Dans les années 1990, des Arméniens ont fui la guerre pour s’installer en Ukraine. 30 ans plus tard, ils fuient cette fois l’invasion russe. Arrivés en France, ils risquent l’expulsion : pour l'État, ils n’ont qu’à retourner en Arménie.
« Si la France refuse de nous donner la protection temporaire, la dernière option qui nous restera serait de retourner en Ukraine. On n’a plus la force de voyager », se désespèrent Hermine, 55 ans, et son fils Tatul, 33 ans. Exténués, ils nous racontent leur périple en russe à travers leur interprète Shushan. Mère et fils ont fui ensemble le territoire victime de l’invasion de Moscou en février dernier. Ils sont Arméniens mais n’ont plus aucun lien avec ce pays qu’ils ont quitté il y a près de 30 ans. « On ne pense même pas à retourner en Arménie, on n’a plus personne ni rien là-bas », souligne Hermine d’un ton dépité. Avant l’invasion, ils avaient d’ailleurs entamé des démarches pour obtenir la nationalité ukrainienne.
Pourtant, la France semble considérer qu’ils devraient rentrer dans leur pays d’origine. Bien que résidents permanents en Ukraine, ils se sont vu refuser la protection temporaire. Un dispositif européen qui leur donnerait le droit de rester en France pour six mois, l’accès au logement, à une allocation, à la santé ou à l’éducation. Comme pour plusieurs centaines de non-Ukrainiens, ils pourraient se retrouver dans cette situation dans l’Hexagone, les préfectures considèrent qu’ils ne remplissent pas les critères, et peuvent « rentrer dans [leur] pays d’origine dans des conditions sûres et durables ».
Ces familles ont fui l’Arménie dans les années 1990 en raison de la guerre du Haut-Karabagh, pour s’installer en Ukraine. Elles ont refait leur vie, ont eu des enfants qui ne parlent pas toujours l’arménien. Puis elles ont tout perdu une seconde fois. « Après tout ça, ils se voient répondre : “Vous ne méritez pas la protection qui est accordée aux autres” », soupire maître Souty, avocat au cabinet qui représente Hermine et Tatul. Il mène pour quatre familles arméniennes l’un des premiers recours en France à ce sujet.
Toute une vie en Ukraine
« Les bombes russes n’ont pas visé uniquement les Ukrainiens. Si ces frappes ne discriminent pas, nous ne devrions pas non plus le faire sur la base de la nationalité ». Vendredi 3 juin, maître Vincent Souty défendait ainsi au tribunal administratif de Rouen le recours présenté par une deuxième famille : Zhora, 29 ans, et son père. Lors de l’audience, il déroule ses arguments. L’Arménie ne peut pas être considérée comme un pays stable. Le conflit avec l’Azerbaïdjan n’est toujours pas apaisé.
Mais surtout, ses clients n’ont plus de « noyau », professionnel ou personnel, dans leurs pays d’origine. Zhora a quitté l’Arménie à l’âge d’un an, en 1993. Il a grandi puis a suivi ses études de médecine en Ukraine. « Je ne me sens pas arménien, j’ai simplement un passeport », précise celui-ci. De leur côté, Hermine et Tatul tenaient une chaîne de restauration rapide non loin de la ville de Dnipro, dans le centre du pays. Certains de leurs proches sont toujours en Ukraine, comme le fils de Tatul dont la mère n’arrive pas à quitter le pays.
Hermine et son fils Tatul se sont vu refuser la protection temporaire. / Crédits : Maya Elbourdrari
Mis à la porte
« Je ne sais pas où on pourra vivre ensuite. Si j’étais seul, je pourrais m’adapter, mais avec mes parents, et surtout ma mère malade, je ne peux pas changer d’endroit tous les jours », poursuit Zhora dans un anglais laborieux, sa quatrième langue. La notification de refus de la protection temporaire par la préfecture s’accompagne en effet de l’obligation de quitter les hôtels où ils étaient jusque-là hébergés. Certaines des familles se retrouvent à la rue, ou du moins dépendantes de la solidarité des communautés locales.
