Emergenza ? Sur le web et chez les anciens participants, le tremplin rock le plus connu de France en prend plein la figure. Les organisateurs, eux, assurent qu'ils ne gagnent presque rien en vendant du rêve aux rockstars d'un soir.
[ x x x] Edit 31.03.17 : Suite à une demande de la société ‘Association Emergenza’, plusieurs expressions ont été retirées de l’article
« Il me faudrait 300 mots pour vous dire ce que je pense de ce festival ! Mais je crois qu’ [x x x], ça pourrait bien le résumer. » Ouch ! Même deux ans après sa participation, Julien Signo, guitariste du groupe amateur Scavenger , est remonté comme un coucou contre le tremplin rock Emergenza.
MAP Le New Morning, c'est où ?
« [x x x] » pour Côme, « hyper mal organisé » selon Martin, « beaucoup trop cher pour ce que c’est » d’après Marie*… La dizaine de zicos du dimanche, que StreetPress a rencontrés, sont amers contre le festival Emergenza, « le plus grand tremplin rock du monde », dixit ses organisateurs. Raison de leur courroux : Le festival n’aurait de « tremplin » que le nom. Les groupes vainqueurs regrettent un accompagnement ultra-light de la part des organisateurs, tandis que d’autres pointent du doigt le mode de sélection « bidon » du concours. Pire, la petite multinationale du tremplin musical est accusée de faire son beurre en « exploitant » les groupes amateurs qu’elle fait jouer. De quoi faire passer Emergenza pour les grands méchants du business du rock amateur.
Mais pourquoi Emergenza est-il accusé d’être une [x x x] ? Car si le business model d’Emergenza ressemble à s’y méprendre à du marketing réseau – le fameux système de vente pyramidale popularisé par Tupperware dans les années 1950 – les groupes qui y participent ont tout de victimes consentantes. Ce qu’offre Emergenza, presque aucun de ces rockeurs en herbe ne peut y résister : le kiff’ d’être une rockstar pendant 20 minutes en jouant dans une salle prestigieuse.
Egotrip
Vendredi 22 février au New Morning à Paris. C’est la première demi-finale parisienne de la saison 2012/2013 d’Emergenza. Après un set de 20 minutes devant plus d’une centaine de leurs camarades de classe, c’est l’hystérie collective autour des « Impossible Dreams » venus des prestigieux lycées Louis Le Grand et Rodin. « C’était trop bien. C’était vraiment exceptionnel », s’exclame une adolescente un peu trop maquillée, en se jetant dans les bras du chanteur Julien, visiblement ravi.
A 21 heures 30, Romain, 22 ans, chanteur de « All the roads » , a remplacé les « Impossible Dreams. » Sur scène, il fait comme Robbie Williams dans une pub Nikon en se prenant en photo devant son public de 50 personnes. Le beau gosse savoure : « Alleeezzz, maintenant je ne veux entendre que les filles chanter avec moi ! » Au même moment, la photographe de StreetPress est à deux doigts de créer l’émeute chez les teenagers lorsqu’elle fait poser « lmpossible Dreams » pour leur tirer le portrait… Prends-ça Justin Bieber !
Julien Delpy, le big boss d’Emergenza France, fait part de son impression quand on lui décrit la scène :
« Ces groupes-là, leur plaisir c’est d’avoir le feeling d’être sur scène. Ils ne se posent pas la question de savoir s’ils sont légitimes pour jouer à cet endroit-là. »
« Impossible Dreams », stars d’un soir. / Crédits : Michela Cuccagna
Cash machine
Bienvenue à Emergenza, « le plus grand tremplin rock au monde pour groupes amateurs. » Depuis la fin des années 1990, le concours met en concurrence des groupes amateurs pendant une soirée-concert où les vainqueurs sont désignés par le public. En France, 4 étapes avant d’accéder à la grande finale au Bataclan où un jury élit deux grands vainqueurs. Les prix : le droit de participer à la finale mondiale en Allemagne et s’ils l’emportent, 10 jours d’enregistrement studio et le pressage de 1.000 disques. Sympa !
Le tremplin s’est imposé comme un incontournable pour les rockers du dimanche : rien qu’à Paris pour la saison 2012/2013, ils sont 320 groupes à s’y être inscrits. Mais pour jouer 20 minutes, les groupes doivent payer 60 euros. Surtout, c’est à eux de vendre les tickets de leur concert – 12 euros l’unité ; une recette qui sera reversée à Emergenza, qui ne s’occupe pas de la promo.
