16/01/2024

Violences policières, racisme, homophobie : elle ne laisse rien passer

Soa de Muse, la grande gueule du drag français

Par Bénédicte Gilles ,
Par Pauline Gauer

De l’émission Drag Race à la scène de son propre cabaret, Soa de Muse politise l’espace. Violences policières, racisme, sexisme, homophobie, droits des réfugiés, tout y passe. Sur la scène, comme dans la vie.

« J’aime voir des caucasiens disciplinés. » Auréolée par la lumière du projecteur, Soa de Muse intime le silence. Le sourcil de la drag-queen se lève, sa bouche s’étire, la salle, à majorité blanche, éclate de rire. Elle tient son public dans le creux de la main, prête à le faire basculer du rire aux larmes en une fraction de seconde. Ce soir de décembre, une cinquantaine de personnes assistent au spectacle du cabaret La Bouche, près de de la porte de Clignancourt, à Paris. Parmi elles, Virginie Despentes, autrice féministe multi primée et grande admiratrice de Soa de Muse : « Elle transmet à fond, avec son corps, sa voix, son personnage ». Absolument conquise, elle ajoute :

« C’est très généreux, tout en étant vachement “patate dans ta gueule”. Elle a un côté corrosif qui m’a tout de suite plu. »

Voilà 12 ans que Soa évolue dans le milieu de la nuit. Son prénom, elle se l’est choisi à 15 ans. Elle se dit non binaire, soit le fait de ne pas se reconnaître comme strictement femme ou strictement homme. Pour cet article, et avec son consentement, nous employons le pronom féminin. Chaque soir, ou presque, l’artiste de 35 ans revêt robe, perruque et maquillage pour fouler les planches en tant que Soa de Muse, drag-queen grande gueule et engagée. Ou plutôt « artiste pluridisciplinaire », comme elle préfère se qualifier : les arts du feu, la danse contemporaine, le chant, la comédie, elle ne se limite pas. « Quand on est arrivées sur le tournage de Drag Race, beaucoup de participantes ne connaissaient pas Soa puisqu’elle venait du cabaret. Je leur ai expliqué que c’était notre plus grande concurrente », se souvient Hugo Bardin, alias Paloma, grande gagnante de la première saison de l’émission Drag Race France.

Voilà 12 ans que Soa évolue dans le milieu de la nuit. Son prénom, elle se l’est choisi à 15 ans. Elle se dit non binaire, soit le fait de ne pas se reconnaître comme strictement femme ou strictement homme. / Crédits : Pauline Gauer

Soa, finaliste à ses côtés, est à l’époque la seule candidate noire du télécrochet qui doit sacrer la plus talentueuse drag-queen française. Charismatique, elle prend la lumière et séduit le grand public. « Elle a fait sa place dans le burlesque, le cabaret, puis à la télé, mais toujours en étant queer, dans le sens politique du terme », surenchérit, admiratif, Paul Levrez, son manager depuis 2022. La queen ne rate jamais une occasion de politiser ses performances : racisme dans la police, sexisme, homophobie, précarité des populations issues de l’immigration, exclusion des banlieues ou encore élitisme culturel français… Tout y passe. Son manager poursuit :

« Ce n’est pas seulement mettre des jupes, du maquillage et être homo. C’est avoir une vision presque anticapitaliste, revendicatrice d’une autre société. »

Chaque soir, ou presque, l’artiste de 35 ans revêt robe, perruque et maquillage pour fouler les planches en tant que Soa de Muse, drag-queen grande gueule et engagée. / Crédits : Pauline Gauer

Violences policières et loi Darmanin

« Je ne peux tout simplement pas m’empêcher d’être moi », confie Soa, quelques minutes avant d’ouvrir son spectacle, une clope dans une main et un cocktail baptisé « la Guérillère » dans l’autre. Souvent habillée en noir dans le civil – baggy, pull à capuche et baskets comme uniforme – elle se transforme pour la scène, sans pour autant incarner un personnage. « Là, par exemple, c’est toujours moi, mais en bombe des années 50 », lance-t-elle avec sa perruque blonde parfaitement coiffée, dans une chatoyante robe argentée dont le décolleté plongeant laisse apparaître le soleil tatoué sur son plexus. À La Bouche, Soa est littéralement chez elle. En 2020, elle a fondé ce cabaret du 18e arrondissement avec trois proches, sa « famille choisie », les artistes Mascare, Bili Bellegarde et Grand soir. Une façon de s’assurer une liberté de ton et de show. En atteste la porte d’entrée de la salle de spectacle, recouverte d’autocollants anarchistes, punks et lesbiens.

