Embrouilles entre communautés du 18e, périples en RER et vie commune à 12 Bangladais dans 56m2 à St-Denis, Rahman, vendeur de bières à la sauvette et sans-papiers, nous fait découvrir son quotidien.
Montmartre, au mois d’avril. Au moment où je rencontre Rahman le Bangladais, il est assis sur un banc avec trois amis. Un pack de bières est posé par terre : après avoir essayé d’en vendre sans grand succès, ils ont finalement décidé d’en siroter quelques-unes en profitant de la vue. Lorsque je me présente, il m’invite tout de suite à bavarder en me tendant une canette.
Avec cet accent indien caractéristique, mais dans un anglais parfait, il m’explique qu’il achète le pack de 20 bières 12€45. Chaque bière est ensuite proposée à 1€ aux touristes et aux Parisiens qui viennent se poser sur les marches. Les bons jours, il peut se faire autour de 20 $.
Aujourd’hui, ça ne marche pas fort. Je le regarde errer un moment sur la pelouse du parc : il faut être assez voyant pour être repéré par les clients potentiels, mais assez discret pour ne pas attirer l’attention de la police… Tout un équilibre à trouver.
Une bière dans la main, le pack dans l’autre, il fait la tournée des groupes de jeunes affalés dans l’herbe en essayant de croiser leurs regards. Il se contente d’abord de passer devant eux, canettes en évidence, mais finit par les proposer carrément : « You want a beer my friend ? » Un jeune avec des dreads est preneur.
Avec la police, Rahman joue au chat et à la souris : « Parfois ils me fouillent, parfois ils prennent mon argent. » Mais c’est surtout aux autres ambulants qu’il doit prendre garde. Car les vendeurs africains de sacs contrefaits, plus structurés, regardent d’un mauvais œil cet aimant à flics.
Justement, pendant notre discussion, un groupe de Noirs, baluchons dans le dos, s’approche de nous. « Tu nous empêches de faire notre travail. Les flics ont vu tes bières, et à cause de toi ils nous emmerdent. Dégage ou ça va mal finir ! » Ça bombe le torse, ça gueule fort, Rahman et ses amis ne comprennent pas un mot, mais jugent sage d’évacuer tranquillement la zone.
À Montmartre, les conflits de rues entre vendeurs sont monnaie courante, et il n’est pas rare d’en venir aux mains pour s’assurer le contrôle du flux touristique. Mais Rahman et ses amis se méfient par-dessus tout des Arabes de Barbès. « Ils arrivent saouls, le soir, et sont très agressifs, ils tentent souvent de nous voler nos bières. »
J’invite Rahman à prendre un café.
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En attendant mieux
Devant le comptoir en zinc d’un bistrot typiquement bohème montmartroise, j’en apprends un peu plus sur lui. Beau garçon de 26 ans, il était étudiant en sciences politiques à Dacca, au Bangladesh. Propriétaire, fiancé, issu d’une bonne famille, rien ne le prédisposait à vendre des bières chaudes dans les rues de Paris. Mais lorsque l’Awami League, un parti politique opposé à celui pour lequel il militait, arrive au pouvoir, il est dépouillé de ses biens. Après l’assassinat de son frère, il décide de sauver sa peau et embarque dans un avion pour l’Italie. « Ça m’a coûté 9.000 dollars, mais certains passeurs en demandent jusqu’à 19.000. »
J’apprends aussi que Rahman a passé deux ans à Londres, où il a décroché un MBA en gestion. En fait, il est plus diplômé que moi. En France, il cherche vainement à se faire embaucher dans un des nombreux restos indiens du quartier de la Chapelle. Mais la concurrence est rude et il lui manque des notions de français. Au même moment, l’administration française rejette sa demande d’asile. Aïe ! Les temps sont durs. Mais pas question de rentrer au Bangladesh : « Si j’y retourne, on me tuera aussi », appréhende-t-il.
Depuis, la Cour nationale du droit d’asile examine son recours. En attendant le verdict, Rahman regarde les heures s’écouler à Montmartre en vendant des bières aux touristes et aux amoureux enlacés dans l’herbe.
Seine-Saint-Denis style
«Certains colocataires pourraient être gênés par la présence d’alcool dans l’appart»
Rahman
Sur les coups de 20 h, le jour et la pluie commencent à tomber, et le pack de bières est presque vide. Comme on discute déjà depuis un bon moment, Rahman m’invite à souper chez lui, ce que j’accepte volontiers. Direction la gare du Nord, pour prendre le train qui nous mènera en dix minutes à peine à la Plaine Saint-Denis. Par chance, les contrôleurs sont en grève et les portiques pour accéder au quai sont grands ouverts : pas besoin de frauder cette fois-là. Par la fenêtre du train, on peut voir la butte Montmartre s’éloigner et les immeubles haussmanniens céder la place à un urbanisme plus sauvage, moins organisé.
