À de nombreuses reprises, la mairie de Paris a organisé le placement temporaire d’enfants de la communauté Dom syrienne qui mendiaient dans la capitale. Une politique qui effraie les familles et a laissé des séquelles chez des enfants.
Quelques mamans munies de pancartes « SOS familles syriennes » et leurs enfants, ont pris position le long d’un quai de Châtelet-les-Halles. Elles font la manche quand des policiers, accompagnés de travailleurs sociaux surgissent. Au cours de cette opération menée en décembre 2017, trente enfants pour la plupart âgés de moins de trois ans – dont deux nouveau-nés – sont escortés au commissariat le plus proche. Pendant que les mères sont questionnées au poste, la tension monte crescendo à l’extérieur. Les pères sont venus en renfort. Ils veulent récupérer leurs enfants. Plusieurs d’entre eux sont évacués par une porte dérobée et transférés dans un centre d’accueil. L’opération ne doit rien au hasard. Elle a été coordonnée en amont par la Ville de Paris. Une seconde, préparée pendant deux ans, a lieu à la station Saint-Lazare en 2019, entraînant de nouveaux placements d’enfants.
Ces familles appartiennent à la communauté méconnue et marginalisée des Doms, un des peuples gitans du Moyen-Orient. Dès les premiers affrontements armés en Syrie, elles se sont réfugiées au Liban et en Turquie. Après une odyssée de plusieurs années à travers le Maghreb, elles ont posé leurs valises en Europe. En France, la communauté fait irruption de manière spectaculaire dans l’espace public en avril 2014 quand près de 200 personnes s’installent dans un square à Saint-Ouen (93). Expulsées, elles se déplacent ensuite en bordure du périphérique. Au fil des mois, de nouvelles familles arrivent par vagues, et se retrouvent toujours à Saint-Ouen, jusqu’à la fin de l’année 2015, puis finissent par s’évaporer. La communauté ressurgit de manière très visible lors du ramadan 2017.
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Près de 40 enfants Doms placés
La Ville de Paris observe de près les mouvements de la communauté : depuis 2015, elle a mis en place des maraudes hebdomadaires pour sensibiliser les familles à l’interdiction de la mendicité pour les enfants. Entre fin 2017 et fin 2019, l’Unité des sans-abris de la municipalité signale 200 enfants en situation de mendicité. 115 d’entre eux sont placés par le Parquet des mineurs. Trente-six sont de la communauté Dom.
À de nombreuses reprises, la mairie de Paris a organisé le placement temporaire d’enfants de la communauté Dom syrienne qui mendiaient dans la capitale. / Crédits : Aurélie Garnier
Les signalements se font au bout de plusieurs refus d’hébergement social. « Pour un enfant mendiant sur le périphérique ou repéré plusieurs fois avec un adulte différent, les signalements sont automatiques pour un placement sec », explique Hélène Garrigues, coordinatrice protection de l’enfance à la mairie de Paris. Âgés en moyenne de 6 ans, les enfants sont le plus souvent remis à leurs parents après une à deux semaines. Dominique Attias, ancienne vice-bâtonnière du Barreau de Paris, fustige les décisions du Parquet (1). « Il place les enfants au prétexte qu’ils sont dans la rue et donc, a priori, en danger. Mais l’expérience démontre qu’il s’agit surtout de foutre la trouille aux parents, plutôt que de travailler avec eux pour assurer la protection des enfants. »
Loi Sarkozy et familles traumatisées
Plusieurs parents ont même été placés en garde à vue pour « exploitation d’un mineur à des fins de mendicité » ou pour « soustraction aux obligations parentales », ce qui englobe la « privation de soins ». Deux délits introduits dans le Code pénal après le vote de la loi sur la Sécurité intérieure adoptée par Nicolas Sarkozy en 2003. Selon ce texte, est considéré comme un délit de privation de soins « le fait de maintenir un enfant de moins de six ans sur la voie publique ou dans un espace affecté au transport collectif de voyageurs, dans le but de solliciter la générosité des passants ». Sauf que la Cour de Cassation a considéré en 2005 que le simple fait de mendier avec un enfant n’était pas constitutif en soi d’un délit de privation de soins.
Pour les parents, la séparation avec les enfants a été vécue comme un séisme. « La politique de placements a semé la peur dans la communauté, et brisé des familles entières », dénonce Yahya al-Abdallah, chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), qui travaille depuis plusieurs années sur les Doms en France. « Des parents ont failli divorcer. Une maman a menacé de se tuer si on ne lui rendait pas ses enfants. La Ville de Paris a privilégié une logique d’exclusion, la même dont a été victime la communauté au Moyen-Orient depuis des décennies », tranche celui qui est également médiateur scolaire à l’association Askola.
