Finie la déco d'appartement ou les rideaux de fer. Pour les graffeurs qui veulent vivre de leur passion, le bon plan c'est de bosser pour des grandes entreprises. Mais attention : des contrats, il n'y en aura pas pour tout le monde.
Paris – 11e arrondissement. C’est l’appartement typique du jeune parisien célibataire. Au cœur du Paris branché, à deux pas des bars à la cool de la rue Amelot, bienvenue dans la tanière un chouïa bordélique d’Oriol Llecha Llop, 27 ans et professeur de danse de son état.
Sur les murs de ce petit deux-pièces qui respire le swagg, une peinture de deux mètres de hauteur que l’on pourrait presque prendre pour un pochoir. Elle représente le personnage de Mars Blackmon, joué par Spike Lee dans le film Nola Darling n’en fait qu’à sa tête et que vous reverrez tout au long des 1990’s dans les pubs Nike.
Oriol, breakdancer spécialiste du New Jack Swing, d’expliquer le choix de sa déco :
« Je voulais une décoration qui fasse hip-hop, mais aussi éviter les trucs enfantins, genre un gros graffiti ou des personnages super-clichés type SnoopDogg …»
Culte
Un dessin mural dans un appart’ ? « La plupart du temps, ça fait grave mouche avec les meufs ! » se félicite Oriol, à peine sorti du lit quand on le retrouve chez lui un vendredi à 13h. Avant d’ajouter plus sérieusement:
« Ton appartement, ça doit être à ton image. Comme les vêtements. Et moi, ce qui me représente c’est la culture hip-hop. »
Une leçon de style qui fait dire à Marko 93 – vieux de la vieille de la bombe et du lightpainting – que les techniques du street art appliquées à la décoration d’intérieur pourraient être promises à un bel avenir :
« En 2013, ceux qui ont grandi avec la street culture sont devenus plus vieux et ont du pouvoir d’achat pour décorer leur appartement. »
Mars Blackmon et ses baskets
Oriol a aussi fait transformer les interrupteurs de son appartement en Game Boy et pense à investir dans un Michael Jordan en peinture. De quoi donner à sa garçonnière un air de musée dédié aux années 1990.
Marché
C’est Jean-Charles Frémont, graphiste de profession et touche-à-tout, qui a décoré l’appartement d’Oriol. Un orteil dans les expos, un autre dans le street art – son truc c’est de laisser des cartes postales customisées dans des lieux publics, il caresse l’ambition de pouvoir gagner un peu de sous avec son art :
« Je suis persuadé qu’il y a un marché pour la décoration d’appartement. Après, mon problème, c’est que je ne suis pas un bon commercial ! »
Les murs de l’appartement d’Oriol, c’était « une première », et comme il s’agit d’un ami, il les a faits gratuitement. Mais cette année, Jean-Charles, 29 ans, a eu son premier contrat : il a posé un de ses personnages dans une cuisine en Belgique pour « un couple avec de l’argent. » Facture : 1.500 euros, desquels « il faut déduire 40% d’impôts », selon le jeune homme.
Aujourd’hui, ce sont en fait presque tous les magasins de bombes qui proposent les services de leurs graffeurs pour une décoration. Comme Maquis’Art, un shop du centre de Paris qui s’y est mis en 2010. Joint par StreetPress, un de ses gérants, Malik, se souvient :
« On recevait tellement de demandes par e-mail pour des graff’- parce que le magasin est très bien référencé sur Google – qu’on s’est dit qu’il fallait organiser tout ça dans une branche à part. »
Just an Illusion
La décoration est-elle une vraie bonne idée pour remplir le frigo des street artistes ? « C’est très peu rentable », tranche Kouka, dont vous avez peut-être aperçu les collages de guerriers bantous dans les rues de Paris.
Vidéo – Des graffeurs chez Valérie Damidot
Même les graffeurs toulousains de « Spray Déco », qui ont beau passer dans l’émission Déco de Valérie Damidot, s’inquiètent d’une période «creuse» pour leur SARL de 4 salariés : « Beaucoup de ceux qui sont dans ce secteur doivent prendre un autre métier en complément », insiste Rodolphe, un de ses fondateurs, en parlant de la concurrence.
