En ce moment

    19/10/2015

    3 fois par semaine, l’avion trimbale des migrants aux 4 coins de la France

    Air Sans Pap’ : quand l’Etat affrète un jet privé pour vider Calais

    Par Tomas Statius , Thibaut Loïez

    Plusieurs fois par semaine, un jet privé loué par l’Etat quitte Calais. A son bord, une poignée de migrants sous escorte policière. Rennes, Nîmes, Metz : ils sont transférés et libérés quelques jours plus tard. 1,5 million d’euros par an s'envolent ainsi.

    Aérodrome de Calais – 9 h, le 2 octobre. Les agents de sécurité n’ont pas encore pris leur service quand un jet privé de 17 mètres se pose sur le tarmac. A son bord, 10 policiers de la Police aux Frontières (PAF) et 2 pilotes. Après avoir coupé les moteurs, l’équipage sort de l’appareil. « C’est un transfert de migrants. On les emmène de Calais au CRA [centre de rétention administrative, ndlr] de Toulouse », nous explique celui qui se présente comme le chef d’équipe.

    2 heures plus tard, une fourgonnette de CRS s’engage finalement sur la piste, serrée de près par une petite camionnette de l’aviation civile. 5 hommes en sortent, sous escorte policière. La peau mate, bien emmitouflés dans des doudounes. L’un d’eux tient un petit sac plastique bleu à la main, en guise de balluchon. Après un rapide passage dans les bureaux de la PAF, installés juste à côté de la piste, les sans pap’ embarquent dans le petit avion. Avant de décoller, un policier s’énerve et prend à témoin les rares clients du seul café de l’aérodrome :

    « Vous voyez ça [en pointant l’avion du doigt, ndlr] c’est nos impôts qu’on dépense. Ça ne sert à rien. On les envoie à l’autre bout de la France. Mais à l’autre bout de la France, le juge ne va pas les expulser. »

    Après plusieurs semaines d’enquête, c’est un système ubuesque que StreetPress dévoile. Un système qui mobilise des dizaines de fonctionnaires de police à travers la France, déplace de nombreux migrants sans raison et ne fait que brasser de l’air. Au sens propre, puisque ces transferts sont effectués grâce à un jet privé loué 1,5 millions d’euros. Voici l’histoire de Air Sans Pap’.

    https://backend.streetpress.com/sites/default/files/migrants_bourgeois_de_calais_couleurs_2_1.jpg

    L'oeuvre Les Bourgeois de Calais de Rodin version sans pap' / Crédits : Thibaut Loïez

    Air Sans Pap’

    Chaque semaine, depuis 6 mois, la Police Aux Frontières balade en jet privé des migrants depuis Calais, jusque dans les différents Centres de Rétentions de l’hexagone. Avec l’afflux récent de migrants, le coucou de la PAF a pas mal bourlingué. Un fonctionnaire du ministère de l’Intérieur explique, sous couvert d’anonymat, que pas moins de 3 vols par semaine sont organisés, depuis plusieurs mois. Au total, c’est plus d’une centaine de migrants qui ont été déplacés ainsi.

    StreetPress a pu retracer le trajet de certains de ces transferts. Pour les seuls mois de septembre et octobre, la PAF a effectué au moins 7 vols au départ de Calais vers Metz, Toulouse, Nîmes, Hendaye et Perpignan. Les derniers mois, le quotidien local Nord Littoral a signalé certains de ces départs.

    Un système coûteux et inutile, puisque la PAF dépense 1 million et demi d’euros par an pour la seule location de son gros coucou. Le tout pour une efficacité nulle : selon nos informations tous les réfugiés transférés en avion ont ensuite été libérés. Souvent au bout de quelques jours à peine.

    Réguler la pression migratoire

    Quelle est la raison de ces transferts en avion ? Selon une source policière, les autorités s’efforceraient de répartir « la pression migratoire sur tout le territoire ». Contactée par StreetPress, la Préfecture du Pas-de-Calais, responsable de ces transferts, invoque la nécessité de juguler l’afflux de migrants sur les bords de la mer du Nord :

    « En ce moment, il y a entre 3.500 et 4.000 migrants à Calais. Et le CRA de Coquelles a une capacité limitée [79 places, ndlr]. Il faut libérer des places »

    Selon une source proche du dossier, la préf’ aurait même la possibilité de réserver des lits dans des CRA à l’autre bout de la France grâce à un logiciel interne. Un peu comme sur Booking.com. Ainsi, si certains sont transférés depuis le Centre de Rétention de Coquelles, d’autres sont amenés à l’aéroport directement en sortant du commissariat, quelques heures à peine après leur interpellation.