Pour les familles, la séparation avec leurs enfants a été vécue comme un traumatisme. / Crédits : Aurélie Garnier
Les Doms, minorité ethnique au fonctionnement clanique, attachent une importance particulière aux enfants. « Les familles ont beaucoup d’enfants : c’est notamment un moyen pour elles de lutter contre l’assimilation culturelle dans des sociétés où elles sont minoritaires. » Dans une famille où plusieurs mineurs ont été placés, un enfant de 5 ans brutalement séparé de sa mère sur les Champs-Élysées a développé une forme sévère d’autisme. « Quand un bébé allaité perd sa mère pendant quinze jours, et est nourri avec du Régilait, cela ne semble pas déranger grand monde », déplore Nicolas Clément, bénévole au Secours catholique de Paris, qui a accompagné des familles roms face aux juges des enfants.
« Toutes les séparations avec les parents se sont faites avec beaucoup d’empathie. Mais certaines ont été extrêmement pénibles et se sont mal passées. Les placements ont permis aux enfants d’avoir un suivi médical, et une évaluation. Mais en soi, tout placement reste un échec et est utilisé en dernier recours », explique Pierre-Charles Hardouin, chef du département des actions préventives et des publics vulnérables à la direction de la prévention et de la protection à la Ville de Paris. Les placements ont d’ailleurs suscité des débats internes :
« Certains collègues ont pointé le danger de détourner des outils de protection de l’enfance pour réguler l’espace public. Mais notre objectif a toujours été l’intérêt supérieur de l’enfant. »
La connexion belge
Assez rapidement, la Ville de Paris constate qu’un peu plus de la moitié des enfants rencontrés dans les maraudes vivent à Bruxelles, et que leurs parents se déplacent dans l’Hexagone de manière saisonnière pendant le ramadan ou les fêtes de fin d’année. « Une importante partie des familles a choisi la Belgique parce qu’elle y avait des attaches anciennes. Des membres de la communauté s’y sont installés depuis les années 2000, dans le cadre d’activités de dentisterie informelle, ou d’import-export », affirme Olivier Peyroux, un sociologue spécialisé sur les migrations et la traite des êtres humains, qui conseille la mairie de Paris sur les Doms. En 2015 en Belgique, le taux de protection dans les demandes d’asile est plus élevé (99 pour cent) qu’en France, et il est également plus facile d’y dégoter un travail au noir.
La commune d’Anderlecht, à Bruxelles – qui accueille plusieurs centaines de membres de la communauté –, a engagé début 2018 un médiateur interculturel pour accompagner les Doms dans leur parcours d’intégration, à la Cellule relations interculturelles et primo-arrivants (CRIPA). Fin 2018, une collaboration s’installe avec la mairie de Paris. « Quand un enfant était placé en France, la protection de l’enfance ou les parents nous contactaient », explique Achraf Ben H’ssain, médiateur à la CRIPA. « En quelques jours, nous devions les inscrire dans une école, trouver une maison médicale pour une prise en charge psychologique, voire un logement pour la famille, afin d’éviter le prolongement du placement. »
En Belgique, la mendicité des parents avec les enfants n’est pas considérée comme de la traite à proprement parler et la séparation des familles reste rare. C’est donc assez fraîchement que la politique de la Ville de Paris a été reçue à Bruxelles. « Des placements d’une semaine ne servent à rien, ils sont trop compliqués à justifier par rapport à la Convention sur les droits de l’enfant », juge Bernard Devos, délégué général aux droits de l’enfant de Belgique francophone. « On a senti qu’il n’y avait pas de projet derrière les placements. C’est une double peine injuste pour ces enfants, qui ont déjà vécu de nombreux traumatismes en Syrie, ou sur la route de l’exil ».
La prise en charge par les travailleurs sociaux belges a eu un aspect clairement positif : une scolarisation plus régulière. Parmi les 34 enfants placés en France, 13 des 16 en âge scolaire suivis par les services sociaux belges ont été scolarisés dans les communes de Molenbeek, Anderlecht et Schaarbeek. Aucun n’a été revu en mendicité à Paris ou à Bruxelles. « Les Doms étaient très peu scolarisés avant la guerre en Syrie. Ils n’ont pas tout de suite intégré l’importance de l’école en Occident. Ils se sont largement méfiés de l’institution, la considérant comme assimilatrice. Mais parents et enfants se sont progressivement accrochés à l’école, il y a de vrais progrès », constate Vital Marage, chargé de projet à la CRIPA. « La condition des enfants s’est améliorée grâce à un suivi social régulier. Mais les placements ont laissé des séquelles réelles », précise Achraf Ben H’ssain.
La prise en charge par les travailleurs sociaux belges a permis une scolarisation plus régulière. Parmi les 34 enfants placés en France, 13 des 16 en âge scolaire suivis par les services sociaux belges ont été scolarisés. / Crédits : Aurélie Garnier
Pour la quinzaine d’enfants sans attache avec la Belgique, le tableau est plus sombre : les services sociaux n’ont pas été en mesure de retrouver leur trace, écrit Olivier Peyroux, dans le rapport « Que sont-ils devenus ? », remis à la mairie de Paris fin 2020. Plusieurs familles, après les placements de leurs enfants, ont même décidé de quitter la France pour le Maroc. D’autres se sont probablement déplacées vers d’autres départements d’Ile-de-France.
