Le président algérien est en convalescence à Paris, laissant ses compatriotes dans l'incertitude. Dans un salon de thé de Belleville chacun y va de son commentaire : nostalgie, espoir ou complot. «Il y a autant de points de vue que d'Algériens !»
Belleville sous la pluie. Passants, boutiques et bitume ont triste mine. Plusieurs enseignes sont pourtant parées du mot « Soleil ». Et l’effervescence propre au quartier ne faiblit pas. Un restaurant-salon de thé propose à tout moment du couscous et de la pâtisserie fine algéroise. En terrasse, un vieil homme compte les gouttes comme les heures. Au chaud, un groupe d’amis discute en arabe. La météo semble occuper les conversations, bien plus que l’état de santé d’Abdelaziz Bouteflika, le président algérien hospitalisé à Paris le 27 avril dernier et depuis en convalescence.
Voix basse Le serveur, qui refusera de donner son nom, est petit et alerte. « Je vous apporte le thé à la menthe. Pour les pâtisseries, vous pouvez vous servir. » Il désigne une arrière-salle lumineuse aux allures de caverne d’Ali Baba : une multitude de gâteaux aux couleurs et aux formes variées sont disposés en pyramide sur des plats en argile peint.
Le serveur perfectionniste verse le thé dans un cérémonial poétique. Que représente Abdelaziz Bouteflika pour lui ? Sur ses gardes, il baisse le volume de sa voix. « Bouteflika est controversé à cause du rôle répressif qu’il a tenu avec l’armée lors de la révolte kabyle et des actions frauduleuses qu’il aurait menées quand il était ministre des Affaires Étrangères. Notre histoire est complexe. Il y a autant de points de vue qu’il y a d’Algériens. C’est comme ça, mais ça ne nous empêche pas de rester unis. »
Popularité Tarik, style soigné, pull col en V bleu et tennis en toile, commande un jus de fruit au comptoir. Cet étudiant en philo considère que Bouteflika est le symbole d’un pays gangrené par bon nombre de problèmes. « Cependant, il est aussi le président qui a payé la dette mondiale de l’Algérie. Dans mes souvenirs, mes parents avaient voté pour lui et à l’époque, il était synonyme d’espoir, les gens en attendaient beaucoup. »
Son copain, Mourad, jeune comédien aux yeux bruns et enjoués, ne se sent pas plus français qu’algérien. Il a deux nationalités, deux cultures et deux présidents, Hollande et Bouteflika. « Tout gouvernement est critiquable. Quand Bouteflika est arrivé au pouvoir en 1999, il ne faisait pas l’unanimité. Au fil de ses trois mandats, il a gagné en popularité. Il a pris des risques, notamment avec l’amnistie des prisonniers condamnés après la décennie noire », la guerre civile qui, à partir de 1991, opposa le gouvernement algérien, incarné par l’armée nationale populaire, et divers groupes islamistes.
Rumeur Le serveur a entendu que la moitié du corps de Bouteflika serait paralysé. « Moi je veux que mon président se rétablisse. Il fait partie du paysage politique depuis que je suis né : il ne m’a ni déçu, ni satisfait. Mais les deux Kabyles que vous voyez assis là-bas, ils s’en foutent, ils ne veulent qu’une chose, c’est qu’il meure et le plus vite possible, pour tourner la page. »
Près de l’entrée, Hichem déguste un café. Ce restaurateur a les cheveux gris et le regard doux. Quand je mentionne Bouteflika, il marque une pause et sourit, l’air gêné. « Certains disent qu’il est mort. Enrico Macias lui a rendu visite sur son lit d’hôpital à Paris, il semblait très inquiet, a rapporté le quotidien qatari Al-Arab, mais il a aussitôt démenti ces propos sur RTL… »
Moi je veux que mon président se rétablisse. Il fait partie du paysage politique depuis que je suis né
Pantin Mourad ne comprend pas pourquoi l’état de santé d’Abdelaziz Bouteflika est auréolé d’autant de mystère, puisque cela fait bien cinq ou six ans qu’il enchaîne les allers-retours entre l’Algérie et la France pour recevoir des soins. « Les médias étrangers en font des tonnes parce qu’ils attendent que l’Algérie sombre dans la déstabilisation comme la Libye, la Syrie et l’Égypte. Ils aimeraient un nouveau printemps arabe, mais l’Algérie a déjà vécu la révolution, ses habitants critiquent de front les défaillances du pouvoir en place. La potentielle disparition de Bouteflika n’implique pas de réelles conséquences. On lui trouvera un successeur… De toute façon, ce sont les militaires qui décident. »
Selma est venue acheter un lot de pâtisseries. Conseillère en management, cette trentenaire avenante est passionnée de sociologie et pour elle, avec ou sans “Boutaf”, c’est du pareil au même. « Est-il mort ou vivant ? Moi je crois que l’on est en train de le maintenir en vie pour tout maquiller et préparer un remplaçant. »
Selon Tarik, c’est parce que Bouteflika est un pantin au service des généraux que son départ pourrait entraîner un renversement du rapport de force. « D’une part, la révolution du monde arabe plane dans les esprits. Les gens aspirent à plus de justice et de respect. D’autre part, au vu de ses ressources pétrolières et de sa position géographique, l’Algérie apparaît comme un point stratégique. Les Occidentaux ont besoin de matières premières qui les aideraient à survivre à la crise sans annuler la dette. Un peu d’ingérence en Algérie les arrangerait. Le mystère autour de la santé de Bouteflika est ainsi préservé pour éviter toute intrusion étrangère et assurer la continuité de l’État. »
De toute façon, ce sont les militaires qui décident
La révolution du monde arabe plane dans les esprits. Les gens aspirent à plus de justice et de respect
Islamisation « Aujourd’hui, l’Algérie n’est qu’un énorme gâchis » lance Selma, qui ne cache pas sa tristesse. Difficile d’évoquer l’avenir quand la situation actuelle fleure l’anarchie. « Je m’y sens attachée, mais c’est un attachement-répulsion. Je regrette qu’il n’y ait pas d’esprit collectif et de diversité politique. Les gens, dégoûtés et déprimés quel que soit leur rang social, ne savent plus en quoi croire et deviennent matérialistes et individualistes. Ils se désintéressent des élections de 2014. Ils s’enferment dans leur maison et leur voiture pour ne pas voir. Ils coupent le contact avec les autres… L’Algérie, plutôt laïque à la base, s’est islamisée dans le mauvais sens du terme. Et les lois n’y sont pas appliquées. L’État et la société sont déconnectés. Pourtant, on a un patrimoine et une histoire si riches. »
Dehors, un semblant de printemps : les trottoirs luisants reflètent les rayons imprévus, escortant la conclusion en demi-teinte de Mourad. «Certes, il y a encore quelques attentats dirigés contre le gouvernement. Les mutations prennent du temps. Tout reste à faire dans ce pays. Le peuple algérien est fier et veut construire, aller de l’avant dans un climat de paix. Il a connu la colonisation, puis le terrorisme pendant dix ans. Il a réussi à pardonner, mais il est fatigué et, au-delà du retour de l’emploi et de la stabilité économique, il doit pouvoir rêver.»
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