Le 24 novembre dernier, Alassane Sangaré est retrouvé mort à la prison de Fleury-Mérogis. Officiellement, il s’est suicidé mais sa famille assure que le corps était marqué par des traces de coups. Ils se battent pour connaître la vérité.
« Vérité pour Alassane ! Vérité pour Alassane ! », crie Djenaba, lunettes de soleil sur le nez. Derrière elle, se tiennent les murs de la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis (91), ses grillages et ses fils barbelés. Devant elle, un petit groupe d’une vingtaine de personnes, amis et proches, l’écoute. « Le 24 novembre, Alassane a été tué dans cette prison par quatre gardiens de la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis, nous souhaitons avoir des réponses », lance-t-elle au mégaphone, en montrant du doigt l’entrée de la prison, ce vendredi 19 mai 2023.
Le 24 novembre 2022, son frère Alassane, 36 ans, est retrouvé mort dans sa cellule. Dans un premier temps, la famille ne sait rien sur les circonstances de son décès. Puis, on leur dit qu’il se serait pendu. Impensable selon eux. Et plus le temps passe, plus des éléments renforcent leurs doutes. Aujourd’hui, ils sont persuadés qu’Alassanne a été « passé à tabac » par les surveillants. Ils ont, par l’intermédiaire de leur avocat Yassine Bouzrou, déposé plainte pour « violences volontaires aggravées ayant entraîné la mort sans intention de la donner. » Ils demandent que les « mensonges » cessent.
Vendredi 19 mai 2023, Djenaba a pris la parole devant la maison d'arrêt de Fleury-Mérogis. / Crédits : Nnoman Cadoret
Une vingtaine de proches d'Alassane sont venus en soutien. / Crédits : Nnoman Cadoret
Mort après cinq jours en prison
Depuis plus d’un an, Alassane, 36 ans, et sa femme connaissaient des tensions régulières avec leurs voisins. Un jour, le conflit dérape. Le père de famille a une altercation avec sa voisine. Il finit en garde à vue pour violences en bande organisée avec un ITT de moins de huit jours. Alassane part en détention provisoire, dans l’attente de son procès. Il est placé au quartier des arrivants du bâtiment D5 de la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis.
Alassane, 36 ans, a été retrouvé mort à la prison de Fleury-Mérogis le 24 novembre 2022. / Crédits : Nnoman Cadoret
Djenaba a du mal à réaliser qu’après seulement cinq jours d’incarcération, « pour un simple conflit de voisinage », son frère Alassane se soit retrouvé dans la prison dont il n’est jamais ressorti. « On était très proches. C’était vraiment le pilier de la famille depuis le décès de notre père il y a sept ans », raconte la femme de 39 ans, assise sur le canapé de son salon. Alassane a grandi entouré de ses quatre sœurs, à Créteil (94). « C’était mon rayon de soleil, ça va nous laisser un grand vide », confie la jeune femme.
Djenaba a encore du mal à réaliser que son frère est décédé cinq jours après être rentré en prison pour « un simple conflit de voisinage ». / Crédits : Nnoman Cadoret
Les dernières nouvelles qu’aura sa famille sont celles du service d’insertion et de probation (Spip), qui leur indique qu’Alassane va bien et qu’il demande seulement des affaires chaudes. Sa maman, Kadiatou, lui prépare un sac de linge qu’elle lui dépose. Le vendredi 25 au matin, elle se rend au tribunal pour sa demande de parloir, puis rentre chez elle. Ce qu’elle ne sait pas, c’est qu’à ce moment-là, Alassane est mort. Kadiatou se souvient :
« La personne tapait sur son ordi, comme si de rien n’était, alors qu’il était décédé depuis la veille. »
Pour Djenaba : « C’était un mec ordinaire, dont la vie a basculé pour un conflit de voisinage. » / Crédits : Nnoman Cadoret
Ce n’est que 24 heures après que la gendarmerie vient sonner à la porte de sa femme. « Votre mari est décédé ». Il est 15h. Elle n’aura aucune explication de plus. Elle prévient le reste de la famille. Tout le monde est sous le choc. Le jeune homme n’avait aucun problème de santé connu. « On s’est dit “mais il est mort de quoi ?” » se rappelle Djenaba. Elle téléphone à la gendarmerie : « On m’a dit de rappeler lundi parce que la personne chargée de l’affaire n’était absolument pas joignable. »
Les premières mobilisations
Il y a le choc de l’annonce puis ce week-end de silence, insupportable pour la famille. « Et là, je me suis rappelée que j’étais la voisine d’Assa Traoré », se souvient Djenaba. La jeune femme partage le même immeuble que la militante, devenue une emblème de la lutte contre les violences policières et les injustices. « Elle me dit que si c’était elle, elle irait devant la prison pour demander des explications. C’est ce qu’on a fait ». À 22h, sans réfléchir, Djenaba part avec ses sœurs à Fleury-Mérogis. Un personnel leur aurait aussi glissé : « Je ne peux rien vous dire mais revenez demain, ça va faire bouger les choses » et « mettez-leur la pression ».
