Grâce au financement participatif, Karim a pu financer sa web-série humoristique et Waël son voyage dans le 93. Le crowdfunding est pourtant loin d’être la solution miracle : rares encore sont les porteurs de projets issus des quartiers pop à y recourir.
Barres protéinées, poudre de glutamine, stimulateur de testostérone et hormones de croissance : la boutique Fitness Protéine est un coin de paradis pour les accros à la gonflette. À la caisse, Karim Kas n’a pourtant pas le physique de Schwarzi. Son truc, c’est plutôt les vidéos virales. Il est même une petite star sur Youtube. Originaire de Montfermeil (93), Karim est acteur et producteur de « 2 min Avant le Ftour ». Avec son cousin Mohamed, il a monté cette web-série qui met en scène des familles dans leur cuisine pendant le ramadan. Au menu : scènes de ménage et petits arrangements pour grignoter en cachette en attendant la rupture du jeûne lors du diner – « Ftour » en arabe.
9.000 euros pour une saison 2
« On a tourné une première saison avec les moyens du bord, dans un local prêté par une asso de quartier », se souvient Karim.
« On a eu plein de vues sur Youtube et ça nous a encouragé. »
En 2014, les cousins décident qu’il y aura une saison 2. Problème : à 22 ans et sans emploi, ils sont fauchés. « Le conseil régional nous avait déjà accordé une subvention, on ne pouvait plus gratter », raconte Karim. En cherchant comment financer des projets sur Internet, il finit par tomber sur Kisskissbankbank :
« Je n’avais jamais entendu parler du crowdfunding, mais qui ne tente rien n’a rien. »
Les deux cousins remplissent la page projet et se fixent un objectif ambitieux : 9 000 euros. « On communiquait à mort auprès de nos fans sur notre page Facebook, Snapchat, Instagram. On a même obtenu un stand à la foire musulmane du Bourget. » Malgré tous leurs efforts, la campagne touche à sa fin et 4.000 euros manquent toujours. Pour éviter de tout perdre, Karim et Mohamed demandent à un pote de leur avancer la somme. Au final, la cagnotte permet de tourner une saison 2 à la hauteur avec « plus d’acteurs, deux cuisines différentes, de bons micros, un [appareil-photo] 5D, une grande lumière…». Leur objectif, « faire marrer au-delà de la communauté musulmane », est atteint. À la sortie des nouveaux épisodes, leur page Youtube Kas Prod engrange 2 millions de vues supplémentaires en un mois.
Karim au calme dans sa boutiqe / Crédits : Michela Cuccagna
Malgré cela, les Youtubeurs décident d’un commun accord de raccrocher. « Pour toutes nos vues, Youtube nous a versé 600 euros, c’est nada », regrette Karim. Surtout, « entre la commission de 10 pour cent de KissKissBankBank, les contreparties qu’il a fallu assurer aux donateurs, l’argent à rembourser à [leur] pote », la campagne a demandé un investissement énorme. Aujourd’hui Karim continue de faire de petites vidéos sur Snapchat mais les deux cousins ont décidé de « penser à l’avenir » en se lançant dans le business du culturisme.
3 mois dans le neuf-trois
Le cas de Karim et Mohamed est rare – les plateformes peinent à se faire connaître auprès des habitants des quartiers populaires – mais pas uniquement. Waël, lui, grandi à Aulnay-Sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, un département qu’il a toujours aimé. Pour faire changer les regards, il décide de vivre 3 mois dans le 93 à la manière d’un touriste. Il a déjà participé à une campagne de crowdfunding et se tourne vers Ulule pour financer son « voyage ». Objectif : 3.000 euros.
«Je ne connaissais pas des masse de gens en Seine-Saint-Denis, alors je me suis d’abord tourné vers ma famille et mes amis pour récolter les fonds », raconte Waël, qui reçoit également 500 euros de la part de deux associations. Son road-trip durera au final 4 mois et demi :
« Je dormais chez des particuliers et j’allais à la rencontre des habitants, des lieux culturels, des acteurs de la solidarité. »
De ses aventures – racontées sur son blog – il tire le webdoc, « Mon Incroyable 93 ».
Comme pour Karim et Mohamed, la campagne de crowdfunding de Waël n’a pas couvert tous ses frais. « J’ai perdu de l’argent avec ce voyage », reconnaît-il. Mais elle lui a permis de se lancer :
« C’est un formidable outil de communication, s’enthousiasme Waël. Beaucoup d’associations du territoire soutiennent ma démarche depuis que je me suis fait connaître. Je travaille depuis à un guide de voyage avec Plaine Commune et j’ai d’autres idées de documentaires en tête. »
A Montfermeil / Crédits : Michela Cuccagna
Déficit d’image
Trouver des projets financés par le crowdfunding, portés par des jeunes habitants des quartiers populaires n’a pas été aussi simple que ça. Pourquoi plus de jeunes de banlieues n’utilisent donc pas le financement participatif ? « Dans les cités, le crowdfunding se fait à l’ancienne, on va directement solliciter ses proches quand on a un projet », avance Karim. « Il y a aussi une question d’image », juge Waël. « Quand j’ai lancé ma campagne, certains m’ont traité de crevard parce que je demandais de l’argent. » Mais le déficit d’image n’explique pas tout. « Pour réussir sa campagne, il faut savoir impliquer son réseau. Les jeunes des quartiers ont malheureusement souvent du mal à le faire », reconnaît Vincent Ricordeau, fondateur de KissKissBankBank. En témoigne le nombre important de projets « avortés » (qui n’ont pas pu atteindre leur objectif de collecte) à Pierrefitte, Stains, Clichy-sous-Bois…
Pour autant « beaucoup de projets viennent des banlieues parisiennes, tempère Vincent Ricordeau. Mais ils sont plutôt portés par d’autres profils que les jeunes de cité. » Quand bien même ils leurs sont parfois destinés. Ainsi Régis Pio, militant écologiste qui a roulé sa bosse dans de nombreux projets de solidarité locale, a collecté 8.500 euros pour ouvrir La Mine, une ressourcerie à Arcueil. « Ça sera un centre de récupération et de revalorisation d’objets avec un Fablab et un café associatif », détaille Régis. Ouvert depuis le début du mois de décembre, ce tiers-lieu est installé « juste en bas de la cité des Irlandais ». La boucle est bouclée.