    Avion banalisé

    L’avion de la PAF photo_avion_1.jpg

    Le gros joujou de la PAF, StreetPress l’a vu de ses yeux à Calais. C’est un bel avion à hélice, comme il y en a beaucoup dans les aérodromes. Sur son flanc, des petites rayures noir, rouge et beige, et aucune inscription officielle. Quand il ne sert pas pour des transferts de CRA à CRA, ce Beech 1900 est utilisé pour des opérations de reconduite à la frontière, explique un flic de la PAF. Un fonctionnaire de la place Beauvau nous détaille même le mode opératoire :

    « Des policiers emmènent les migrants sur le tarmac. Puis les officiers de la PAF du Bourget prennent le relais jusqu’à destination. Et là d’autres flics s’occupent du transfert jusqu’au centre de rétention. »

    10 fonctionnaires de la Police aux Frontières et 2 pilotes seraient mobilisés chaque semaine pour ces transferts.

    La facture est salée

    Un dispositif qui coûte bonbon aux contribuables. En effet, faute d’être le propriétaire de l’appareil, la PAF loue son Beech 1900 à un affréteur privé. Depuis 2015, c’est avec l’entreprise Twin Jet qu’elle fait affaire, comme le confirme à StreetPress Olivier Besnard, le boss de la boîte installée à Aix-en-Provence.

    StreetPress a retrouvé l’appel d’offre lancé par le Ministère de l’Intérieur en octobre 2014. Il prévoit une utilisation de l’avion pour des missions de « transports, de fret, et de liaison » et une utilisation exclusive de l’avion par la DGPN (Direction Générale de la Police Nationale) et la DGEF (Direction Générale des Etrangers en France). Montant du contrat proposé ? 1,5 millions d’euros, reconductible sur 4 ans.

    https://backend.streetpress.com/sites/default/files/extraitcontrat2_2.jpg

    L'appel d'offre lancé par le Ministère de l'Intérieur en 2014. / Crédits : StreetPress

    Une somme à laquelle il faut rajouter le prix du kérosène, et le salaire des fonctionnaires de la PAF… Selon un policier qui souhaite garder l’anonymat, la facture pourrait grimper jusqu’à 23.000 euros par jour d’utilisation. Une addition salée pour ne transporter qu’une poignée de migrants à la fois. Car sur Air Sans Pap’, il n’y a qu’au maximum 5 réfugiés par vol, nous annonce une source policière. En effet, l’avion ne dispose que 19 places assises. Et la procédure impose 2 fonctionnaires de police par sans pap’. Coûteux et pas franchement efficace comme mode opératoire. Maître Clément, un avocat calaisien bien connu de tous les réfugiés, ironise :

    « Je pense qu’ils devraient leur faire prendre des tandems pour faire des économies. Un flic devant, un migrant derrière. »

    Karim a été transféré 2 fois à Hendaye

    En plus de coûter une blinde, ces transferts à l’aveugle aboutissent à des situations absurdes. Certains migrants ont même été envoyés par avion plusieurs fois à l’autre bout de la France. Et ce, sans véritable raison.

    C’est le cas de Karim (1). Interpellé le 27 août à Calais, ce jeune afghan a été transféré à Hendaye (64) le jour même. Karim connait bien le jet de la PAF. Il l’avait déjà pris. StreetPress a même pu consulter le procès-verbal qui ordonne son placement en rétention. Dans la petite case « commentaires », il a écrit :

    « Je ne veux pas aller à Hendaye. J’y suis déjà allé »

    Adil a paumé ses papiers

    L’exemple d’Adil (1) illustre un autre dysfonctionnement du système. Son idylle avec la PAF commence mi-septembre. Alors qu’il faisait ses courses au Lidl, Adil a été interpellé par des policiers avant d’être placé au Centre de Rétention de Coquelles. Dans la foulée, il est transféré à Nîmes par avion.

    Finalement libéré le 11 octobre à 5 h du mat, Adil est lâché en pleine nature, devant les portes du CRA nîmois. Il entame alors le voyage retour jusqu’à Calais. Une fois arrivé dans le Nord, le malchanceux se rend au CRA de Coquelles pour récupérer ses papiers d’identité, restés entre les mains de la police. « Encore aujourd’hui, il les cherche. On ne sait pas s’ils sont à Nîmes ou à Calais », raconte Medhi, membre de l’association Le Réveil Voyageur. Paumer ses papiers, un comble pour un migrant ! L’infirmier a suivi son périple et raconté son histoire sur le blog Passeurs d’Hospitalités.

    https://backend.streetpress.com/sites/default/files/migrant_retour_street_press_couleur_2.jpg

    Après avoir été interpellé par des policiers et transféré à Nîmes, Adil a du faire le voyage retour jusque Calais. / Crédits : Thibaut Loïez

    Seulement pour quelques jours de rétention

    Si ce système marche sur la tête, c’est aussi parce qu’après avoir été déplacés puis placés en rétention, les migrants sont relâchés. Contactées par StreetPress, les différentes ONG présentes dans l’ensemble des centres de rétention de l’hexagone affirment que c’est bien la totalité des réfugiés transférés en avion qui ont ensuite été libérés.