Le système est parfaitement huilé puisque les vainqueurs de chaque soirée sont ceux pour qui le public a le plus voté… donc les groupes qui ont vendu le plus de tickets. Des cadeaux sont aussi offerts si les artistes dépassent un seuil de billets écoulés. De quoi transformer les groupes d’Emergenza en d’excellents petits VRP d’un soir.
Lutte des classes
Pour leur concert de 20 minutes au New Morning, les « Impossibles Dreams » ont réussi à vendre pour Emergenza… 150 tickets ! Soit l’équivalent de 1.800 euros. Une de leur camarade de classe témoigne : « Dans le lycée, c’était impossible de ne pas être au courant ! Ils ont envoyé des messages sur Facebook à tout le monde. » Le groupe a aussi payé flyers et affiches de sa poche. Ces excellents vendeurs se qualifieront donc aisément pour la demi-finale qui doit avoir lieu au Bataclan et repartiront en promo dans leur lycée remplir les caisses d’Emergenza.
Une chance que n’a pas eu Romain de « All The Roads » qui a « du racoler les fonds de tiroirs avec la famille et les amis » (sic) pour vendre une cinquantaine de tickets. Xavier, 19 ans, t-shirt Metallica et bassiste dans la formation gothique « Krematoria », fait part de son impuissance face à « Impossible Dreams » :
« Le problème, c’est que c’est impossible de gagner contre un groupe comme ça. On n’est pas aussi populaires [dans nos lycées] et eux, à mon avis, ils viennent du côté riche de Paris. Des places à 12 euros c’est trop cher pour nos amis. »
« Krematoria » n’a vendu que 37 places et n’obtiendra même pas le cadeau proposé par Emergenza : la captation sonore multipiste de leur concert du soir. Pour cela, il fallait vendre 50 tickets… Raté.
Résultats du vote : « Impossible Dreams » fait l’unanimité devant son lycée. / Crédits : Michela Cuccagna
Vendeur de rêve
Quand on demande à Julien Delpy si ce n’est pas « un peu moyen » de transformer des lycéens en machine à cash en leur faisant miroiter des cadeaux, des concerts dans « des salles mythiques » et en les mettant en compétition pour vendre des tickets, le jeune patron d’Emergenza France a une parade toute trouvée :
« Sur 320 groupes parisiens qui participent cette année, y’en à 55% qui ont déjà participé ! Si éthiquement ou moralement c’était quelque chose de mal vu, on n’aurait pas ce succès et les gens ne reviendraient pas vers nous. »
Et Julien Delpy, 33 ans et entré à Emergenza à ses 19 ans, de défendre son bébé en insistant: «ce qui compte, c’est de voir qu’il y a 8 groupes qui ont pu jouer au New Morning, qui ont la banane et ont fait un truc extraordinaire qui sort de leur quotidien. » Du rêve en boîte. D’ailleurs en backstage, Romain de « All the roads » a du mal à se remettre de ses émotions :
« Quand je vois cette fusion entre le public et l’artiste… Moi ça me fait trop kiffer ! Ça me fait battre le cœur à donf’ ! »
Le guitariste du groupe Zab and the Vik’s , lui, est ému aux larmes. Il participera à la demi-finale au Bataclan et pourra vivre son rêve d’ado :
« J’ai 47 ans et je vais jouer pour la première fois au Bataclan. C’est quelque chose dont on rêve tous ! Comme quoi, tout arrive ! »
Julien Delpy fait valoir que pour 60 euros et un peu de com’, ses protégés ont accès à « des salles mythiques » dont les prix atteignent tout compris les 5.000 euros à la location pour un vendredi soir. D’ailleurs, il n’y a pas que des teenagers qui participent à Emergenza mais aussi des musiciens professionnels comme les reggeamen de « Tell », venus ce soir-là avec leur projet perso : « Si on participe, c’est parce qu’on a vachement de mal à trouver des dates », explique Sister Lina, 60 ans, dans la formation depuis 1 an.
