Le premier homme trans enceint a accouché à la maternité des Lilas (93). Progressiste et engagé, l’établissement est une adresse refuge pour la communauté LGBTQI+. Elle est pourtant menacée de fermeture. Des parents queer se mobilisent.
« On voulait un cadre le plus humain possible en tant que couple queer et racisé », explique de sa voix très douce Jena, la quarantaine. D’origine vietnamienne, sa compagne est quant à elle Guadeloupéenne. Les deux mères ont entendu des tas d’histoires de racisme, de LGBTIphobie ou de violences obstétricales pendant des grossesses. « On souhaitait une équipe qui respecte nos choix au moment de l’accouchement, sans forcer à quoi que ce soit. » Ces femmes ont trouvé l’accompagnement et la bienveillance qu’elles espéraient à la maternité des Lilas (93), où la compagne de Jena a accouché d’un petit garçon l’été dernier :
« À l’inscription aux Lilas, il y avait le poster du planning familial avec un mec trans enceint [« enceinte » au masculin]. Ça faisait du bien de le voir affiché ici. On s’est dit qu’on allait être bien reçues. »
Ces femmes ont trouvé l’accompagnement et la bienveillance qu’elles espéraient à la maternité des Lilas. / Crédits : Pauline Gauer
Créée en 1964 par Mme de Charnière, une aristocrate locale, la maternité labellisée établissement privé d’intérêt collectif est pionnière de la méthode de l’accouchement sans douleur en France. L’ensemble de techniques, avant-gardistes pour l’époque, voudrait réduire l’angoisse et la pénibilité des mères. Féministes depuis son ouverture, ses équipes ont fait du lieu une adresse où l’on peut pratiquer une IVG (Interruption volontaire de grossesse) et se faire prescrire une contraception sans jugement depuis les années 1970. Particulièrement réputée dans le milieu LGBTQI+ pour sa prise en charge respectueuse des parents transgenres ou des mères lesbiennes, l’établissement se refile comme une bonne adresse sous le manteau, notamment depuis 2019 et la grossesse médiatique d’Ali Aguado, le premier homme trans enceint et reconnu comme père. Il a pu être accompagné par un personnel médical formé par deux associations dédiées aux droits des personnes trans, Outrans et Acceptess-T. Un refuge précieux puisque selon une étude de 2018 (1) sur la santé des lesbiennes, gays, bisexuels, trans et intersexes, pour l’association Lutte contre les discriminations, une personne interrogée sur deux s’est déjà sentie discriminée lors d’un parcours de soins.
Cela fait plus de dix ans que la petite maternité se bat pour sa survie. Jugée trop coûteuse pour l’Agence régionale de santé (ARS), les autorités publiques voudraient faire des économies en fermant les salles de naissance, pour les transférer vers l’Hôpital de Montreuil (93). « Queer et trans, on veut des sages-femmes en conséquence, pas des usines à naissance », ont assuré des parents trans et queer, qui se mobilisent pour sauver les Lilas.
La maternité est pionnière de la méthode de l’accouchement sans douleur en France. / Crédits : Pauline Gauer
« Il faut faire quelque chose ! »
« En tant que personnes trans qui va accoucher, forcément, on se renseigne à l’avance. » Isaac, la trentaine, est l’heureux papa transgenre d’un nouveau-né. En plus du stress que représente une grossesse, pour un homme enceint, fait peu connu des maternités, l’appréhension de l’accouchement est grande. Impossible d’être suivi par un hôpital lambda : il redoute d’être rejeté, violenté ou mégenré – interpeller au féminin, un genre dans lequel il ne se reconnaît pas. « J’avais vu plusieurs interviews d’Ali Aguado, le premier homme trans enceint, et je savais que pour lui, ça s’était bien passé aux Lilas », raconte-t-il chez lui, une tasse de thé dans les mains. La petite famille habite un appartement de banlieue parisienne. Son compagnon Basile est parti récupérer leur fils. Ils ne devraient plus tarder à rentrer.