« Je ne peux tout simplement pas m’empêcher d’être moi », confie Soa, quelques minutes avant d’ouvrir son spectacle, une clope dans une main et un cocktail baptisé « la Guérillère » dans l’autre. / Crédits : Pauline Gauer

Dans l’un de ses numéros en duo avec Bili Bellegarde, Soa de Muse dénonce par exemple le maintien de l’ordre, en égrenant les noms des morts de la police. « Adama, Youssouf, Georges, Nahel… » « Je ne peux pas tous les mettre, sinon ce ne serait plus une chanson mais un album entier de prénoms », grince-t-elle. « J’en sélectionne quelques-uns et je change régulièrement. »

En cette fin d’année 2023, à quelques jours du vote du projet de loi immigration porté par Gérald Darmanin – estampillé comme une réforme portant des idées de l’extrême droite –, la queen est particulièrement révoltée. « J’ai un problème en ce moment avec mon pays, je ne le comprends pas trop », lance-t-elle : « C’est quoi le but, là ? De faire passer Marine [Le Pen] ? On n’aime pas l’immigration, mais on va dans d’autres pays pour prendre leurs ressources… »

Elle enchaîne avec les discriminations dont sont victimes les personnes racisées habitant les banlieues, comme elle : « Ma France, elle est multiculturelle, c’est celle qui se lève à 5h du mat pour laver les bureaux, celle de banlieue, qui est mise sur le té-cô ». Pendant longtemps, la rage a été le moteur de Soa :

« J’en avais marre qu’on doive sans cesse se justifier par rapport à sa couleur de peau, sa religion, son identification sexuelle… »

En 2020, Soa a fondé la Bouche, dans le 18e arrondissement avec trois proches, sa « famille choisie », les artistes Mascare, Bili Bellegarde et Grand soir. / Crédits : Pauline Gauer

Des différences de traitement qu’elle dénonce aussi dans son milieu professionnel. En juin dernier, Soa de Muse s’est insurgée dans Mediapart du racisme systémique dont les drag-queens racisées feraient les frais. Elle pointe notamment l’invisibilisation médiatique qu’elle a expérimentée après son passage dans l’émission Drag Race France. Les deux autres finalistes, Paloma et la Grande Dame, toutes les deux blanches, ont été invitées à de multiples reprises sur des plateaux TV. Une aura dont a moins bénéficié Soa.

Sur scène, comme dans la vie

Juin 2022, la France découvre Drag Race France, une compétition télévisuelle de drag-queens, qui cartonne aux Etats-Unis et débarque sur France.tv Slash. « Les Jeux olympiques du drag ! », s’exclame Soa dans une interview. Un ovni, surtout, dans le paysage audiovisuel français, qui ouvre une fenêtre sur un art scénique encore très confidentiel. Soa de Muse est sélectionnée dans un casting de seulement 10 candidates. « Ils m’ont écrit directement sur Instagram en me proposant d’envoyer une vidéo de présentation. Quand j’ai appris que j’étais prise, j’étais survoltée ! » Hugo Bardin, alias Paloma, abonde :

« Le premier jour de tournage, c’était un peu compliqué de trouver sa place. Il y avait de vraies boules d’énergie, dont Soa. »

Soa de Muse est sélectionnée pour Drag Race France dans un casting de seulement 10 candidates. « Ils m’ont écrit directement sur Instagram en me proposant d’envoyer une vidéo de présentation. Quand j’ai appris que j’étais prise, j’étais survoltée ! » / Crédits : Pauline Gauer

Au fil de la saison, les jurés – la star du drag et animatrice de l’émission Nicky Doll, la présentatrice Daphné Bürki, le DJ et danseur Kiddy Smile – saluent ses engagements et son franc-parler. Comme lorsqu’elle décide de dénoncer l’hypersexualisation des femmes noires, en interprétant Félindra (« tête de tigre »), seule racisée du jeu télévisé Fort Boyard, dont on n’a jamais entendu la voix. Lors d’une autre épreuve, un défilé sur le thème « lendemain de soirée », elle décide d’incarner le dicton de sa mère : « Tu vas recevoir des coups, mais en donner en retour », prête à se battre à l’aide d’un poing américain en forme de vagin. Une revanche pour celle que ses camarades appelaient « la fille » à l’école primaire, la jugeant comme un garçon trop féminin. « Je te frappe avec ma féminité, en fait », lâche Soa à l’écran.

