Rue du Caire – Paris 2e. Le Bitcoin s’est trouvé une maison. Elle est nichée au cœur du Sentier à Paris, ancien fief de l’industrie textile transformé en quartier des start-ups. Sur la devanture, un B doublement barré, symbole du Bitcoin. La déco est bleu et or, aussi aux couleurs de la crypto-monnaie. Mardi 13 mai, l’équipe s’agite à l’intérieur de ce petit open space sur deux étages. Une centaine d’invités sont attendus pour l’inauguration du premier lieu de rencontre physique pour la communauté d’adeptes. Des utilisateurs, des journalistes high-tech mais surtout des entrepreneurs.
Mal-aimé en France le Bitcoin ? Rencontré à un « meet up », Daniel, multi-entrepreneur américain installé à Paris, est remonté : « La France n’est clairement pas l’endroit où lancer un business sur le Bitcoin. » Tandis que Pierre Noizat, fondateur de la plate-forme d’échanges Paymium, charge les banques et les hommes politiques : « Tout est fait pour tenter de nous dissuader d’utiliser le Bitcoin. »
La Maison du Bitcoin, située à deux pas du Numa – une autre fabrique à start-up – doit porter les intérêts de la crypto-monnaie. Avec l’objectif de la populariser auprès du grand public. Mais aussi de trouver des appuis politiques pour faire changer la législation.
En France le Bitcoin n’a aucune reconnaissance juridique
Au fond du foyer, une machine à générer des Bitcoins attire le regard. On dirait un bon vieux distributeur de billets de banque. Mais c’est au client d’insérer ses petites coupures en euros dans la machine qui en contrepartie produit un portefeuille papier en Bitcoins. Le résultat ressemble à un ticket de caisse avec des QR codes imprimés et deux clés chiffrées pour retracer son bien. Paul Caselles l’a achetée à la société Lamassu Bitcoin Ventures, une start-up américaine qui a inauguré son premier distributeur en février… dans une cave à cigares du Nouveau Mexique. Mais pas facile de lui trouver un port d’attache à Paris :
« Aucun commerçant ne voulait prendre le risque d’installer cette machine chez lui. Parce qu’on ne sait pas encore ce qui est légal ou pas et que l’argent n’est pas déclaré. »
Paul Cassales, devant son distributeur de Bitcoins. / Crédits : Michela Cuccagna
Aux États-Unis, le Bitcoin est considéré depuis mars 2014 comme un bien par le fisc. Si bien que les plus-values effectuées sont maintenant imposées. En Europe aussi, plusieurs pays ont déjà légiféré. Comme l’Allemagne qui, depuis août 2013, le reconnaît officiellement comme une « monnaie privée » et soumet les propriétaires à une taxe de 25% sur les bénéfices réalisés.
Mais en France – où seul l’Euro peut être juridiquement reconnu comme une monnaie – le Bitcoin n’a pas encore d’existence légale. Les bitcoiners les plus alarmistes pointent une fuite des cerveaux : les entrepreneurs iraient s’installer au Luxembourg ou à Hong Kong. Tandis que ceux qui restent au pays font face à de nombreuses difficultés : faut-il déclarer ses gains en Bitcoins sur sa fiche d’impôt ? Faut-il s’acquitter de la TVA sur ses devises ?
Des start-up au profil de pionnier
Juché sur une des tables dans l’entrée, Eric Larchevêque, fondateur de la Maison du Bitcoin profite de son discours inaugural pour dévoiler ses ambitions : « Faire qu’un géant du Bitcoin émerge en France d’ici un ou deux ans. » Déjà, les premières jeunes pousses françaises du secteur ont monté leurs stands dans la maison. Comme Chronocoin qui propose un système pour acheter des Bitcoins via une sorte de carte à puce. Au départ, la société était une simple plate-forme de streaming dont les fondateurs étaient en quête d’un moyen technique pour sécuriser les points de fidélité des internautes. Ils achètent un « mineur » pour étudier la technologie Bitcoin et découvrent cet univers. En quelques mois, ils changent d’activité.