Depuis le décès d'Alassane, sa famille se bat pour obtenir la vérité sur les circonstances de sa mort. / Crédits : Nnoman Cadoret
La famille ouvre une page Instagram, relayée par Assa Traoré et lance des appels à témoins. Le samedi matin, jour de parloir, la famille se rend de nouveau à la prison. « On a dit : “On ne partira pas sans infos” ». Alors qu’ils attendaient dehors, une agent pénitentiaire leur aurait lancé : « Il se serait suicidé ». « Elle nous l’a dit comme ça, sur le pas de la porte », s’énerve Djenaba, encore ahurie. La famille commence à crier. « Et là elle nous dit : “Non mais c’est la rumeur, moi je n’étais pas là ce jour-là. On va revenir vers vous”. » Puis c’est au tour d’une membre de la direction de la prison de sortir. Elle présente ses condoléances.
Les sœurs questionnent les familles qui patientent en attendant leur parloir. C’est là qu’ils entendent pour la première fois qu’Alassane aurait subi des violences. Une personne leur aurait confié :
« Mon fils a entendu quelque chose, il se serait fait tabasser à mort. »
La famille Sangaré n’aura pas plus d’informations. Ils obtiennent tout de même un rendez-vous avec la direction de la prison deux jours plus tard, auquel ils se rendent accompagnés de leur premier avocat, maître Hedi Rahmouni. Dans un bureau, se tiennent des membres de la direction de la prison, des agents pénitentiaires et deux médecins. Mais la présence de leur conseil semble déranger. « On nous a dit : “On avait des choses à vous dire, mais en présence de votre avocat, on ne peut pas” », raconte la famille. Et personne n’a rien dit, selon Djenaba. Un rendez-vous expéditif. La famille récupère le sac de linge amené par la maman d’Alassane. À l’intérieur, se trouve encore la fiche pour le dépôt des affaires. Elle n’est pas signée par Alassane. À la place trois lettres : « DCD ».
Kadiatou, ses filles, et sa belle fille Kelly, se battent pour connaître la vérité. / Crédits : Nnoman Cadoret
La thèse du suicide
La famille est ensuite reçue à la gendarmerie de Fleury-Mérogis. « Ils se sont excusés de ne pas nous avoir alertés avant. Ils s’étaient trompés d’adresse mail. » « Mais quand on se trompe, on reçoit un mail de retour dans la foulée ?! », s’énerve Djenaba. La famille apprend également que lors de sa garde à vue, il a été indiqué qu’Alassane était « sans-emploi » tout comme sur son acte de décès, alors qu’il travaillait depuis 13 ans et avait un CDI dans le secteur des télécoms :
« Sans ça, Alasanne ne serait peut-être pas allé en prison. Depuis le début de l’histoire rien ne va. »
La gendarmerie leur confirme qu’il s’agirait d’un suicide. Elle ajoute qu’Alassane aurait « pété un plomb » et qu’il aurait tout cassé dans sa cellule avec ses béquilles, avant d’être maîtrisé. « Avec des béquilles ? D’où vous sortez cette béquille ? », s’interroge la jeune femme. « Quand il est parti en garde à vue, il marchait sur ses deux jambes ! »
Djenaba est devenue la porte-parole de la famille. « On ne va pas lâcher ! » / Crédits : Nnoman Cadoret
Placé dans une cellule à l’isolement, Alassane aurait arraché le fil du téléphone et se serait pendu avec. « Comment on peut croire à la thèse du suicide ? Il devait passer en jugement le 9 janvier, il savait qu’il devait sortir direct. » Si Djenaba a bien conscience que les suicides en prison sont fréquents – on se suicide six fois plus en détention qu’à l’extérieur – Alassane n’avait pas du tout le profil suicidaire selon elle. « Même sa Spip qui nous a écrit trois jours avant nous a dit qu’il allait très bien ! « Le « choc carcéral » ? La famille n’y croit pas non plus. Il avait déjà fait un séjour de quelques mois en prison en 2006 pour un « vol à l’arraché ».
