Son « métier », récupérer les dettes par tous les moyens. Parfois braqueur, un peu dealer, il nous raconte sa vie dans le « milieu parisien » entre parrains corses et chefs de bandes gitans.
« J’te canerais si ce mec te protégeait pas ! J’t‘aurais cané depuis longtemps… » C’est dans un bar chic d’une ruelle du quartier des Ternes que se passe cette scène entre voyous durant le mois de mai 2011. Il est 17h. Le bar est presque vide. Seule une table est occupée et enchaîne les bouteilles de champagne grands crus depuis le déjeuner. J’y suis invitée par des relations communes.
Le mec énervé est corse, bedonnant, grosse montre en or au poignet. Il a jeté la bouteille de champagne au sol et a plongé la tête du gitan qu’il menace, dans le seau à glaçons. Lui se laisse presque faire, parce qu’il a balancé pour sortir du placard. La tension monte, le jeune gitan se défend, soulève un tabouret et cogne le Corse avec. La petite-amie du Corse, une prostituée marocaine, pleure et hurle à effrayer les rares passants de cet élégant voisinage.
Homme de main
L’oncle de la « balance » est assis, impassible, cheveux blancs et ridé, veste en cuir, plutôt « beau gosse »; il boit sa flûte tranquillement, sans se soucier des tabourets qui volent, du champagne qui recouvre le sol, ni des hurlements de la fille.
Après un moment, agacé, il fait un signe à Salim*, petit brun assis derrière lui, qui aussitôt, se lève de sa chaise, avance calmement vers les deux agités, écarte la fille, et les sépare avec force. Ils se calment, s’essuient le visage avec la manche de leurs chemises élégantes, et rapidement, tout revient dans l’ordre. La patronne, aux petits soins avec cette table qui a fait son chiffre d’une semaine en 3 heures, ramasse les débris, apporte du mobilier en bon état, et fait briller la table. Tout le monde se rassied, les pieds dans le champ’, une énième bouteille arrive, on trinque.
Pro du recouvrement
Salim sourit aux autres mais paraît distant, toujours dans l’ombre du gitan. Les yeux perdus dans les bulles, il semble se sentir seul dans ce « gang » déchaîné. Il n’en fait pas partie, en réalité. « Je suis seul » affirmera-t-il en quittant le groupe en début de soirée. Mais, tout en gardant son indépendance, il ne cache pas qu’il est lié au vieux gitan du bar. « On bosse ensemble ». Le vieux, lui-même, confiera plus tard qu’il « aime travailler avec Salim. Il est bon, il est discret, il s’habille normalement. Même s’il est jeune, ce n’est pas un gamin ».
Ensemble, ils auraient « bossé » sur des braquages, du recel d’objets d’art, mais surtout du « recouvrement de fonds ». En clair, « si quelqu’un doit de l’argent à un autre, le type vient nous voir et nous demande de le récupérer pour lui. Nous on réfléchit, on voit d’abord si ça vaut le coup, et quand on accepte, on va voir celui qui doit, on lui explique que maintenant c’est notre argent, on le prend, on donne 50% au client et on prend 50% » raconte Salim, l’air de simplifier par ses mots naïfs un processus visiblement plus dur qu’il ne veut bien l’avouer. Quand on demande à Salim comment se déroulent ces recouvrements, il sourit, muet, puis lâche un avare « bien ». Ironique, il continue: « Les mecs savent à qui ils ont affaire, alors s’ils veulent que ça se passe bien, ça dépend d’eux, pas de nous ». C’est la dure loi du milieu. Derrière les gimmicks inspirés du cinéma, la violence.
West coast
Au fil des rendez-vous, on en apprend un peu plus sur son business. Souvent, les créanciers sont des entreprises de matériel informatique, de textile et plus rarement des mecs du milieu qui se disputent des valises d’argent sale. Une fois le débiteur repéré, l’équipe de Salim lui « fait un guet-apens ». Objectif : le prendre par surprise. Ils lui expliquent qu’il n’a pas le choix. « Souvent, ça se passe pacifiquement ». Salim explique qu’il « intervient sur tout le processus », de la première rencontre au dénouement, en passant par « toutes les étapes d’intimidation ». « C’est fatiguant, il faut vraiment y retourner tous les jours », soupire-t-il. Jamais il ne racontera clairement la violence…
A 33 ans, Salim est déjà bien connu dans le coin, grâce à la confiance du gitan, et à d’autres coups réussis. Discret et « normal », c’est dans cette zone huppée du 17ème arrondissement qu’il passe ses journées. Près des cercles de jeu, des grands hôtels et du périph, il rôde. « Je ne connais que l’Ouest parisien », plaisante-t-il. « Le reste, c’est pour les touristes et les racailles ! ». Toujours prêt à agir, il est là, dispo. « On peut m’appeler pour un travail à tout moment ». Et on le verra nous-mêmes, constamment accroché à ses téléphones portables, il peut filer ou se rendre indisponible au dernier moment.