    Cette absurdité, Sarah Danflous a pu la constater. Le 15 août, cette intervenante pour la CIMADE au CRA d’Hendaye (64) boit son café quand plusieurs policiers de la Police Aux Frontières toquent à la porte :

    « Ils nous amenaient 5 afghans. Ils avaient été transférés de Calais après leur garde-à-vue. Ils ont pris l’avion sans escale et sont arrivés ici. »

    2 semaines plus tard, rebelotte avec l’arrivée de 5 sans papiers en provenance de Calais. Dans les 2 cas, les exilés de Calais sortent entre 2 et 5 jours après leur arrivée au CRA. En cause, des erreurs juridiques, explique Maitre Hardouin, l’avocate de 3 afghans :

    « Par exemple, pour les obligations de quitter le territoire français, il n’y avait pas de pays de destination. »

    https://backend.streetpress.com/sites/default/files/migrant_cafe_streetpress_couleurs_3.jpg

    Elle boit son café quand plusieurs policiers de la Police Aux Frontières toquent à la porte. / Crédits : Thibaut Loïez

    Tout le monde est contre, même les policiers

    Du côté de Calais, ces transferts intempestifs de sans-papiers n’ont pas franchement bonne presse. Même la maréchaussée est contre. Quand StreetPress lui passe un coup de bigo, Frédéric Hochart, porte-parole du syndicat UNSA pour la PAF de Calais, a l’air plutôt remonté :

    « Ces mesures ont un coût énorme. Et en plus la plupart des personnes qu’on éloigne reviennent. Aujourd’hui il y a un ras-le-bol généralisé des policiers de Calais quant aux missions qu’on leur assigne. Cette situation est pesante. Physiquement et moralement. »

    Du côté des assos, on montre aussi les dents. « On n’avait jamais vu ça, tempête Sarah Danflous. Et personne ne nous a jamais expliqué la raison de ces transferts. » David Rohi, porte-parole de la CIMADE, renchérit :

    « Il y a une escalade insupportable dans les méthodes utilisées pour éloigner les migrants de Calais. »

    Détournement de pouvoir

    Si selon Sarah Danflous, ces transferts ne sont pas prêt de s’arrêter – « le directeur du CRA nous a prévenu que ça allait continuer » – il n’est pas impossible que le petit avion de la PAF traverse quand même des zones de turbulences dans les prochains mois. Car transporter des migrants, en avion, tout ça pour vider les « jungles », ça ne serait pas forcément très légal.

    En février 2015, la Préfecture du Pas-de-Calais avait même été condamnée par le Tribunal Administratif de Melun dans une affaire similaire. Maitre Norbert Clément raconte :

    « En juillet 2014, la Préfecture avaient demandé le placement en rétention de 205 migrants de Calais dans tous les CRA du Nord de la France : Lille, Rouen, Le Mesnil-Amelot. Ils avaient été transportés en bus. »

    Le Tribunal a estimé que la mesure n’avait été prise « que dans le but de procéder à l’expulsion du domaine public géré par la Ville de Calais ». Il a jugé la préfecture coupable d’un détournement de pouvoir. Et l’a condamné à verser 1.000 euros au seul plaignant : un jeune afghan qui n’avait pas trop apprécié son transfert forcé en Seine-et-Marne.

    Pour mieux comprendre les motivations d’Air Sans Pap’, StreetPress a contacté à de nombreuses reprises le ministère de l’intérieur qui n’a jamais donné suite à nos demandes.

    > Lire aussi : Le ministre de l’intérieur ronchonne, mais confirme les infos de StreetPress

    (1) – Le prénom a été modifié.

    Cet article est en accès libre, pour toutes et tous.

    Mais sans les dons de ses lecteurs, StreetPress devra s’arrêter.

    Je fais un don à partir de 1€
    Sans vos dons, nous mourrons.

    Si vous voulez que StreetPress soit encore là l’an prochain, nous avons besoin de votre soutien.

    Nous avons, en presque 15 ans, démontré notre utilité. StreetPress se bat pour construire un monde un peu plus juste. Nos articles ont de l’impact. Vous êtes des centaines de milliers à suivre chaque mois notre travail et à partager nos valeurs.

    Aujourd’hui nous avons vraiment besoin de vous. Si vous n’êtes pas 6.000 à nous faire un don mensuel ou annuel, nous ne pourrons pas continuer.

    Chaque don à partir de 1€ donne droit à une réduction fiscale de 66%. Vous pouvez stopper votre don à tout moment.

    Je donne

    NE MANQUEZ RIEN DE STREETPRESS,
    ABONNEZ-VOUS À NOTRE NEWSLETTER