Plusieurs fois mise en danger, elle élimine une à une ses rivales dans l’épreuve finale, le lip-sync, un playback incarné. « C’est une incroyable lip-synqueuse ! Elle pourrait performer sur la danse des canards, et elle serait fascinante », s’amuse Paloma, qui continue le portrait de sa meilleure compétitrice :

« Sur le tournage de Drag Race, c’était un peu la syndicaliste de service qui monte au créneau quand ça ne va pas. »

Dans son entourage, tout le monde s’accorde : Soa est une personne entière. Faire le dos rond, caresser les décideurs dans le sens du poil, très peu pour elle. En pleine promo de l’émission, elle refuse de se rendre sur le plateau de Laurent Ruquier. « Je ne voulais pas faire le show pour ce mec-là », assène-t-elle. Dans Mediapart, elle était déjà revenue sur cet épisode, expliquant qu’elle ne voulait pas « venir sur un plateau TV pour être la nouvelle noire de Ruquier et nourrir des fantasmagories, alors qu’[elle subit] déjà dans la vie au quotidien l’exotisation… »

Dans son entourage, tout le monde s’accorde : Soa est une personne entière. Faire le dos rond, caresser les décideurs dans le sens du poil, très peu pour elle. / Crédits : Pauline Gauer

En 2021, elle participe à l’exposition photo des « 109 Mariannes », lancée par Marlène Schiappa, alors ministre chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, au bilan controversé. Dans un post Instagram, Soa de Muse s’explique :

« J’ai passé plus d’une vingtaine d’années à rester dans des codes, dans un cadre pour faire plaisir à la famille, à la société même, pour être tranquille dans la rue… but now Fuck it ! »

« Son militantisme est omniprésent », remarque Paul Levrez, son manager. « Parfois, je me dis qu’elle va trop loin. Et après coup, je me rends compte qu’elle a raison. Il ne faut pas édulcorer son propos juste parce qu’on est en face de telle personne ou de telle institution. » Quelques heures avant de monter sur la scène de La Bouche, en plein maquillage, la concernée ajoute :

« Et puis c’était très drôle d’arriver au ministère pour le shooting en tant que personne noire et non binaire, j’étais comme infiltrée. »

« Son militantisme est omniprésent », remarque Paul Levrez, son manager. « Parfois, je me dis qu’elle va trop loin. Et après coup, je me rends compte qu’elle a raison. Il ne faut pas édulcorer son propos juste parce qu’on est en face de telle personne ou de telle institution. » / Crédits : Pauline Gauer

De Seine-Saint-Denis à la Martinique

C’est dans sa chambre d’enfant que tout commence : « C’était ma scène, je lançais mon lecteur CD – celui qui saute dès que tu fais un mouvement – et je chantais, je dansais comme un ouf », se souvient Soa, qui ressort de ces prémices de lip-sync « complètement trempé ». Son appétit pour le show la conduit à prendre des cours de théâtre à l’adolescence, dans sa ville d’Aulnay-sous-Bois (93), puis en Martinique, où elle déménage avec ses parents à 15 ans.

C’est là qu’elle choisit son prénom, pour la scène comme la vie : Soa. Une renaissance pour la future queen, jusque-là assez mal dans sa peau d’ado assigné garçon. « Mes parents m’ont autorisé à faire les activités que je voulais, mais ils étaient un peu obligés parce que je partais en dépression », se souvient-elle.