« Ils pensent que nous sommes venus nous installer ici pour trouver une vie meilleure. Non, on a déjà une vie en Ukraine, une maison, des études, un travail. Ici, on est logé dans un hôtel, on a des bons pour la nourriture, ce n’est pas une vie meilleure », explique le jeune homme avec amertume. Il poursuit :
« Nous voulons seulement rester ici temporairement, peut-être pouvoir poursuivre nos études ou le travail, puis retourner en Ukraine ».
Un imbroglio administratif
D’après les chiffres communiqués par le ministère de l’Intérieur à StreetPress, la protection temporaire a été accordée pour l’instant à 3.278 ressortissants de pays tiers venus d’Ukraine (2). La mère de Zhora a par exemple obtenu une autorisation provisoire de séjour de six mois, contrairement aux deux autres membres de la famille. Une décision incompréhensible à leurs yeux.
Certains ressortissants étrangers qui se sont vu refuser la protection temporaire commencent même à recevoir des Obligations de quitter le territoire français (OQTF). C’est l’étape suivante dans le parcours administratif qui mène à l’expulsion. L’AFP rapporte ainsi le cas d’un étudiant ivoirien, admis à Sciences Po Grenoble, mais à propos duquel le préfet de Savoie estime que « l’intéressé ne justifie ni d’une vie privée et familiale ancrée dans la durée en France, ni d’une insertion quelconque dans la société française ». Les Arméniens d’Ukraine craignent de se retrouver dans la même situation.
Nos voisins sont plus sympas
Hermine et Tatul regrettent d’avoir atterri dans l’Hexagone. Ça n’était pas vraiment un choix pour eux :
« Nous ne connaissions rien du pays. En Pologne, on a dispatché les réfugiés entre les bus. L’un d’eux allait vers la France, on nous a dit qu’il n’y aurait aucun problème pour nous accueillir au même titre que les Ukrainiens. Si on avait su, on ne serait jamais monté dans ce bus-là ».
Certains de nos voisins sont en effet plus ouverts, ce qui pousserait des exilés non ukrainiens venus en France à repartir pour tenter leur chance en Belgique ou en Allemagne.
Maître Solenn Leprince, qui représente les familles arméniennes, blâme le manque d’harmonisation de l’Union européenne. Selon un juriste interrogé, la Commission Européenne a encouragé les États membres à étendre la protection temporaire au plus de personnes possibles. Mais c’est purement incitatif. Les États disposent d’une grande marge de manœuvre, s’ils préfèrent verrouiller l’immigration.
Le 7 avril, un communiqué de la Coordination française pour le droit d’asile, qui réunit plusieurs associations comme Amnesty International ou Médecins du Monde, a appelé Paris à élargir ses critères d’accueil et à cesser d’appliquer un « traitement différencié ». Pour l’instant, les autorités conseillent aux étrangers déboutés de la protection temporaire de se tourner vers une demande d’asile, ou d’admission exceptionnelle au séjour (AES). Des procédures longues – dix mois en moyenne pour l’AES à Rouen – délicates, et souvent infructueuses.
Contactée, la préfecture de Seine-Maritime se réfère simplement aux textes de loi, européens et nationaux. Le ministère de l’Intérieur renvoie de son côté au « pouvoir d’appréciation des préfets », qui étudient les situations au cas par cas.
(1) Selon l’Office français de l’immigration et de l’intégration, 85.000 Ukrainiens ont été accueillis sur le territoire depuis le début du conflit.
(2) Les ressortissants de pays tiers ont droit à la protection temporaire s’ils sont membres de la famille d’Ukrainiens réfugiés en France, s’ils bénéficiaient d’un statut protégé en Ukraine, ou s’ils prouvent qu’ils ne peuvent pas rentrer dans leur pays d’origine « dans des conditions sûres et durables. »
[Edit du 14/06/2022] Le juge des référés a finalement suspendu le refus de protection temporaire pour « doute sérieux sur la légalité » et « défaut d’examen sérieux des demandes par la préfecture ». Il a également enjoint la préfecture à réexaminer les demandes (sous trois semaines), pour les quatre familles. Ces dernières sont donc à nouveau logées en attendant la nouvelle réponse de la préfecture dans trois semaines. Elles déposeront une nouvelle demande avec leurs avocats ce vendredi 17 juin 2022.