Les deux pères sont transgenres et auraient pu porter leur bébé. Depuis 2017, il n’est plus nécessaire pour les personnes trans de se faire stériliser pour changer de genre sur une carte d’identité. « Ce n’était pas forcément une expérience que je voulais vivre à tout prix, mais c’est moi qui ai porté notre garçon », explique Isaac souriant. Il raconte son histoire dans un débit rapide et assuré. Suivis par une gynécologue connue des personnes trans, la spécialiste leur suggère d’aller directement effectuer le suivi de grossesse aux Lilas, avant d’y donner naissance. Le couple habite pourtant à une heure de la maternité. Mais pour eux, hors de question d’accoucher dans un hôpital lambda :
« Ça aurait été atroce, on est tellement vulnérable quand on porte un enfant. »
Isaac, la trentaine, est l’heureux papa d’un nouveau-né. / Crédits : Pauline Gauer
« C’est moi qui ai porté notre garçon », explique Isaac souriant. / Crédits : Pauline Gauer
Aux Lilas, tout son suivi de grossesse est fait par Céline Le Negaret, qui a aussi accompagné Ali Aguado en 2019. Rassurante, aidante, elle permet à cette grossesse de se passer sous les meilleurs auspices. « Quand on a accueilli Ali, on a beaucoup échangé tous les trois avec la psychologue des Lilas pour que la grossesse se passe au mieux. On s’est dit qu’il serait intéressant de former tout le personnel », explique la sage-femme.
C’est elle qui a informé Isaac, il y a quelques semaines, de la fermeture imminente des salles de naissances de la maternité. Depuis juin 2023, la pression sur l’établissement s’est accentuée. La gratuité des soins, le temps passé avec chaque personne soignée et la bienveillance d’un personnel moins soumis à une logique de rendement qu’ailleurs en font de facto un espace non rentable.
Pour Isaac, militant depuis de nombreuses années dans le milieu queer, « il fallait faire quelque chose ! » Hors de question que cet espace vital aux parents LGBTQI+ ferme ses portes.
Plusieurs parents queer, Isaac en tête, se sont mobilisés pour la maternité lors d’une manifestation, le 21 octobre dernier, devant la mairie des Lilas. De manière informelle, l’information a d’abord tourné via les amis d’amis, avant la création d’un compte Instagram nommé « Queer et trans pour les Lilas ». « Nous étions près d’une centaine au rassemblement, accompagnés par les sage-femmes », assure fièrement Isaac. Les manifestants sont d’anciens patients, mais aussi des sympathisants des valeurs défendues par la maternité. « On a pu recroiser l’équipe présente pendant l’accouchement et leur présenter notre fils », raconte Jena, émue. Elle poursuit :
« D’habitude, les parents s’en vont et le personnel ne revoit jamais les enfants. Là, c’était super émouvant. »
Des parcours difficiles et un besoin de confiance
L’appartement parisien de Jena est encore décoré aux couleurs d’Halloween. Pas question de switcher sur Noël avant décembre. Bien connue dans le milieu LGBTQI+, elle fait partie des militantes de la première heure pour l’adoption du projet de loi Bioéthique en France. « C’était vital. Il n’y avait pas d’autres issues en tant que meuf trans pour avoir un enfant », raconte la maman d’un petit garçon de 16 mois. Le texte, qui prévoit notamment l’élargissement de la procréation médicalement assistée (PMA) aux couples de femmes et aux femmes seules cisgenres, a été adopté en juin 2021. Jena est fière, mais confie s’être épuisée dans la lutte :
« Avoir un enfant est un projet qui, en plus d’être personnel, est très militant : on a dû arracher chacune des étapes de notre construction familiale en manif, en réunion, en écrivant des lettres à des députés, en distribuant des tracts. »
Bien connue dans le milieu LGBTQI+, Jena fait partie des militantes de la première heure pour l’adoption du projet de loi Bioéthique en France. / Crédits : Pauline Gauer
Jena raconte : « En Île-de-France, il y en a deux : les Bluets, dans le 12ème à Paris, et Les Lilas. Mais les Bluets refusent les personnes enceintes au-dessus de 40 ans, c’est notre cas. » / Crédits : Pauline Gauer
Jena a fait conserver ses gamètes, dans l’espoir de pouvoir procréer avec sa compagne. Mais selon la loi Bioéthique actuelle, seul un don anonyme doit pouvoir permettre une PMA en France. Pourtant, Jena étant une femme transgenre, et sa compagne une femme cisgenre, elles pourraient concevoir un enfant biologiquement, comme un couple hétérosexuel qui aurait besoin d’une procréation médicalement assistée. Mais la France ne l’autorise pas. La législation ne permet pas non plus les hommes transgenres qui ont changé leur état civil – c’est-à-dire ayant changé le « F », pour féminin, en « M », pour masculin, sur leur carte d’identité – à être éligible à la PMA.