David Balland, co-fondateur, assure que son projet est sur de bons rails :
« Depuis le lancement de ce produit le 28 mars dernier, une centaine de cartes ont été commandées. »
L’initiative de Chronocoin a pu en partie voir le jour grâce à un lobbying auprès de la Direction générale des finances publiques et des banques. Le start-uper poursuit, pas peu fier : « Nous avons réussi à les convaincre que notre Chronocard doit avoir le même statut qu’un ticket restaurant, un support physique avec une valeur d’échange. »
Des businessmen aux dents longues
La maison du Bitcoin n’est pas pour autant une activité philanthropique. La structure, qui prend la forme d’un incubateur, a déjà coûté 500.000 euros mais n’a décroché aucune subvention. Le boss Eric Larchevêque, serial entrepreneur du numérique, en a mis une bonne partie de sa poche. L’ingénieur, passé par l’ESIEEC, s’était constitué un confortable matelas, en janvier dernier, en revendant sa start-up – le comparateur de prix par géolocalisation Prixing – à High co, un plus gros poisson. Son nouveau bébé, Epic Dream SAS, développe Flink, une application pour les blogueuses modes et…la maison du Bitcoin.
A StreetPress, le promoteur de la crypto-monnaie ne cache pas ses objectifs de businessman :
« Cette maison est un investissement de long terme. Quand l’utilisation du Bitcoin et l’écosystème d’entreprises se seront développés, nous lancerons nos propres projets que l’on espère rentables. »
On peut se procurer des Bitcoins en échangeant ses dollars ou ses euros sur une plate-forme dédiée ou en mettant son ordinateur, équipé de « mineurs », à disposition de l’algorithme. Toutes les dix minutes, un nombre fixé de Bitcoins est créé dans le monde, jusqu’à ce que le nombre total de 21 millions d’unités soit atteint.
Pas étonnant que le Bitcoin fasse parler de lui pour sa volatilité et inquiète les banques centrales. Libre de toute instance de régulation, seules l’offre et la demande décident de sa valeur. Alors qu’il ne valait que quelques centimes de dollars en 2009, il a passé le cap historique des 1.000 dollars le 29 novembre 2013 et vaut, aujourd’hui, autour de 600 dollars.
Meet : Eric Larchevêque. / Crédits : Michela Cuccagna
D’autres lobbyistes du Bitcoin peuvent s’enorgueillir d’un CV de money maker. Philippe Rodriguez, fondateur de l’association Bitcoin France créée début 2014, est l’un des gérants de la banque d’affaires pour entreprises innovantes Avolta Partners. Diplômé de l’ESCP, il a fait ses armes chez Microsoft, puis a monté le site d’expertise en e-commerce Mixcommerce. Ce qui lui vaut d’être désigné « entrepreneur de l’année 2010 » par le cabinet Ernst & Young. Il est aussi membre de l’UDI.
Opération séduction
Pour prêcher la bonne parole, le lobby du Bitcoin lance l’offensive dans les médias. A chaque nouveau pic du cours du Bitcoin ou quand une plate-forme est menacée, ce sont ces visages que l’on voit à la télé enchaîner les interviews, eux qu’on entend à la radio, eux qui multiplient les tribunes engagées sur le web. En octobre, on les retrouvera à la tribune de la première grosse conférence organisée à Paris, « Euro Bitcoin ». Des experts, ascendant entrepreneur, qui cherchent forcément à défendre leur activité. A terme, leur marché potentiel dépendra de la démocratisation du Bitcoin en France. Comme pour Pierre Noizat, diplômé de Polytechnique et de la business school de Columbia à New York. Il a lancé Paymium, « la place de marché numéro 1 en Europe » pour acquérir de la crypto-monnaie. Son business model ? Récupérer un petit pourcentage sur tous les achats de Bitcoins effectués sur sa plate-forme.
Philippe Rodriguez, lui, reçoit dans ses beaux bureaux du 16e arrondissement parisien, un immeuble haussmannien avec cheminées en marbre. Dans son costume de marque, il expose sa vision du Bitcoin. « C’est avant tout un protocole qui permet d’imaginer différentes applications dont la première ressemble à une monnaie. » Il enchaîne sur la panoplie d’arguments censés rassurer le consommateur : le risque de blanchiment d’argent est limité puisque, grâce à l’informatisation, la traçabilité totale est possible. La volatilité de la crypto-monnaie n’est pas inquiétante car elle n’est pas beaucoup plus forte que celle de l’action Facebook. Enfin, la confiance en la monnaie repose sur un protocole informatique infaillible et une communauté d’utilisateurs.
