave, et m’humiliait en me nourrissant de banane à la bouche »
> Épisode 3 : Le responsable de la communauté Emmaüs d’Ivry-sur-Seine accusé d’agression sexuelle
Le harcèlement sexuel
« Des compagnons m’avaient mis en garde sur le fait que Pépin “me voulait” », se souvient Awa (1), arrivée en septembre 2018 dans la communauté d’Emmaüs Liberté sous le statut de compagnon. Quelques mois après s’être installée, le responsable aurait commencé à lui faire des avances. « Il m’a d’abord dit qu’il me trouvait belle, que je lui plaisais. Et puis il a commencé à m’envoyer des messages, à m’appeler les dimanches pour me voir. Il me demandait de ne pas aller travailler pour qu’il puisse me rejoindre dans mon logement. J’ai à chaque fois refusé ses propositions mais il ne s’est jamais arrêté », raconte la compagne avec émotion.
En août 2019, le directeur lui aurait donné 50 euros en liquide « pour que je puisse aider mon fils au pays », se remmémore Awa. Mais le lendemain, Pépin A. lui aurait indiqué qu’il viendrait « me voir chez moi ». Awa refuse une nouvelle fois les avances du responsable qui serait alors entré dans une colère noire : « Il m’a demandé de lui rembourser son argent. » Dans des SMS que StreetPress a pu consulter, la trentenaire lui répond qu’on « ne [l’achètes] pas avec 50 euros ». « Tout le blem’, c’est le sexe, moi je ne suis pas pressée avec tout ce qui m’arrive, je dois bien te connaître (…) Je ne suis pas une pute », écrit-elle pour tenter de calmer ses ardeurs. Au travail, le responsable se serait mis à humilier Awa « devant les clients » et à la mettre « à l’écart des autres compagnons ». « J’avais les larmes aux yeux tous les jours. » Un de ses collègues de l’époque confirme avoir été alerté par Awa sur le harcèlement qu’elle subissait de la part de Pépin A. La jeune femme s’est aussi confié à une ancienne salariée d’Emmaüs Liberté en 2021.
Pendant six mois, Pépin A. aurait continué à harceler son employée jusqu’à l’agresser sexuellement sur son lieu de travail. « J’étais seule à l’étage du magasin, en train de trier des vêtements. Pépin est arrivé et m’a salué. Soudain, il a commencé à me toucher les fesses en essayant de m’embrasser de force. » Awa se serait alors débattue pendant de longues secondes :
« Il m’a dit qu’il ne me lâcherait pas (…) Je me suis mise en colère et j’ai réussi à le repousser. Je suis vite descendu. Pépin a aussitôt quitté le magasin. »
Épuisée, Awa décide de quitter Emmaüs Liberté en novembre 2020 et trouve une place dans une autre communauté. Malgré la distance, Pépin A. aurait continué à la harceler par téléphone. Après avoir changé de numéro, Awa aurait demandé de l’aide à l’assistante sociale de la communauté. Cette dernière aurait aussitôt signalé la situation à Emmaüs France, qui à l’époque n’aurait déclenché aucune procédure. Ce n’est que deux ans plus tard qu’elle est convoquée dans le cadre de l’enquête réalisée par le cabinet Qualisocial, mandaté par la fédération. Suite à cet entretien, la compagne n’aurait plus jamais été recontactée par les enquêteurs ou Emmaüs France.
De son côté, Pépin A. soutient que c’est faux et interroge :
« Est-ce que cette compagne a porté plainte ? Ce qui me fait bizarre, que ce soit pour cette fille ou pour les autres, c’est que je n’ai jamais reçu de plainte. »
« Un agresseur »
« Comment pouvez-vous, en paix, laisser en poste un agresseur ? » Début 2019, Marcus (1) écrit à Emmaüs France. Ce salarié de la communauté d’Emmaüs Liberté donne sa démission à l’association et pointe le rôle du directeur Pépin A. Quelques mois plus tôt, un signalement circonstancié a alerté la fédération sur des faits de harcèlements sexuels commis par Pépin A. dont aurait été victime une compagne sans-papier, qui aurait fui la communauté d’Emmaüs Liberté. Selon nos informations, aucune enquête officielle n’aurait été enclenchée par Emmaüs France avant l’externe diligentée en 2022, et Pépin A. a été maintenu en poste.
Face au silence des dirigeants nationaux, Marcus enrage. « Je vous ai alerté toutes ces années sur les agissements de Pépin, sur l’abus de son pouvoir de responsable sur les compagnons, les humiliant au quotidien au gré de ses humeurs », poursuit-il. Il affirme avoir « alerté par six fois sur les agissements douteux et répréhensibles » qui lui auraient été rapportés. Contactée, la présidente d’Emmaüs Liberté Catherine Athéa, supérieure de Pépin A., assure de son côté qu’en « dix ans » de travail avec lui, elle n’a « rien remarqué » :
« Les présidents ont une responsabilité pénale donc si on avait constaté quelque chose, il aurait fallu qu’on réagisse pour faire cesser ce qui lui était reproché. »
« Il ne supportait pas que je ne travaille plus à cause de l’accident »
Plusieurs compagnons interrogés témoignent également du management oppressif dont a pu faire preuve le directeur de la communauté. Selon Farah (1), compagne d’Emmaüs Liberté jusqu’en 2022 : « Pépin A. nous faisait travailler comme des chiens. Beaucoup de compagnons souffrent en silence car ils espèrent avoir des papiers et construire leur vie. » L’une d’elles est Imen (1). Le 7 octobre 2020, la Marocaine de 54 ans travaille à la caisse du magasin d’Emmaüs Liberté à Ivry-sur-Seine quand un meuble lui tombe dessus et l’écrase contre le comptoir, lui fracturant la colonne vertébrale. Elle hurle de douleur et tient à peine debout mais personne n’appelle les urgences. Pépin A. lui aurait demandé de rentrer chez elle :
« Je n’ai pas dormi de la nuit. Le lendemain, je suis retourné au travail. J’ai supplié les responsables de m’emmener à l’hôpital mais ils ont refusé. Une responsable m’a dit que je n’avais pas le droit de me soigner car je n’avais pas encore d’assurance-maladie. »
Imen ne peut plus monter les escaliers de son immeuble ni même se nourrir seule. Le lendemain de l’accident, ne supportant plus la douleur, elle décide de désobéir à son responsable et demande à une amie de l’emmener aux urgences. StreetPress a pu consulter la déclaration de l’accident de travail complétée par l’employeur le 12 octobre, soit cinq jours après les faits. Le code de la sécurité sociale impose pourtant à l’employeur de déclarer tout accident de travail dans un délai de 48h, sauf cas de force majeure.
Encadré : Emmaüs et le statut de compagnon
Les compagnons Emmaüs sont des personnes en très grande précarité. L’association leur garantit un hébergement décent, un accompagnement social, et une allocation communautaire d’environ 350 euros. Ces droits leur sont acquis à partir du moment où ils respectent les règles de vie communautaire, qui prévoient notamment la participation à un travail destiné à leur insertion sociale. Ce statut marque une distinction nette avec le statut de salarié : il n’y a théoriquement pas de liens de subordination. Selon certains compagnons et la CGT, certaines situations relèvent du travail dissimulé.
Emmaüs France est par ailleurs une fédération et ne contrôle pas directement l’ensemble des associations et communautés qui la composent.