De retour dans le 93, cinq ans plus tard, un ami de l’île l’initie à l’effeuillage burlesque, un art du strip-tease glamour et théâtral. Elle intègre ensuite le mythique Madame Arthur, premier cabaret travesti de Paris créé en 1946. « On fait genre “les drags viennent d’arriver”, mais non chéri ! À l’époque il y avait Chez Michou, Madame Arthur, etc. Le cabaret fait partie de l’histoire de la France et le drag est une branche proche », juge-t-elle. Dans ces murs, où se monte chaque semaine un spectacle différent, Soa se découvre artiste, ose chanter pour la première fois sur scène, travaille son rapport au corps, développe son humour.

À 15 ans, elle choisit son prénom, pour la scène comme la vie : Soa. Une renaissance pour la future queen, jusque-là assez mal dans sa peau d’ado assigné garçon. « Mes parents m'ont autorisé à faire les activités que je voulais, mais ils étaient un peu obligés parce que je partais en dépression. » / Crédits : Pauline Gauer

Il y a quatre ans, elle y rencontre Bili Bellegarde, son associée à La Bouche, qui vient de rejoindre la troupe. Le coup de foudre est amical et artistique. « Soa est impressionnante sur scène. Mais dans la vie, elle est adorable, facile. » Venant de milieux modestes, les deux artistes partagent un vécu similaire de transfuge de classe. « On sait ce que c’est de se construire soi-même, de se sentir vulnérable dans un lieu qui n’est pas fait pour nous, ça nous relie beaucoup », explique cette dernière.

Quand Soa parle, écoute, ses opinions, ses émotions, tout se lit sur son visage sur-expressif, incapable de faux-semblants. Mais, derrière cette apparente transparence, se cache une personnalité plus secrète, préférant taire les difficultés auxquelles elle a eu affaire dans son passé. Elle explique :

« J’ai vécu du harcèlement scolaire, je pense. Mais je ne me suis jamais positionnée comme victime. J’ai cette faculté à mettre mes traumas loin. »

Dans un de ses rares moments de lâcher prise, elle s’attarde sur la signification d’un de ses tatouages : le mot « catharsis », écrit à 23 ans comme un immense pense-bête sur son avant-bras. « La scène, c’est la purge, mes insécurités s’y transforment pour devenir une force ». Soa de Muse va de l’avant, dépassant ses fragilités par la sublimation, la tête haute et le poing levé.

Ouvrir la voix

Cela fait plusieurs années que Soa de Muse souhaite participer à l’émergence d’une scène drag 100% noire. Ce projet est aujourd’hui sur le point d’aboutir avec Diaspora, un nouveau spectacle en création au Centre national de la danse. Le show la met en scène au côté de trois autres queens racisées : Mami Watta (finaliste de la saison 2 de Drag Race France), la Réunionnaise Shei Tan et Nomai, « la légende des black drag-queens en France ». Diaspora devrait tourner à la Réunion et au Brésil en 2024, puis dans l’hexagone l’année suivante. « Ce ne sera pas juste un drag show, je veux créer une véritable expérience avec le public, avec une énergie métamorphe, qui envahit le lieu », prévient Soa de Muse.

La queen s’apprête donc à tourner à l’international, deux ans après la finale de la première saison de Drag Race où le jury n’avait pas tari d’éloges à son égard, à la limite du prémonitoire. « Je veux que tu voyages dans le monde entier, que tu prêches la bonne parole », avait par exemple sorti Daphné Bürki. « Elle a été ma marraine la bonne fée à ce moment-là », note Soa en souriant, qui a depuis gagné une autre alliée : Virginie Despentes.

Cela fait plusieurs années que Soa de Muse souhaite participer à l’émergence d’une scène drag 100% noire. Ce projet est aujourd’hui sur le point d’aboutir avec Diasporas, un nouveau spectacle en création au Centre national de la danse. / Crédits : Pauline Gauer

Téléspectatrice assidue de Drag Race, elle se prend le phénomène Soa de Muse de plein fouet, lorsqu’elle la voit sur scène pour la première fois, en 2023. « Elle m’a complètement gagnée quand je l’ai vue faire une reprise de la Boulette de Diam’s », s’exclame-t-elle. Alors en plein casting pour Woke, sa première pièce de théâtre, l’autrice propose à la drag-queen de rejoindre la troupe. En 2024, Soa de Muse jouera donc les punkettes sous la direction de Virginie Despentes, qu’elle admire « as fuck ». « Elle a bien choisi », fanfaronne-t-elle.