Le projet laisse de côté les personnes transgenres les obligeant à se débrouiller autrement, quitte à se mettre en danger. Tenter une auto-insémination de manière « artisanale », autrement dit s’injecter une dose de sperme dans le vagin, sans rapport sexuel, c’est potentiellement s’exposer à des maladies. C’est aussi se mettre en danger légalement, puisque la méthode est illégale en France. Le donneur peut également exiger d’être reconnu. Pour éviter ces situations, il faut être prêt à dépenser de grosses sommes à l’étranger.
Jena a opté pour une PMA en Belgique, coûteuse, fatigante, mais qui l’autorise à utiliser ses propres gamètes avec sa compagne. Les deux mamans, suivies par une sage-femme en libéral, ont cherché les maternités avec un taux de césarienne plus bas que la moyenne. Un indicateur intéressant, expliquent-elles, « parce que beaucoup de femmes y sont forcées, c’est terrible ». De plus en plus documentées et dénoncées comme violences obstétricales, ces pratiques de césariennes forcées dénotent du manque de temps accordé aux personnes enceintes ou à leur volonté. Jena poursuit :
« En Île-de-France, il y en a deux : les Bluets, dans le 12ème à Paris, et Les Lilas. Mais les Bluets refusent les personnes enceintes au-dessus de 40 ans, c’est notre cas. »
Elles tentent également l’hôpital public à côté de chez elles, au cas où un accouchement d’urgence s’imposait. « On a été atterrées par la vétusté de l’hôpital… » Ça sera les Lilas, où l’accouchement se déroule sans encombre et en confiance. « Il y avait une vraie ambiance familiale, car l’équipe n’est pas si grande. C’est agréable. »
L’appartement parisien de Jena est encore décoré aux couleurs d’Halloween. / Crédits : Pauline Gauer
Jena retrace : « Avoir un enfant est un projet qui, en plus d’être personnel, est très militant : on a dû arracher chacune des étapes de notre construction familiale en manif, en réunion, en écrivant des lettres à des députés, en distribuant des tracts. » / Crédits : Pauline Gauer
Même scénario pour Annette, maman solo : « Dans mon dossier aux Lilas, j’ai directement indiqué que j’étais lesbienne, que je faisais un enfant toute seule et qu’il n’y avait pas de papa ou de conjoint. » Voix calme et posée, l’enseignante de 38 ans sait son projet atypique pour des personnels de santé et redoute de devoir répéter encore et encore sa démarche tout au long de son suivi. En 2020, elle se lance dans un parcours de PMA en Espagne, interrompue par le confinement et la pandémie. La France ne lui permettant pas, à l’époque, une PMA solo, elle cherche un donneur sur Tinder pour entreprendre une méthode dite « artisanale » :
« J’ai évidemment essuyé plusieurs refus. Mais j’ai fini par trouver un mec ok pour me donner son sperme et ne plus me recontacter. »
Annette tombe enceinte. Et à la maternité des Lilas, elle n’a raconté son parcours qu’une fois. « J’ai changé d’interlocuteurs et de soignants à plusieurs reprises, en fonction de mes rendez-vous, et ces précisions ont toujours été respectées », raconte-t-elle. « Il arrive que des couples ou femmes seules n’exposent pas tout de suite leur situation familiale, de peur d’être jugés », explique Céline Le Negaret. Elle ajoute :
« De par son héritage féministe, les Lilas ont toujours été pionniers dans l’accueil de toutes les parentalités. »
Désormais maman de Shea, 2 ans et demi, Annette est encore reconnaissante de cet accueil à la maternité.
