17/09/2018

Wannabe terroriste ou apprenti trafiquant d'armes ?

L'étrange histoire de l'ouvrier agricole qui voulait commettre un attentat pendant l'Euro 2016

Par Sébastien Gobert ,
Par Diego Fermin

Selon les autorités ukrainiennes, le Français Grégoire Moutaux se préparait à commettre, pendant l'Euro 2016, une série d'attentats terroristes. Des faits pour lesquels il vient d'être condamné malgré les nombreuses zones d'ombre du dossier.

Lioubomil, dans l’ouest de l’Ukraine – Dans le centre de cette petite ville de 10.000 habitants, un bâtiment gris anonyme fait office de tribunal. Derrière les portes en métal léger, ce 21 mai 2018, on statue sur le sort d’un français. À en croire les autorités ukrainiennes, Grégoire Moutaux, un Lorrain de 27 ans, inséminateur de vaches, prévoyait de commettre, pendant l’Euro 2016 de football organisé dans l’hexagone, une quinzaine d’attaques terroristes.

Le verdict tombe. 6 ans de prison ferme, pour préparation d’acte terroriste, achat illégal d’armes et tentative de contrebande d’armes d’Ukraine vers l’Union européenne. Une peine des plus clémentes, d’autant qu’il ne lui reste plus que 3 ans à purger. En effet, Grégoire Moutaux a déjà passé deux ans derrière les barreaux depuis son arrestation, et bénéficie d’une remise d’un an, en vertu de la « loi Savchenko » [texte qui prévoit une remise de peine correspondant à la moitié de la détention préventive effectuée].

À l’annonce de la sentence, le condamné reste mutique. Très vite, le grand maigre à lunettes est placé dans un fourgon pénitentiaire à destination de sa cellule de la maison d’arrêt de Loutsk, capitale de la région. Une fin très discrète pour « l’affaire Moutaux », très loin des fanfaronnades des autorités ukrainiennes au moment de son arrestation. StreetPress a tenté de remonter le fil de cette affaire où se côtoient mauvais flics, agent double et fermier dans un scénario digne d’un film de série Z.

Il y a de la place dans un Kangoo ! / Crédits : Diego Fermin

C’était le 21 mai 2016, soit deux ans auparavant, jour pour jour. À 20 kilomètres du tribunal, un Kangoo blanc immatriculé en France se gare devant la baraque du poste-frontière ukraino-polonais de Dorohusk-Yahodyn. Sans prévenir, des agents des Services de sécurité d’Ukraine (SBU), en treillis militaires, casques et gilets pare-balles, se jettent à l’assaut du véhicule. Sur la vidéo de l’arrestation consultée par StreetPress, on voit le conducteur, visage flouté, en tee-shirt rouge, plaqué à terre. Il n’oppose aucune résistance. Son compagnon de voyage est escamoté du siège passager avec la même brutalité. Filmée de bout en bout, la fouille du Kangoo révèle un petit arsenal de guerre. 5 kalachnikovs, plus de 5.000 cartouches, deux lances-roquettes anti-chars avec 18 recharges, plus de 125 kilogrammes d’explosifs et 100 détonateurs électroniques.

Un gros boum à Paris

L’arrestation fait grand bruit, d’autant qu’elle est entourée de mystère. L’identité des deux suspects appréhendés est tenue secrète et les autorités françaises n’émettent aucun commentaire immédiat. Deux semaines après l’opération, peut-être lassé de l’absence de réaction côté français, le chef du SBU, Vasyl Hrytsak, organise une conférence de presse. Il y révèle l’identité de Grégoire Moutaux, alors âgé de 25 ans, qui « prévoyait une série d’attaques terroristes en France pendant l’Euro 2016 ».

Le chef du SBU déballe une série de preuves. Dans un enregistrement audio, on entend deux personnes commenter, dans un anglais approximatif, les armes qu’ils avaient sous les yeux à ce moment-là. L’un d’eux plaisante :

« Avec ça, on peut faire un gros bouuum à Paris. »

L’autre acquiesce. « Mais ne t’inquiète pas. On parle de 15 cibles. On fera ça à la nuit tombée, quand il n’y aura personne dans les bureaux… » Grégoire Moutaux, à en croire l’enregistrement, évoque une liste de sites : un pont, un péage d’autoroute, une mosquée, une synagogue, un hôtel des impôts, ou encore un bureau de poste…

« On voit que c’est un spécialiste, très bien entraîné », poursuit Vasyl Hrytsak en présentant des photos de Grégoire Moutaux sur un champ d’entraînement militaire :

« Vous voyez comment il garde son doigt droit le long du fusil kalachnikov? Ceux qui ont servi dans les unités spéciales y reconnaîtront la marque d’une formation d’élite. »