Il existe de nombreux tremplins musicaux qui ont repris la recette d’Emergenza pour vendre leurs tickets. On peut citer le « Rock The Gibus » ou le « Wolfest festival ». Mais pour ce dernier le système est beaucoup plus pervers puisque les groupes qui s’y inscrivent ont un quota de places à vendre. S’ils ne l’atteignent pas, ils paient de leur poche.
Les darons de « Tell » font aussi Emergenza. / Crédits : Michela Cuccagna
Maisons de disques
Problème : Emergenza est aussi « un tremplin ». Et des groupes comme « Hi Boris » y croient. Sa jeune chanteuse explique que les organisateurs lui ont dit que « sa voix ressemblait à celle de Pink. » Elle vise la finale internationale en Allemagne et veut toujours croire que « des gens des maisons de disques » puissent se trouver dans une des salles louées par les organisateurs, comme ce soir au New Morning.
Julien Delpy, qui a lui aussi poussé la chansonnette dans la formation punk-rock « Headfucking », assure à StreetPress que le concours fait partie « des quelques briques » qui ont contribué au succès de plusieurs groupes comme les BB Brunes ou Soma, que vous pourrez voir aux Solidays cet été. « On fait du lobbying auprès des labels pour qu’il se passe un truc et on a beaucoup de belles histoires », insiste le jeune homme qui en profite pour raconter la success story de Soma :
« Soma, on a contribué à les emmener à l’endroit où ils sont. C’est un groupe qu’on a fait jouer en showcase plusieurs fois, des mecs sont venus les voir. Quand un label est intéressé pour un groupe comme celui-là, ça va être un peu le jeu du chat et la souris. On va se voir 1 fois, 2 fois, 3 fois… »
Mais Lionnel Buzac, guitariste de Soma qui a terminé 3e de Emergenza saison 2006/2007, conteste avec fermeté la version de Julien. Il ne se souvient pas avoir participé aux fameux showcases et ne veut pas partager avec lui le gâteau de son petit succès :
« J’ai vu qu’on a été utilisé. Ils disent que c’est un peu grâce à eux qu’on a notre petite notoriété mais c’est complètement faux. Dans la carrière de Soma, franchement ça n’a rien apporté. Ce sont d’excellents commerciaux, des businessmen, mais ils ne feront jamais décoller personne. »
Et de décrédibiliser un peu plus le tremplin :
« Je crois qu’aucune maison de disques n’est venue à notre concert en finale à l’Elysée Montmartre. »
Aïe !
Honte
C’est qu’au fil du temps, Emergenza est devenu le plus incommodant des tremplins rock auprès des maisons de disques, le lointain cousin de province qui monte à la capitale et dont les labels parisiens, plus attirés par ce qui brille, ne veulent pas entendre parler. Joints par StreetPress, les BB Brunes n’ont pas donné suite à nos demandes d’interviews. Tandis qu’un des groupes vainqueurs du tremplin et qui a participé à la finale mondiale, ne veut pas être cité dans notre article… de peur que cela nuise à leur carrière qui a du mal à décoller !
« Nous ne voulons plus que notre groupe soit associé au nom d’Emergenza. Tout le monde dans le milieu nous a dit que c’était mal vu, parce que c’est un truc pour lycéens et une machine à fric. »
Un tremplin que les vainqueurs cachent avoir gagné… Voilà qui explique peut-être pourquoi Eve, chanteuse du très bon groupe de rhythm’n‘blues sixties « What Eve Wishes » , n’a réussi à faire venir « personne d’influent » à son concert au New Morning, alors qu’elle les avait invités en payant leurs places de sa poche. Sur Internet, il est d’ailleurs presque impossible de trouver le nom des groupes qui ont gagné le festival Emergenza. Trop la honte ?
