Les jaloux parlent d’ « internes cocotiers » et les imaginent tout bronzés sous leur blouse. Certes, mais le CHU de Pointe-à-Pitre ressemble plus à un bunker qu’à un hôpital et les conditions de travail sont loin d'être toujours au beau fixe ...
On longe une boutique de souvenirs, puis un resto et ses aquariums grouillant de homards. On arrive sur la Marina du Gosier, à cinq minutes en voiture du CHU de Pointe-à-Pitre. Les touristes sourient et les voiliers tanguent. Encore quelques pas, et voilà la terrasse du Blueberry, un bar à cocktails face à la mer. Le hotspot pour tout interne fatigué après une journée de travail.
« H » le magazine des jeunes médecins, réalisé avec le concours de StreetPress, s’intéresse dans ce numéro de rentrés aux internes dans les DOM-TOM. A lire également dans le magazine : un grand entretien avec Thomas Lilty, toute l’actu médicale et la sélection culture. A retrouver dans la salle d’attente de ton service d’oncologie ou par abonnement à abonnement@magazineH.fr
Ce soir-là, ils sont une bonne vingtaine, hâlés et légèrement luisants. Tout cela a des airs d’apéro familial improvisé. « Quand tu arrives aux Antilles, tu es tout seul. Du coup tu tisses très vite des liens forts avec les autres internes. On fait Noël ensemble, on voit les familles de tout le monde… Ça rapproche », sourit Alexandra, en 10e semestre d’ORL. « Il y a une grosse solidarité, ajoute Emma, on se serre les coudes, et il y a pas mal de soirées organisées. Surtout qu’on vit tous en colocation dans de superbes villas avec piscine, à 4 ou 5, et c’est là qu’on fait nos soirées. »
"Regardez là-bas près de l'ambulance, un requin !" / Crédits : Elsa Bastien
Médecins sans frontières
Résumons le profil de la communauté – bronzée – des internes Antilles-Guyane : il y a ceux qui voulaient à tout prix vivre au soleil, ceux qui étaient mal classés et tenaient à leur spés de cœur, ceux qui voulaient fuir et tout recommencer, incognito. Et enfin, les Antillais d’origine, qui veulent tout simplement revenir chez eux.
Et il y a aussi des internes comme Jérémy, en 10e semestre, qu’on a du mal à faire rentrer dans une catégorie :
« J’étais parti pour aller à Bordeaux, faire chir’. J’avais 3 jours à passer à Paris avant les choix, et c’est là que j’ai changé d’avis. J’étais frustré : je fais de la musique et tous les étés, on faisait des concerts, donc je n’avais pas eu l’occasion de voyager. Du coup, j’ai passé quelques coups de fils à des potes aux Antilles qui m’ont dit que la formation était bien, et j’y suis allé ! »
Au final, Jérémy a fait ORL, a passé un an en Martinique, un an en Guadeloupe, un an à Bordeaux et un an aux États-Unis avant de revenir en Guadeloupe. Autant dire que côté « voyage », il s’est bien rattrapé. Et en plus, le Basque a intégré un groupe de musique local. A côté de lui, Alexandra a l’air tout aussi satisfaite de son choix :
« Je viens de Nice, et si j’avais eu des grandes villes, je serais restée en métropole. Mais là, j’avais Reims, Amiens, Clermont-Ferrand… Puis on m’avait dit qu’on opérait beaucoup plus aux Antilles ! »
Rajoutez à cela des week-ends à Marie Galante, mais aussi une prime vie chère de 40% – soyons honnêtes, le camembert n’est pas si onéreux –, et moins d’impôts à payer, comme dans tous les DOM-TOM… et la vie semble plutôt agréable au soleil.