Arrivés sur place, le décor bucolique des contrebas du Sacré-Cœur laisse la place au mélange d’immeubles modernes froids, de barres HLM grisâtres héritées des années 1960 et de vieux taudis des faubourgs de Paris de l’ancienne banlieue ouvrière en pleine mutation. On passe près du Stade de France, construit volontairement au cœur de ce quartier populaire pour le sortir de son isolement.
En chemin, on croise plusieurs de ses amis qui ont les bras chargés de fruits. Ils reviennent de Rungis, le plus grand marché de produits frais du monde. À l’heure des sorties de bureau, ils peuvent se faire un peu d’argent en revendant les fruits dans les gares.
Avant d’entrer chez lui, on finit les dernières bières dans la cour de son immeuble décrépi. « Je suis musulman non pratiquant, mais certains colocataires pourraient être gênés par la présence d’alcool dans l’appart », s’excuse-t-il. Ils sont douze Bangladais à vivre dans ce 56 mètres carrés, à quatre par chambre. Dans chacune des trois pièces aux murs jaunis, quatre lits superposés type dortoir, et pas de place pour une table. Ils le sous-louent 150€ chacun d’autres Bangladais, installés en France depuis plus longtemps et qui ont quitté le taudis. Quand on sait que le véritable loyer est de 900€ et que Rahman et ses colocataires paient 1800€ en tout à leurs concitoyens, la notion de solidarité communautaire en prend un coup.
Au cinquième étage vit la crème de l’économie touristique underground. Je retrouve un des vendeurs de bière et les vendeurs de fruits croisés plus tôt. Il y en a aussi un qui vend des roses aux terrasses des bars où tout Paris s’agglutine après le boulot. Un autre m’explique qu’il va chercher des bibelots chez les Chinois à Aubervilliers, pour les revendre où il peut.
L’ambiance est à la déconne, joyeuse, et tout le monde veut me parler. L’un a réussi à travailler dans un resto et se moque un peu de Rahman : « T’es vraiment pas doué avec le français, en six mois t’aurais pu avoir une promotion ! » Un autre choisit minutieusement la plus belle de ses clémentines invendues pour me l’offrir.
Des odeurs d’épices s’échappent de la cuisine minuscule où deux autres locataires s’affairent à préparer le dîner. J’attends sur un des lits doubles, avec un thé au lait – le fameux chaï – devant un film à la télévision. Arrive un buffet de poulet au curry, de petits poissons frits, de riz au safran et de légumes pimentés. C’est délicieux, mais le piment finit par avoir raison de mon palais et je laisse la moitié de mon assiette en m’excusant.
Dernier tour de piste
«T’es vraiment pas doué avec le français, en six mois t’aurais pu avoir une promotion !»
Un pote de Rahman
22 h 30. Pour Rahman, il est temps de regagner Montmartre. Les vendeurs africains décampent à la nuit tombée, et c’est le moment idéal pour vendre quelques bières aux jeunes qui viennent flâner sur les marches du Sacré-Cœur. Dans le bus qui nous ramène vers Paris, on visionne quelques vidéos qu’il aime bien sur l’iPhone que lui avait offert son père. Au menu : Pitbull et son reggaeton pour gringos. On parle aussi de sa copine, de plus en plus difficile à joindre au pays. S’ils se retrouvent un jour, il lui a promis « de ne plus s’occuper de politique ».
Il aimerait bien rentrer si son parti revenait au pouvoir, mais se fait peu d’illusions : « Eux aussi chercheront à se venger, et le cycle de violence recommencera. J’étais là quand François Hollande a été élu et j’ai vu la transition politique en France. Vous êtes un pays démocratiquement mûr. » Et si sa demande d’asile était acceptée, c’est en France qu’il verrait sa vie : « Je pourrais apprendre le français et valider mes diplômes au sein du système universitaire. »
En attendant la Sorbonne, il faudra se contenter de l’école de la rue, avec son lot de combines et de prédateurs. Arrivés à la gare du Nord, je laisse Rahman regagner les marches du Sacré-Cœur, son lieu de travail. Vers les deux heures du matin, lorsque Montmartre sera vide, il marchera une heure pour regagner sa banlieue. Ce n’est pas vraiment l’enfer, plutôt une sorte de purgatoire.