Le terroriste présumé aurait payé 16.000 euros pour ce chargement d’armes. « Il a payé plusieurs fois, et a bénéficié de complicités pour acheminer l’argent en Ukraine », affirme le boss du SBU. Car Grégoire Moutaux serait l’agent d’une organisation bien structurée, active en France. « C’est la première fois que notre SBU démantèle un réseau terroriste actif dans un autre pays d’Europe », se félicite Vasyl Hrytsak. « Nous avons empêché que des attaques sérieuses soient perpétrées ». Une affirmation répétée dans plusieurs communiqués officiels, ou encore lors d’une interview « exclusive » accordée à Euronews. À l’époque, le conflit hybride avec la Russie a déjà amputé le pays de la péninsule de Crimée, d’une partie du bassin minier du Donbass, et causé plus de 8.000 pertes humaines. Si le chef des services de sécurité d’un pays en guerre prend le temps de commenter personnellement une telle affaire, c’est qu’elle était belle. Trop belle ?

Des copains au Renouveau Français 

Les autorités françaises se penchent sur l’affaire. Des perquisitions sont menées à son domicile de Nant-le-Petit, mais aussi chez ses parents à Bar-le-Duc et à Brumath, où il résidait en semaine lorsqu’il travaillait pour la société Elitest. Les fonctionnaires découvrent des substances chimiques, qui auraient pu servir à la préparation d’explosifs, mais aussi… tout à fait « compatibles avec l’activité d’exploitant agricole de Grégory Moutaux ».

Ils mettent également la main sur un tee-shirt du Renouveau Français, un groupuscule d’extrême droite contre-révolutionnaire et pétainiste. Pas vraiment le genre de fringue qu’on trouve dans la grande distribution. Après enquête, il s’avère que Grégoire Moutaux connaissait certains membres du mouvement nationaliste. Mais il semble ne jamais avoir eu d’activité militante et les enquêteurs n’ont pas non plus établi « une quelconque implication » du Renouveau Français dans l’escapade ukrainienne. 

Eric Garçonnet, un éleveur voisin, est placé en garde à vue fin mai 2016. Habitué des voyages en Ukraine pour « y rencontrer des jeunes femmes via des agences matrimoniales », il avait remis une enveloppe d’argent liquide à Grégoire Moutaux à l’aéroport de Kiev. Les enquêteurs n’ont rien trouvé à son domicile, n’ont établi « aucun lien avec la mouvance de l’extrême droite ou de l’ultra droite », et n’ont même pas pu confirmer le montant contenu dans la dite enveloppe. Quand StreetPress se rend dans son étable, entre Ménil-sur-Saulx et Juvigny-en-Perthois, l’homme se planque entre ses vaches et refuse de répondre à ces « journalopes qui déforment toujours la vérité ». 

Des agriculteurs d’un village voisin nous apprennent que Grégoire Moutaux s’était lui aussi rendu en Ukraine à plusieurs reprises « pour y rencontrer des filles ». Il y aurait aussi développé le projet de s’y installer, et d’y bâtir d’une exploitation agricole. « Le terrorisme? En soi, ça ne m’étonnerait pas qu’il ait pensé à quelque chose du type », se confie l’agricultrice, sous le regard réprobateur de son mari :

« Mais de là à croire tout ce qu’ils racontent là-bas en Ukraine. C’est bien trop gros pour Grégoire, il n’aurait jamais réalisé un tel plan tout seul! »

Avant de conclure :

« En tout cas, c’est dommage. Il adore les vaches, et faisait un super boulot. Il ne doit pas en voir beaucoup, des bovins, dans sa cellule. »

« En tout cas, c’est dommage. Il adore les vaches, et faisait un super boulot. » / Crédits : Diego Fermin

En tout état de cause, le CV de terroriste de Grégoire Moutaux est bien maigre. Contacté par StreetPress, le procureur François Pérain, révèle qu’en effet le parquet antiterroriste de Paris avait « considéré d’emblée que les informations communiquées par les autorités ukrainiennes ont été jugées insuffisantes pour justifier de sa saisine » et refilé le dossier au parquet de Nancy. L’enquête est considérée comme « terminée » (et visiblement oubliée), mais « pas clôturée », dans l’attente d’éventuelles déclarations de Grégoire Moutaux au cours de son procès. 

Motus et bouche cousue

Mais d’une audience à l’autre, le « Frantsuz » fait preuve d’un mutisme à tout épreuve. Assis dans un isoloir en verre, il se contente de réponses sommaires que sa traductrice répète en ukrainien, et refuse de coopérer avec ses avocats commis d’office. Il en change 5 fois, provoquant des suspensions de procès de plusieurs mois. Il ne cherche ni à se défendre, ni à contester les multiples vices de procédures.