Parmi les cibles de ces entrepreneurs, il y a les commerçants. Une poignée d’entre eux a franchi le pas du Bitcoin. Comme le Sof’s Bar, un bistrot du quartier Montorgueil, ou l’entreprise spécialisée dans la livraison de petits plats à domicile Pizza.fr. Le travail de séduction et de vulgarisation semble porter ses fruits : en avril Monoprix a annoncé travailler sur la possibilité de faire ses courses en Bitcoin.
Vincent Renaudineau, développeur / Crédits : Michela Cuccagna
M. Bitcoin au Sénat
Reste à évangéliser les politiques. Philippe Herlin, un autre spécialiste du Bitcoin régulièrement invité sur les plateaux, brigue la présidence de l’UMP, après 6 ans passés au FN. Le porte-parole de l’association Bitcoin France, Philippe Rodriguez, lui, a contacté des parlementaires ces dernières semaines pour les convaincre d’ouvrir une mission d’information sur les monnaies électroniques. Sur le principe, le président de la commission des finances à l’Assemblée, le député UMP, Gilles Carrez y serait favorable. Début juillet, l’association Bitcoin France devrait aussi remettre au Trésor un ensemble de propositions ultra-libérales. Elle souhaite obtenir l’exonération totale de TVA sur l’achat de Bitcoin, mais surtout empêcher la taxation des plus-values comme elle existe pour les titres et les valeurs mobilières.
Au Sénat, le président de la commission des finances, l’UMP Philippe Marini a auditionné un des co-fondateurs de Paymium en janvier, mais n’a pas donné de suite. Au cabinet de la secrétaire d’État en charge du numérique Axelle Lemaire, on suit ces questions de loin. Et le Conseil national du numérique, chargé de rendre des avis indépendants sur les grandes questions du secteur, n’a pas été saisi. Pierre Noizat de Paymium a bien une explication :
« Évidemment nous n’avons pas été reçu par le ministère ! La doxa du monde politique, c’est la concentration du pouvoir. Pourquoi accepteraient-ils qu’on y mette un coup ? »
Pierre Noizat a le smile. / Crédits : Michela Cuccagna
Des utilisateurs libertariens pas convaincus
Les lobbyistes doivent aussi veiller sur « l’ennemi intérieur ». Il leur faut composer avec les visions éparses des utilisateurs du Bitcoin. Le dernier rendez-vous de la communauté – « un meet up » – avait lieu en avril dernier au Dernier bar avant la fin du monde, repaire de geeks ultra-marketé situé à quelques pas de Châtelet. Sur les murs, des étagères de comics ; la musique mainstream a laissé place à la succession de notes de Super Mario Bros. On retrouve les bitcoiners à la cave, où flotte une odeur de transpiration mal dissimulée. Des hommes de 25 à 45 ans avec de bonnes connaissances en informatique, souvent vêtus de t-shirts à logos entrent dans des débats sans fin sur les petites coupures virtuelles.
Près des marches, Karl Chappé, t-shirt noir trop large et odeur de tabac froid, semble connaître tout le monde. Ex-salarié du poids lourd de l’informatique Cisco, il avait, entres autres, monté France Bitcoin, le magazine en ligne sur les crypto-monnaies. « Ce n’est pas une monnaie sociale. Les utilisateurs doivent y trouver un intérêt pour s’y mettre. Il faut qu’ils puissent gagner de l’argent à la clef », clarifie-t-il avec honnêteté. Il balance ses doutes quant à l’intérêt de légiférer sur le Bitcoin :
« Par essence, cette monnaie dépasse les frontières. Il suffira d’envoyer ses Bitcoins en Inde pour contourner une législation trop restrictive. »
Au comptoir, Marco, qui thésaurise en Bitcoins, s’oppose « à toute régulation ». Il se présente comme un « libertarien » et ne vote pas. Christian Bodt, un des organisateurs, défend une législation complètement libérale. Et quoi que la France décide, il ira monter sa boîte au Luxembourg…
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