Dans la famille, personne ne croit à la thèse du suicide. / Crédits : Nnoman Cadoret
Rapport d’autopsie
À ce moment-là, Djenaba et ses proches n’attendent qu’une chose : le rapport d’autopsie. De mi-décembre à mi-janvier, la famille envoie chaque jour un mail aux acteurs de l’institut médico-légal. La famille se rend aussi sur place pour mettre la pression. Le document sera aussi demandé par leur avocat. Ils ne l’obtiendront que des mois après, dans les conclusions du dossier d’enquête pour recherche des causes de la mort.
Alors qu’Alassane est décédé le 24 novembre, le 8 février, la chambre funéraire prévient la famille que son corps est en train de se décomposer. Il est enterré deux jours après, le 10 février. L’autopsie n’est pas encore tombée. Ils ne pourront plus demander d’examens complémentaires si elle est trop succincte. « C’était comme si on avait échoué dans notre mission », soupire Djenaba. Yassine Bouzrou ajoute :
« Le procureur nous a dissimulé les éléments de l’enquête pendant des mois. Il nous a fait perdre un temps précieux. »
« C’est épuisant », lâche celle qui est devenue la porte-parole de la famille. Depuis le décès de son frère, ses émotions font les montagnes russes, oscillant entre colère, haine et tristesse. « Ce qui nous aide à tenir, c’est la solidarité des gens. » À Créteil, le jeune homme était connu pour sa tchatche, son humour et son goût pour rendre service. Le 18 février dernier, ses proches ont organisé une marche qui a rassemblé près de 200 personnes dans le quartier du Mont-Mesly, à Créteil, selon le Parisien. « On a perdu un frère mais on a gagné une famille », sourit Djenaba. Le 15 avril, ils ont organisé un repas solidaire en hommage à Alassane. « Il a réussi à recréer des liens avec les gens, à ressouder une famille encore plus grande », se réjouit-elle, les yeux pétillants, plein de fierté. Et ajoute déterminée :
« On nous a enlevé quelqu’un, notre vie a basculé, mais on est beaucoup plus forts, on fait bloc. On ne va pas lâcher ! »
Le vendredi 19 mai 2023, la famille d'Alassane et ses proches se sont de nouveau rendus devant la prison de Fleury-Merogis pour réclamer « la vérité ». / Crédits : Nnoman Cadoret
Des traces de coups ?
Après l’autopsie, la famille est enfin autorisée à voir le corps. La première chose qu’ils s’imposent de regarder, c’est son cou. Et là, rien. Aucune trace de strangulations, selon eux. « Ça a été un premier choc », explique Djenaba. Ils ont aussi du mal à reconnaître Alassane. Son visage semble déformé. Djenaba décrit lentement : « Il avait la mâchoire gonflée et en même temps enfoncée, on voyait comme une grosseur. » Son front lui aussi semble enfoncé. Ils constatent des blessures sur ses mains et sur le tibia. « C’est comme si c’étaient des coups », pense Djenaba. Elle avoue :
« Quand on repart de là, on se dit : “Oui, il y a eu quelque chose de bizarre”. »
Des violences ?
Kelly, la femme d’Alassane, raconte que son fils de huit ans lui demande souvent comment est mort son papa. « Je suis obligé de lui dire qu’on ne sait pas encore… »
Pour maître Yassine Bouzrou, « il y a des éléments qui me permettent d’écarter totalement la thèse du suicide ». Il s’appuie sur les éléments présents dans le dossier d’enquête, pour rechercher les causes de la mort, classée sans suite. Le rapport d’autopsie, enfin communiqué, conclut à un « décès de type asphyxique compatible avec une pendaison ». Maître Bouzrou précise que « l’autopsie n’est pas du tout affirmative. » :
« Elle dit que c’est compatible mais elle ne dit pas du tout que c’est une mort par pendaison. Donc on s’interroge… »
« La pénitentiaire dit qu’il aurait utilisé le fil du téléphone de la cabine téléphonique, et le téléphone est bas, donc ses pieds touchaient le sol. Techniquement, ça me semble impossible de pouvoir se suicider si on se pend et que nos pieds touchent le sol. » Il pointe aussi les témoignages des surveillants : flous et divergents. Selon les uns, il se serait pendu avec le fil de téléphone, selon les autres, il se serait électrocuté.