Sa jeunesse
A peine costaud, la peau brune, il semble toujours distrait même lorsqu’il nous répond, comme attiré par ce qui se trame ailleurs. Ses yeux noirs semblent scanner les alentours. Inquiet en permanence et tendu, Salim a une fougue d’adolescent. Mais quand on le voit, avec ses trois portables, ses vêtements sombres et chers, son air de « daron » précoce, on a du mal à imaginer sa jeunesse et sa vie d‘« avant ».
Pourtant Salim a commencé sa carrière professionnelle dans la légalité. Très peu bavard, il se raconte par à-coups, en plusieurs rencontres et ne se livre toujours que par bribes. Il n’évoque que brièvement son histoire d’exil. La tête tournée, ému, il dit avoir quitté l’Algérie adolescent. Avec sa mère et son petit frère, ils s’installent en banlieue, dans un petit appart. Pas de père. Pas de diplôme. Mais des ceintures de couleur obtenues dans un club de karaté du pays. Salim arrive en France, frais et innocent, « encore du lait dans le nez » comme on dit chez lui pour qualifier la naïveté et la jeunesse.
Premiers braquos
« Par connaissances » – il ne rentrera pas dans les détails – il se débrouille un boulot de chauffeur « au service d’un puissant homme d’affaires saoudien ». Sérieux, il monte en grade : il est nommé garde du corps. Mais l’argent qui coule à flots l’éblouit. Le luxe indécent de son chef le démange. Il ne veut pas rester assis des heures sur un siège de voiture à attendre, même si le siège est en pur cuir beige et brillant. « Parfois, je passais des nuits entières dans la voiture, à l’attendre devant une villa, toujours réveillé. J’entendais la musique, les rires des gens qui faisaient la fête », raconte Salim, la grimace au coin des lèvres. Alors il décide de tenter sa chance ailleurs…
Il trouve aisément un autre boulot de chauffeur auprès d’un « parrain » corse cette fois. Là non plus il ne souhaitera pas s’exprimer sur les circonstances de cette rencontre. L’homme, ancien maquisard pendant la seconde guerre mondiale est devenu dans les années 50 une figure de ce que l’on nomme le grand banditisme. Il a tué, braqué et passé la moitié de sa vie au placard. Salim sera d’abord son chauffeur, comme sur sa précédente mission. Mais l’activité du « monsieur » est « plus dangereuse » que la première, alors, on le « teste », on met à l’épreuve sa loyauté, puis on finit par le lancer sur des « opérations ». Comme on le dit dans le jargon du milieu, il « monte au braquo ».
La grande vie
Son « employeur » se prend d’affection pour lui et devient un père d’adoption. Les deux célibataires ne se quittent plus. Ils vivent ensemble. Leurs éclats de rire résonnent de la Porte Maillot à l’Avenue de Wagram. Une amitié indéfectible les unira jusqu’à la mort, il y a trois ans, de l’ancien. Salim tire de sa poche un bout de journal plié. C’est une coupure du quotidien le Monde qui raconte les funérailles en Corse de son ami défunt. On y voit Salim et le gitan du bar au premier plan dans le cortège funèbre. Un bref instant, un sourire éclaire son visage.
Le « patron » l’introduit dans les cercles fermés de gitans recouvreurs de fond, de bulgares patrons de casinos… On lui propose des « missions ». Mais son protecteur le met en garde, lui apprend les ficelles : la prudence, n’accepter que des boulots sûrs et surtout rester indépendant. Le vieux fatigue. Il en a marre du trou et des convocations au tribunal, il s’assagit. Salim reste dans la course. Ils continuent de se voir, mais simplement pour des cafés, des promenades et des cigares fumés ensemble.
