05/01/2018

« Ici, les couturiers ont appris le métier au pays. »

La rue des tailleurs traditionnels africains de la Chapelle

Par Lea Esmery

Rue Jean Robert, dans le quartier de la Chapelle, de nombreux tailleurs ont pignon sur rue. Entre galères, nostalgie et désillusion se dessine une histoire commune, celle d’hommes toujours sur le fil.

Rue Jean Robert, Paris 18e – Ce samedi, toutes les tables de travail de l’atelier de Boubacar sont occupées. En dessous des étagères qui croulent sous des montagnes de tissus wax, cinq couturiers s’affairent, retouchant ça et là un boubou ou brodant des motifs sur le col d’un habit. Les vingt mètres carrés de l’atelier se muent, au fil de l’après-midi, en un véritable self-service de la couture. Chaque client a la possibilité de choisir son tailleur, sa coupe, ainsi que le tissu afin de créer son propre vêtement.

Une femme enfile justement un boubou en bazin serti de perles dans la cabine d’essayage improvisée au fond de la boutique. Entre deux visites, les tailleurs trompent le temps en écoutant le match de foot opposant Bordeaux à Monaco. La discussion s’oriente sur le PSG qui a battu Nice 3-0 la veille. Un tailleur, qui semble manifestement vouloir en découdre, lance :

« À Marseille, ils ont eu un président noir, Pape Diouf. Tu ne verras jamais ça à Paris ! »

Une pause clope avant de se remettre au boulot / Crédits : Lea Esmery

La rue des tailleurs

Dehors, une dizaine de personnes attendent devant la vitrine. Maliens, Ivoiriens, Guinéens… Dans la rue Jean Robert, une petite allée coincée entre les rails et la butte Montmartre, une dizaine de tailleurs africains ont ouvert boutique au cours de ces cinq dernières années. L’adresse attire depuis son lot d’habitués et de curieux. « Ici, les couturiers ont appris le métier au pays. Ils font surtout des vêtements traditionnels », explique Alpha Diallo, un habitué du coin :

« La majeure partie de leur clientèle est constituée d’Africaines. »

Pour autant, les tailleurs ne se limitent pas au corpus qu’on leur a enseigné. Dans l’atelier de Boubacar et Beye, tailleurs traditionnels et artisans plus inspirés par la mode européenne se côtoient. Alpha Amadou Bah, lui, est plutôt spécialisé dans la conception de modèles européens. « Mais ma clientèle cherche plutôt des habits traditionnels. Je ne me plains pas, j’ai de quoi manger », affirme-t-il en découpant une bande de tissu bigarré. Quant à Boubacar, un sénégalais de 42 ans, il ambitionne de mêler influence africaine et coupe européenne.

Boubacar hésite entre 2 tissus / Crédits : Lea Esmery

Passionnés et nécessiteux

Alors qu’il se faisait la main en intérim sur des collections de haute-couture, Boubacar décide de lancer son affaire pour créer ses propres modèle sur son temps libre. C’est en 2012 qu’il ouvre son atelier au 12 rue Jean Robert. C’est aussi le cas de Beye, l’un des pionniers de la rue des tailleurs. Dans la pénombre du bar Le Renommé, un troquet posé à quelques encablures de son commerce, l’homme se met en tête de nous dresser les spécificités et les courants de la mode africaine. « La couture est répandue un peu partout en Afrique mais il existe une différence entre le Mali, le Sénégal et la Guinée où les tailleurs font des habits plutôt traditionnels, notamment les boubous », explique l’homme tout en sirotant un thé à la menthe :

« Et la Côte d’Ivoire où ils sont bien plus en avance. »

Ses yeux brillent à l’évocation d’Abidjan, la Mecque de la haute-couture africaine et ses grands couturiers comme Pathé’O ou Alphadi. Si pour certains la couture est une passion, pour d’autres, elle relève de la nécessité. C’est le cas d’Alpha Amadou Bah. « Moi, ce que j’avais envie de faire c’était l’armée et des études ensuite », confie-t-il, en jetant un coup d’oeil maussade à son ouvrage :

« Mais malheureusement mes parents ne voulaient pas, je n’ai jamais été à l’école. »

Originaire de Guinée, ce quadragénaire a été placé à l’âge de 13 ans dans un atelier où il a appris à coudre. Depuis, il n’a jamais lâché sa machine.

A l'ouvrage / Crédits : Lea Esmery

La galère des couturiers

Mais derrière cette apparente affluence se cache une toute autre réalité. Galère de thunes, manque de clients, mal du pays… La vie est loin d’être simple pour les tailleurs de la rue Jean Robert. « Salut mon frère, comment ça va ? », lance Boubacar à un chauffeur de Taxi G7 qui s’est arrêté devant son atelier. « Lui aussi il est couturier, mais il a dû prendre un deuxième job parce que ça ne rapporte pas assez », explique-t-il une fois la voiture repartie. « Avant d’arriver en France, tu te dis que c’est le paradis », poursuit Boubacar une fois rassis à sa place :

« Mais la plupart des frères africains qui sont là n’hésiteraient pas à partir s’ils avaient l’assurance de pouvoir revenir un jour. »

« Je me suis habitué à la galère », lâche l’homme, philosophe. « En été ça marche bien, mais en hiver c’est la saison creuse donc si tu ne travailles pas à côté, tu peux rester sur ta machine toute la journée les bras croisés », affirme Beye qui anime des ateliers de couture pour des femmes en réinsertion pour gagner sa croûte. Technicien de surface la semaine chez Monoprix, Samassa, ne vient que le week-end à l’atelier :

« [La broderie] ce n’est pas quelque chose qui marche tout le temps et souvent, même, c’est très calme. »

Un kebab et puis s’en va

La petite pièce finit tout de même par se remplir. La place se fait de plus en plus rare. On nous indique la sortie. Quelques mètres plus loin, l’un des tailleurs de l’atelier rapplique, un kebab à la main. Il n’a pas encore eu le temps de manger de la journée.

Un regard vers l’échoppe et l’inquiétude se peint sur son visage. Les sièges devant sa table de travail sont à nouveau occupés. Chez les tailleurs africains de la rue Robert, le client est roi.