Seule certitude à ce stade, il y aurait bien eu une altercation entre les surveillants et Alassane ce matin-là, selon les captures d’écran de la vidéo-surveillance et les témoignages des surveillants, consultés par maître Bouzrou. Les versions divergeraient là encore. « Ils ne disent pas tous la même chose, à un moment, ils disent qu’[Alassane] aurait forcé le passage. À un autre moment, qu’il aurait commis des violences sur eux ». « Des photos issues de la caméra de surveillance montrent à un moment qu’ils sont plusieurs sur lui et qu’il est au sol. Donc on sait qu’il y a une altercation violente », résume l’avocat. Des détenus auraient aussi entendu crier Alassane, rapporte la famille, qui a reçu sur leurs réseaux sociaux des témoignages.
Les surveillants raconteraient avoir « maîtrisé » Alassane. Il aurait ensuite été emmené dans une cellule du quartier disciplinaire, puis aurait été conduit dans une autre cellule à l’isolement, où il sera retrouvé mort. Entre l’altercation à 7h le matin et le moment où Alassane est retrouvé mort, deux heures s’écoulent. « On n’a pas l’image de cette période-là, donc on ne sait pas ce qui se passe au quartier disciplinaire à ce moment-là. » Maître Bouzrou déclare :
« Pour moi, des violences ont été commises et je pense que c’est ce qui explique son décès. »
StreetPress a rencontré la famille d’Alassane le lendemain de la communication des résultats de l’enquête. Un soulagement qui s’est suivi d’une deuxième violence. Kelly, sa femme, perd ses mots : « C’est comme si on m’annonçait une deuxième fois qu’il était mort. » Assise sur le bord du canapé de sa belle-mère à Créteil et entourée de ses quatre belles-sœurs, Kelly reprend : « J’imagine l’acharnement qu’il a eu… » À l’autre bout de la pièce, Kadiatou, la maman d’Alassane, prend la parole, d’une voix basse et calme : « Il n’a rien fait pour mériter ça. » Depuis la mort de son seul fils, qui l’appelait tous les jours, Kadiatou ne travaille plus. Elle n’a plus la force :
« J’ai travaillé toute ma vie en tant qu’auxiliaire de vie. Je me suis occupée pendant des années des autres, maintenant je m’occupe d’Alassane, c’est à son tour. »
Kadiatou se bat désormais pour son fils. / Crédits : Nnoman Cadoret
La plainte déposée contre X pour « violences volontaires aggravées ayant entraîné la mort sans intention de la donner », va être requalifiée pour viser nommément les agents de l’administration pénitentiaire impliqués dans l’altercation. Maître Bouzrou va aussi demander l’accès aux vidéos de surveillances, et à ce que des enquêtes soient réalisées. « Parce que l’enquête menée par le procureur d’Evry (91), est vraiment une enquête de service minimum, qui a été bâclée. Il n’y a que la version des surveillants, les photos et l’autopsie, et aucun témoignage extérieur ou de détenus. »
Kadiatou, la maman d'Alassane, devant la maison d'arrêt de Fleury-Mérogis. / Crédits : Nnoman Cadoret
Djenaba, elle, lance un appel à témoins aux agents pénitentiaires. « Toutes les personnes ne sont pas toutes pourries. Je comprends qu’ils aient peur des représailles, mais j’appelle à leur courage. C’est aussi grâce à eux, à ceux qui sont à l’intérieur qu’on aura la vérité. » La famille espère l’ouverture d’une nouvelle enquête. Djenaba ajoute :
« Aujourd’hui, on se bat, pour nous, pour ses enfants – de trois, quatre et huit ans – et leur génération. C’était un mec ordinaire, dont la vie a basculé pour un conflit de voisinage. »
La famille a aussi créé une association au nom d’Alassane, pour organiser des événements, mais aussi des soirées festives, comme des barbecues, la passion du jeune homme :
« On ne veut pas qu’il tombe dans l’oubli, et rappeler qu’Alassane n’était pas juste un numéro d’écrou. »
Kelly, la femme d'Alassane et ses enfants. / Crédits : Nnoman Cadoret
Contacté, Franck Linares, chef d’établissement de la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis nous a indiqué par mail : « L’administration pénitentiaire n’a pas de déclarations à faire sur un événement dont est saisie l’autorité judiciaire seule habilitée à communiquer. »
Contacté, Stéphane Scotto, directeur interrégional des services pénitentiaires d’Île-de-France, a lui aussi indiqué n’être pas habilité à communiquer.
Contactés, ni le ministère de la Justice, ni le parquet d’Evry n’ont répondu à nos questions à ce jour.
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