Que ce soit pour des devantures de petits commerces ou des particuliers, c’est d’abord le prix qui fait tiquer les clients. Kouka, qui doit se contenter d’environ 6 commandes par an, d’expliquer :
« Mon tarif, c’est 150 euros le mètre carré. Mais le problème, c’est que les gens qui font appel à un graffeur pensent souvent qu’il suffit de lui payer un coca et d’offrir un mur, parce que d’habitude, on fait ça dans la rue. Dans 80% des cas, les demandes n’aboutissent à rien. C’est trop irrégulier. »
Et quand elles aboutissent, c’est presque exclusivement pour des chambres d’enfants. 90% des demandes chez « Spray Déco. » « Sinon ce sont des décors de New-York dans un salon » ajoute Rodolphe. Des commandes qui, en plus, « font du mal moralement. » Le vétéran Marko 93 témoigne pour ses amis graffeurs tombés dans les « Spiderman et les plages avec des dauphins » :
« Si tu fais 10 commandes d’affilée qui ne te font pas kiffer, franchement tu te bousilles le moral. C’est aussi pour ça que je n’en fais plus. Le kiff, c’est vraiment précieux. »
Un must chez les 8 – 10 ans
Leroy Merlin
Il y a bien les vedettes qui peuvent surfer sur leur notoriété et gagner un peu de sous à moindre effort. Jointe par StreetPress, Miss.Tic revient sur ses collections de stickers géants reprenant ses pochoirs, lancées en 2008 et 2010 et vendues entre 15 euros et 70 euros dans tous les Leroy Merlin de France par le fabriquant d’autocollants Plage :
« Ils voulaient une ligne “création d’artiste”. Et ils sont venus vers moi. Moi, je validais et je maquettais. »
Kouka, qui connait un joli succès dans l’underground parisien, se targue, lui, d’avoir 2 ou 3 demandes par an de gens plutôt aisés pour un original. Mais les clients ponctuels qui « te mettent bien », ce sont les très grosses boites. Kouka, qui gagne en partie sa croûte en animant des ateliers dédiés au graffiti pour « les gamins », leur vend 4 à 5 fois par an ses services d’animateur-graffeur. Comme récemment pour EDF où il a animé une session graffiti pour cadres supérieurs.
World Company
C’est en fait la vraie poule aux œufs d’or du secteur, avec des budgets sans commune mesure par rapport à ce que peut allonger un particulier ou une mairie pour décorer une MJS. Lorsque que l’on retrouve « Shadow », vendredi soir autour d’un Perrier, le graffeur de 30 ans est tout tâché de peinture après sa prestation dans une multinationale de la téléphonie :
« Je reviens de chez Alcatel où j’ai animé une “toile participative”. Chacun des 60 employés devait poser un mot censé symboliser les valeurs de la société. Genre “innovation”, “transmission”. Et moi, j’avais une heure et demie pour harmoniser tout ça à la bombe. »
Idéal pour la fête des mères
Des activités qui permettent à Alcatel de « fédérer ses salariés grâce à une activité qui sort du quotidien », s’amuse « Shadow », qui conçoit aussi les animations. Montant de la prestation du jour : un peu moins de 1.800 euros. La « toile participative » décorera les bureaux de l’entreprise à Paris.
Mais les prix peuvent largement grimper pour des projets plus ambitieux. « Shadow » a réalisé en 2012 une fresque géante pour décorer le siège de la multinationale du BTP Komatsu. Un travail qui lui a pris 3 semaines et dont la facture frôlerait les 5 chiffres. On peut aussi citer les activités de « live-painting » dont les sociétés d’événementiel sont très friandes.
Profession : Agent de street artiste
La manne de ces grosses entreprises aiguise aussi l’appétit de quelques spécialistes du graf’ qui aimeraient bien croquer leur part du gâteau. Dans le sillage de ces gros contrats, une entreprise propose par exemple aux street artistes ses services d’agent.
Pour son contrat avec Komatsu, « Shadow » a travaillé avec l’agence FatCap. À l’origine site d’information sur le street art, la petite entreprise ambitionne de devenir l’agent des graffeurs en mettant à disposition son réseau pour des gros clients. Joint par StreetPress, son directeur Vincent Morgan ne souhaite pas que ses propos soient rapportés dans notre article.
Vidéo – La réalisation de Shadow pour Komatsu
Reste à savoir s’il existe un véritable marché pour faire vivre tout ce petit monde. De l’aveu de Kouka, le secteur est « très concurrentiel. » Les crews de graffeurs montent leurs associations pour capter les contrats, souvent des animations jeunesse avec les mairies. « Shadow », lui, a opté pour sa SARL en solo. Mais même avec une carte de visite longue comme le bras depuis qu’il a décoré le plateau de l’émission de TF1 « le Bigdil » en 2003, il n’arrive toujours pas à en vivre :
« Au mieux, le graffti m’assure 50% de mes revenus. Le reste c’est de la communication graphique classique. »
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