Gitans
C’est très vite le gitan, un grand ami du « parrain », qui le prend sous son aile. Un homme dont le nom fait trembler l’Ouest parisien, discret, très peu bavard. Une prostituée de luxe marocaine dit de lui qu’il est un « tigre » et que toutes ses collègues sont amoureuses de lui. Un soir, quand on lui demandera s’il lui est arrivé de tuer quelqu’un, il répondra en frimant, comme une caricature de cinéma « seulement quand j’étais obligé de le faire… ». Dans ce monde, parfois difficile de faire le tri entre le vécu et l’esbroufe…
Très vite, Salim devient l’homme de confiance du gitan. Il l’emmène alors dans toute la France puis en Corse, en Chine, récupérer des dettes pour des « clients », assure Salim. L’ascension est fulgurante. Il prétend que chaque affaire peut lui rapporter jusqu’à 10.000 euros. « Avant la crise, on avait presque un “travail“ par semaine pour des montants d’environ 50.000 euros. On donnait 25.000 au “client”. Et on se partageait les 25.000 restants en trois. Sur un bon mois, je pouvais me faire jusqu’à 30.000 euros ».
Indépendant
Plusieurs fois, les anciens lui proposent de gérer un bar ou un restaurant. « C’est comme ça que les boss blanchissent l’argent. Moi, je suis libre. J’ai toujours tenu à ma liberté. Et j’ai choisi les affaires qui me tentaient, rien d’autre. Le cash ne m’impressionne pas. Beaucoup de petits jeunes ont les yeux qui brillent quand on leur propose du cash, ils bavent devant la thune, après ils sont coincés. Les patrons prennent une bonne part des bénéfices. S’ils acceptent, ils leurs sont redevables à vie. Ils doivent rendre d’énormes services, toujours baisser la tête et dire oui. Moi quand je veux dire non, c’est non ». Salim, même s’il a visiblement souvent travaillé en équipe, tient à cette idée de mec indépendant, et clame avec insistance ne pas supporter l’ascendant des autres. Il affirme que le gitan reste un collègue pour lui, « pas un maître ». Pourtant, face à cet homme, jamais un mot de travers, toujours déférent…
Après la mort de son ami qui lui a « tout appris », Salim est dévasté et plus seul que jamais. Il s’éloigne du milieu. Il continue de « travailler » mais disparaît par intermittence. Il échappe toujours aux descentes de police. Il « sent la BAC comme les animaux perçoivent les tremblements de terre ». Quand son petit frère est arrêté pour avoir insulté un policier, il s’en veut. Faisant la queue pour un parloir avec lui, il soupire : « C’est moi qui aurais dû être là, lui, c’est qu’un p’tit con de rien du tout». Ironie de voir son frère derrière les barreaux pour outrage à agent de la fonction publique, alors que lui, malgré son passif, est libre.
Prison
Casier judiciaire vierge, Salim « prend la confiance », comme il dit. Il se laisse aller à plus de « spontanéité » professionnelle et ne planifie plus forcément ses coups. Il y va au feeling, en loup solitaire. Il se met à la coke. Il en vend même parfois, s’il en a « trop sur [lui] ». Ou accepte un boulot commandé dans la journée même. « Un soir, je buvais ma coupe sur les Champs, j’ai rencontré un mec, on a parlé toute la nuit. Le matin, en me disant au revoir, il me dit qu’il a à faire. Moi j’étais bourré, je lui ai dit de m’emmener avec lui ». Ce matin-là, ils auraient fait trois « coups » successifs, en deux heures : un tabac, un hypermarché et une maison luxueuse. Le type a pris 10 ans. Salim est encore là, « s’il me trouve le mec, il me tue ».
2008, la crise a affecté le milieu, comme partout. « Il y a beaucoup moins d’affaires. Les banques sont trop serrées sur les crédits. Et sans crédit, il y a moins de business. Donc moins de clients. Il y a aussi des gars qui ne peuvent pas du tout rembourser leurs dettes. On ne va pas aller s’occuper de ceux-là. C’est perdu d’avance. Ils doivent “plomber l’entreprise“ comme on dit : c’est-à-dire la mettre en liquidation. Le client ne verra jamais son argent et nous non plus. On ne touche pas à ça ».
Crise
« A cause de la crise, on est obligé de devenir tout-terrain ». Quand on lui demande d’expliquer ce que cela signifie, il lance une vanne, comme à chaque fois qu’il est mal à l’aise. « C’est rien la crise, ça me fait juste moins partir en vacances finalement ».
Enfin, quand on ose une dernière question : « Ça ne te pose pas de problème de conscience ? »,il grimace, presque étonné, et répond sans hésiter: « Non, j’aide des gens à récupérer leur argent… et bien sûr moi aussi je m’en fais un petit peu à côté, voilà, je ne fais de mal à personne». Cette fois-ci, c’est peut être lui qui se fait un film.
Warning: *Son nom a été changé, vous comprendrez pourquoi
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