Coquillages et crustacés
(img) Le CHU de Pointe-à-Pitre
Le cliché de l’« interne planche à voile » ou de l’ « interne cocotier » n’est pas loin. Regards furibards. Les « je n’ai jamais autant bossé qu’ici » fusent, côté Guadeloupéen comme Martiniquais. « Ce serait plutôt internes sac à dos, vu que toutes leurs affaires doivent tenir en deux valises », souligne, pragmatique, Florence, interne de psy de retour à Paris. Au CHU de Fort-de-France, Amaury a le teint d’un interne qui foule plus les couloirs de l’hôpital que le sable chaud :
« Ce qui est frustrant c’est qu’en tant qu’interne en chir’, je n’ai pas le temps de profiter. Je suis d’astreinte un jour sur 3 ! »
Lui a choisi l’internat Antilles-Guyane parce qu’il voulait faire de la chirurgie orthopédique et aussi par « défi personnel, pour remettre les compteurs à 0 ». Louis, lui, est interne en médecine gé :
« Il y a un semestre où je n’ai pas vu la mer pendant 3 mois ! Mais, c’est vrai que la vie peut être moins stressante. C’est le côté caribéen des choses… Un rapport au monde différent. Parfois, tu attends 25 minutes à la caisse, mais tout le monde s’en fout. »
Retour en Guadeloupe, avec Emma :
« C’est sûr qu’on a des loisirs tape à l’œil. A Caen, tu te fais un Mac Do – ciné ; après une garde nous on fait du bateau… »
Des conditions de travail défraîchies
Oui, mais quand on évoque leurs conditions de travail – et qu’on voit l’état des CHU de Pointe-à-Pitre et de Fort-de-France, disons, « défraîchis » – on se dit que c’est plutôt mérité. Des retards qui s’accumulent, un manque et une mauvaise répartition du personnel, trop peu de chefs… Noémie, une représentante des internes en Martinique :
« Le retard est aussi parfois dû au manque de places d’hospitalisation qui fait que les patients “stagnent” plus longtemps aux urgences au lieu de monter rapidement et ainsi de les désengorger. »
Tous évoquent également des problèmes de matériel. « Il y a un manque d’organisation qui fait que nous sommes obligés de chercher un fil dans un box, une seringue dans l’autre, la bétadine dans le 3e. Un exemple simple : nous n’avons pas une seule attelle à disposition dans les urgences, donc nous sommes obligés de faire des attelles plâtrées pour tout ce qui le nécessite, avec des bandes de plâtres que nous n’avons pas toujours dans toutes les tailles », continue Noémie.
Pas de sable blanc ni de cocotier dans la salle de garde ... / Crédits : Elsa Bastien
Emma, interne en Guadeloupe, souligne que « l’IRM est resté deux mois en panne au début du semestre… Et c’était le seul. L’insularité a forcément des conséquences ! » Amandine renchérit :
« L’urgence dans les 72h dont on parle dans les bouquins, ça n’existe pas. S’il y a un caillot dans les artères, on ne peut le traiter qu’en Martinique… Mais les évacuations sanitaires se font bien, les médecins sont au taquet. »
Autonomie
(img) Noémie, Elodie, Amaury et Cie
Autre souci : le manque d’équipes pérennes. « Au final, il y peu de personnes formées aux Antilles-Guyane qui sont revenues, même si on a de plus en plus de chefs locaux. Heureusement d’ailleurs, parce que l’un des soucis, c’est que les équipes tournent beaucoup. J’encourage tous les Antillais et tous ceux qui ont envie de s’engager un minimum à venir : il y a tout à faire », s’anime Ludrick, interne Antillais bien décidé à rester dans les parages.
Un petit vol en avion de 45 minutes et nous voilà en Martinique. Chez Louis, interne en médicine gé. Entre deux sets de Roland Garros, il explique :
« Certains jours, on est en autonomie complète. Et puis, c’est tellement peu attractif que les bons chefs se cassent et qu’il y a des plannings à trous. Du coup, les hôpitaux ont recours aux intérimaires, il doit y en avoir de 30 à 40 %. Comment t’investir, toi, en tant qu’interne ? Tu es déjà pivot de l’organisation des soins mais tu n’as pas forcément le soutien des chefs et parfois tu outrepasses tes fonctions ».
Débrouillard
Pas de quoi leur pourrir leur formation pour autant, bien au contraire ! « On a une très bonne formation pratique. En anesth réa en Métropole, ils sont très frileux à l’idée de laisser les internes intuber. S’il n’y a pas le bon matos, on s’adapte, on bricole tout le temps. Au final, on est très autonomes et débrouillard, et on opère plus », résume Emma, qui compte bien rester aux Antilles quelques temps après son internat. « J’ai été formée ici, j’ai un truc à rendre. »
Autre avantage, la diversité des pathologies : cardiomyopathies dilatées, drépanocytose, dermatoses tropicales… C’est même pour ça que Florence a voulu y passer un semestre :
« Dans chaque spé, il y a une petite spécificité. En dermato, tu peux te familiariser avec des pathologies de peaux noires. En uro, il y a un taux élevé de cancers de la prostate – causé par le chlordécone, un insecticide longtemps utilisé dans les plantations de bananes de Guadeloupe et de Martinique – et pour moi qui suis en psychiatrie, il y a plein de choses à apprendre en termes de psychiatrie interculturelle. Il y a une expression différente de maladies psy aux Antilles, liée au magico-religieux. »