La mendicité
« L’immense majorité des Doms n’a jamais mendié en Syrie et a commencé à le faire sur la fin du parcours migratoire. Cela n’a rien de culturel. La mendicité a souvent été vécue comme un déclassement social par les mamans », insiste Olivier Peyroux. Certaines familles demandeuses d’asile en Belgique sont venues vivre quelques mois en France, le temps de l’examen de leur dossier. La mendicité leur a permis de rembourser partiellement des dettes de voyage faramineuses, pouvant s’élever de 10.000 à 40.000 euros par famille. Mais les allers-retours ont souvent continué après l’obtention d’un statut en Belgique. « Les familles se sont rendu compte que les Français, en particulier d’origine maghrébine, étaient très généreux, et ont poursuivi la mendicité », explique un dentiste syrien Dom, installé de longue date à Paris. Les familles ne sont pas uniquement venues pour mendier, mais aussi pour rendre visite à leurs proches, la communauté étant écartelée entre la France et la Belgique.
Le cas des familles syriennes Doms qui ont demandé l’asile en France est encore différent. Nombre d’entre elles ont fait l’objet d’une mesure de renvoi en Espagne dans le cadre du règlement européen de Dublin (le pays responsable de la demande d’asile est celui par lequel le migrant est arrivé). Les familles, refusant de retourner à Madrid ont été placées « en fuite », perdant l’allocation pour demandeur d’asile (ADA), souvent leur seul moyen de subsistance. Certains foyers ont également perdu l’ADA en refusant des hébergements hors de Paris. D’autres ont connu un parcours d’asile chaotique, ne leur permettant pas d’accéder à leurs droits. « L’Opfra a refusé l’asile à un nombre important de familles Doms, contrairement à la majorité des autres Syriens, faisant comprendre que cette population était indésirable en France », affirme Yahya al-Abdallah.
Un réseau de criminalité organisé ?
Dès le départ, la mairie de Paris a, elle, privilégié la thèse d’un réseau de mendicité organisée, aiguillée par Olivier Peyroux, qui avait déjà collaboré avec la Ville sur les Roms des Balkans. Ce qui a aussi expliqué sa propension à faire des signalements. Dans un document préliminaire de 2017, le sociologue indique que « la mendicité est vécue par les femmes comme une activité très pénible, comme pour les enfants. Elle est décidée par un tiers (le mari ou le patriarche ), qui use de sa position sociale pour contraindre à la mendicité, ce qui entre dans la définition de la traite des êtres humains ». La mairie de Paris note également un contrôle direct effectué sur les lieux de mendicité. « Nous avons fait l’hypothèse que ce sont des chefs de clan, installés depuis les années 2000 en France et en Belgique, qui ont fait venir les familles en Europe. Elles devaient rembourser leurs dettes de voyage avec les activités de mendicité », explique Hélène Garrigues. La coordinatrice protection de l’enfance a même réalisé des arbres généalogiques sur des feuilles A3 pour comprendre les liens entre les groupes familiaux.
La mairie de Paris privilégie la thèse d’un réseau de mendicité organisée. Mais cette thèse laisse sceptiques les acteurs sociaux. Pour eux, il s'agirait avant tout de familles qui tentent d'améliorer leurs revenus. / Crédits : Aurélie Garnier
De son côté, la section criminalité organisée du Parquet de Paris a lancé en 2017, en coopération avec la police belge, une enquête – toujours en cours – visant « un réseau criminel impliqué dans le trafic de migrants, la traite des êtres humains, y compris mineurs, la mendicité forcée, la fraude aux allocations sociales et la falsification de documents ». Les deux services de police n’ont pas souhaité répondre à StreetPress. Mais selon nos informations, quatre hommes syriens, dont trois originaires de la communauté Dom, auraient été arrêtés en octobre 2020 dans le cadre de cette enquête. Trois seraient toujours en détention. « Nous ne sommes pas au courant des avancées de cette enquête. Les enfants nous ont beaucoup parlé de leurs conditions de mendicité et nous estimons qu’au moins 10 pour cent de ceux qui ont été placés ont été victimes de traite des êtres humains », assure Pierre-Charles Hardouin. La thèse du réseau laisse cependant sceptiques les acteurs sociaux en contact quotidien avec les familles. « Nous n’excluons pas un fonctionnement de réseaux organisés ni l’exploitation des enfants et des femmes dans certaines situations, mais selon nos observations, il s’agit de noyaux familiaux qui tentent d’améliorer leurs revenus », explique Achraf Ben H’ssain. Pour Yahya al-Abdallah, « le schéma d’un réseau pyramidal avec des chefs de clan qui décideraient de tout pour la communauté est largement fantasmé. Il y a essentiellement des circulations d’informations sur lieux de mendicité entre les parents qui se connaissent presque tous ».
(1) Contacté par Streetpress, le Parquet n’a pas souhaité faire de commentaires.
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