Annette, maman solo : « Dans mon dossier aux Lilas, j’ai directement indiqué que j’étais lesbienne, que je faisais un enfant toute seule et qu’il n’y avait pas de papa ou de conjoint. » / Crédits : Pauline Gauer
Désormais maman de Shea, 2 ans et demi, Annette est encore reconnaissante de cet accueil à la maternité. / Crédits : Pauline Gauer
Perdre un refuge
Annette s’excuse du bazar. En fond sonore, Shea s’amuse avec Malek et Soumaya, respectivement 3 et 7 ans. Devant les dessins animés, les petites jouent avec des Monsieurs Patate. L’enseignante n’a pas cours et s’est proposé de garder les deux enfants de son amie Rachel. « D’abord, c’était la clinique la plus proche de chez moi », raconte Annette. L’autre argument de taille qui lui a fait passer la porte des Lilas : la gratuité. L’établissement privé ne facture aucun dépassement d’honoraires, tout est pris en charge par la sécurité sociale. Encore une preuve de l’engagement du lieu en faveur des parents précaires et fragiles.
« J’ai eu deux parcours de maternité complètement différents », raconte quant à elle Rachel, 29 ans. Son appartement en Seine-Saint-Denis (2) se trouve à quelques centaines de mètres de celui d’Isaac et Basile. Après avoir servi une part d’un délicieux gâteau aux poires, elle poursuit son récit. « Mon premier accouchement a été assez terrible. J’étais encore en couple avec le père de mes enfants. » Son ton se fait plus dur et tranche avec son énergie débordante jusqu’alors. À l’époque, âgée de 21 ans, la jeune mère donne naissance dans une « maternité lambda de Paris ». Après une péridurale imposée, le travail avant l’accouchement est long et difficile. Encore en colère, elle juge que le personnel médical l’a « oublié dans un coin » :
« On m’a vraiment traité comme de la merde de la prise en charge à la naissance. La petite a failli mourir. »
« J’ai eu deux parcours de maternité complètement différents », raconte Rachel, 29 ans. / Crédits : Pauline Gauer
Traumatisée, la jeune femme peine à s’épanouir dans sa vie de famille. Elle quitte son conjoint et rencontre des amis queers à la fac. C’est la révélation : elle ne se sent plus hétéro. « Ma queerness est très liée à l’amitié, c’est grâce à eux que j’ai compris que l’on pouvait s’épanouir en dehors du format du couple hétéro. » Souvent à la maison, ses amis prennent totalement part à l’éducation de sa première fille. Elle commence une nouvelle vie, plus sereine, et ressent l’envie d’un deuxième enfant. Cette fois, sans être en couple. « Je ne voulais pas subir à nouveau les violences que j’avais déjà vécues », raconte-t-elle. D’abord intéressée par un accouchement à la maison, Rachel renonce devant le prix : 1.500 euros. Pour elle, c’est aussi pour cela que Les Lilas doit rester ouverte. La maternité est gratuite. La psy des Lilas note son célibat, que ses amis l’accompagnent. « Pour éviter qu’on me demande qui est le papa. » Après un temps, elle ajoute :
« Ça fait la différence aux Lilas : le mot tourne et on se sent safe. On sent aussi que c’est politisé. »
Après une dernière réunion fin novembre, l’ARS refuse toujours de revenir sur ses positions. Même si aucune date de fermeture n’a pour le moment été annoncée, les salles de naissance des Lilas déménageront à Montreuil. Le projet de les héberger dans l’hôpital de la ville ne pouvant pas aboutir, elles seraient placées dans une nouvelle maison de naissance, avec des soignants en libéral et des prises en charge qui seraient donc payantes. La sage-femme Céline Le Negaret commente :
« Ça effectuera un tri à l’entrée avec les revenus. En plus, ce nouvel espace ne prendrait plus en charge les grossesses dites “compliquées”, dont les hommes transgenres. Ce serait dramatique. »
Rachel, Annette, Jena et Isaac comptent poursuivre leur mobilisation pour sauver les salles de naissance de la maternité des Lilas. Le collectif de parents queer informe sur Instagram attendre la prochaine réunion du personnel avec l’ARS et suivre l’affaire de près.
Rachel, Annette, Jena et Isaac comptent poursuivre leur mobilisation pour sauver les salles de naissance de la maternité des Lilas. / Crédits : Pauline Gauer
(1) Étude menée auprès de 1.147 personnes.
(2) [Edit du 05/12/23] Pour protéger les personnes interrogées, nous avons modifié cette phrase.
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