Pourtant, le procureur n’a pas beaucoup d’éléments à présenter au juge. L’enquêteur en charge de l’affaire, Serhiy Sizikov, admet que les enregistrements en anglais approximatif sont les seules preuves faisant de Grégoire un terroriste en puissance. Et pour lui, pas besoin de plus. « Si ce n’était pas vrai, il n’en aurait pas parlé à une autre personne », se justifie-t-il. « Grégoire n’a pas le profil du terroriste », rétorque Oleh Lyahouk, dernier avocat du français. Dans les vidéos d’entraînement où Vasyl Hrytsak reconnaissait un mercenaire bien entraîné, lui ne voit « qu’un débutant, qui est surpris par le recul de la kalachnikov lorsqu’il tire ».

L’élément le plus troublant est a chercher du côté des armes elles-mêmes : une grande partie de l’arsenal retrouvé dans son Kangoo, ce 21 mai 2018, est inutilisable. Les Kalachnikovs étaient sans chiens, les lances-roquettes sans déclencheurs, les munitions factices, et les explosifs étaient de vulgaires moulages. Est-ce à dire que Grégoire Moutaux, spécialiste des armes à feu surentraîné, s’est fait berner au moment de l’achat ? Ou bien que les joujous ont été remplacés entre l’achat et l’arrestation ? Si oui, qu’est-il advenu de cet arsenal ? Et d’ailleurs, où est parti l’argent versé par le Lorrain ? L’enquête ne répond pas à ces questions. 

Les explosifs étaient factices et les armes inutilisables. / Crédits : Diego Fermin

L’agent double se suicide

Autre zone d’ombre. Grégoire Moutaux est seul sur le banc des accusés. L’enquête n’a pas inclus le complice et livreur d’armes, second passager du Kangoo, celui qui plaisante d’un gros « bouuum » à Paris sur les enregistrements. Mikhaylo Zoubov, c’est son nom, était un volontaire du bataillon radical ultra-nationaliste Azov à Marioupol, sur la ligne de front, quand il a été contacté pour la première fois par Grégoire Moutaux en 2015. Celui-ci avait dès ses premières conversations critiqué « l’invasion des migrants en France », et demandé où se fournir en armes. Mikhaylo Zoubov entreprend de l’aider, et l’invite en novembre chez lui à Kharkiv, dans le nord du pays. Grégoire y fait la connaissance de sa femme et de sa fille, prend part aux exercices de tir enregistrés en vidéo, et conclut la transaction : 16.000 euros pour un chargement d’armes, que Mikhaylo promet d’aider à faire passer la frontière.

Mais à en croire l’enquête, le jeune Ukrainien n’est pas celui que Grégoire croit. En mars 2016, Mikhaylo Zoubov balance toute l’affaire au SBU, et devient un agent double dans « l’opération spéciale » menant à l’arrestation. Dans quelle mesure a-t-il poussé Grégoire à finaliser son plan, et à plaisanter d’éventuelles attaques terroristes en France? Où l’Ukrainien comptait-il se fournir en armes? Auprès de ses camarades d’Azov? Ou ailleurs? Quel bénéfice espérait-il en tirer? Mikhaylo Zoubov a emporté son secret dans la tombe. En février 2017, il étrangle sa femme et leur fille de 4 ans, et se suicide. Les raisons de ce suicide restent inexpliquées. 

Mystère et boule de gomme

Il n’empêche, Grégoire Moutaux, dont les positions radicales sont bien identifiées, a bien tenté de faire passer des armes en contrebande. L’opportunité aurait été trop belle pour le Lorrain, qui « cherchait de l’argent pour pouvoir monter sa ferme en Ukraine », justifie son avocat en titre, Oleh Lyahouk. De plus, il y a une différence nette entre le trafic d’armes, et commettre des attentats. Nul ne sait ce que Grégoire Moutaux voulait faire de cet arsenal, s’il comptait les utiliser, ou s’il comptait juste les vendre, et à qui. Engagé pour plaider une cause impossible, l’avocat ne peut que se réjouir que le dossier ait été déclassée par la justice, de « collectif » à « individuel », en raison de l’absence de preuves sur l’existence d’un réseau.

À l’issue du verdict du 21 mai 2018, le chef du SBU Vasyl Hrytsak n’a pas tenu à convoquer une conférence de presse. Les enquêteurs français ont classé l’affaire depuis longtemps, et tous semblent se satisfaire du désintérêt médiatique actuel sur l’affaire. Grégoire le premier. Son avocat tenait à faire appel du jugement, afin de faire lever les charges de terrorisme. Son client s’y oppose. Il semble déterminé à purger sa peine, au calme, sans s’encombrer d’allers-retours au tribunal. Et, une fois libéré, à rester en Ukraine pour y renouer avec son amour pour les vaches, et monter sa ferme, selon l’avocat. Peut-être qu’à ce moment-là, les réponses se feront jour.