Face à cette cruelle réalité, Julien Delpy préfère vanter ses groupes des éditions précédentes, qu’il a « en management » et avec qui « il se passe vraiment un truc ». Au risque de faire passer le tremplin pour « une [x x x] » auprès de ses ouailles à cause de son enthousiasme. Comme avec Julien Signo, élu meilleur guitariste régional en 2011, et dont le groupe Scavenger n’a pas percé :
« Le truc c’est qu’on s’était pris au jeu. C’était à un moment où il y avait un petit boom à l’échelle de notre groupe : on était passés sur Virgin Radio. Emergenza nous avait sélectionnés sur leur compil’ “Best tracks from the World” (sic), soi-disant pressée à 8.000 exemplaires et envoyée à plein de radios en Europe. Mais on n’a jamais eu de nouvelles, et au concert on n’a pas vu les producteurs japonais ou romains qui étaient censés être là. »
Les darons de « Tell » font aussi Emergenza. / Crédits : Michela Cuccagna
Diên-Biên-Phu
Lionnel Buzac de Soma, qui sera aussi au Printemps de Bourges, n’en veut pas à Emergenza. Il ne regrette pas d’y avoir participé parce que « jouer 2 fois à l’Elysée Montmartre, c’est vraiment un super souvenir. » Il revient sur son expérience : « Jouer en live quand tu débutes, c’est formateur car tu te confrontes au public. Et puis 20 minutes, c’est bien pour les jeunes groupes qui, souvent, n’ont pas beaucoup de morceaux. » Mais le guitariste, « naïf à l’époque », déplore que les organisateurs « n’assurent pas un vrai suivi pour les groupes. » Un manque de moyens qui se ressent jusque dans l’organisation des concerts. Julien Signo, guitariste lorrain de Scavenger, ne s’est toujours pas remis de son voyage jusqu’à Lyon, où il devait jouer pour Emergenza. Les organisateurs lui avaient promis de rembourser ses frais de transport retour qui s’élevaient à 40 euros. Mais ça n’a jamais été fait, malgré ses relances par email. Le très courageux groupe vainqueur d’Emergenza qui ne veut pas être cité, fait, lui dans la métaphore:
« Jouer à Emergenza, c’est comme faire le Vietnam. Tu joues dans des conditions vraiment à l’arrache. »
Julien des « Impossible Dreams » d’en rajouter une couche contre l’ingé son du Gibus qui au tour précédent « n’a rien foutu » et « ne s’occupait pas d’eux quand le groupe lui disait que le public n’entendait pas la guitare ». Une description très cheap parfois, bien loin des super conditions de jeu vendues par « le plus grand tremplin rock au monde pour groupes amateurs ».
Clip Soma et leur single Rollercoaster
Where is the money ?
Si Emergenza n’est pas en mesure de tenir son statut de « tremplin », ni d’assurer toutes ses promesses, c’est que l’entreprise a un gros problème : elle n’aurait pas beaucoup d’argent. Julien Delpy de raconter une de ses prises de bec avec un ingé son : « Il trouvait qu’on ne le payait pas assez. Les gens pensent qu’on a de l’argent parce que notre nom est partout, mais en fait on n’a pas assez de fric. » Voilà qui explique peut-être pourquoi au New Morning et au Gibus, les groupes n’ont même pas le droit à une conso gratuite.
Car si la « petite multinationale » a beau être présente sur 3 continents (Canada, Scandinavie, Allemagne, Italie, Japon…), employer 45 personnes et avoir fait jouer plus de 50.000 groupes à travers le monde, elle ne serait pas en bonne santé financière. Pour l’exercice 2011 (disponible ici ), la société Eurotime, qui gère la filiale made in France, a perdu 14.800 euros. « Economiquement parlant, c’est un système nettement moins bankable que ça peut sembler ! » insiste Julien Delpy, qui détaille la ribambelle de frais dont doit s’acquitter son entreprise, bien qu’Emergenza engrange des milliers d’euros de cash à chaque soirée – 3.000 euros lors du show au New Morning.
Les mauvaises langues sous-entendent que c’est parce que l’équipe dirigeante se gave. Le fondateur d’Emergenza, l’Italien Massimo Scialo, est l’actionnaire majoritaire d’Eurotime France (il détient 75% des parts), comme dans chaque pays où il y a une SARL locale qui exploite la marque Emergenza. Mais depuis 3 ans, les organisateurs n’auraient pas touché de dividendes. En Italie, une filiale d’Emergenza, SCL Italia, a même fait faillite pour « soucis de trésorerie » tandis qu’en France, la première société qui gérait le festival Emergenza hexagonal, SCL Initiatives France, a été laissée à l’abandon il y a 5 ans.
Julien Delpy assure, lui, gagner 1.700 euros par mois, et 4.000 euros de primes annuelles. Il explique faire remonter en moyenne 100.000 euros par saison vers la maison mère de l’Italien Massimo Scialo, comme ses autres camarades européens. Une somme réinvestie, d’après lui, pour faire fonctionner tous les frais centralisés, comme le site internet d’Emergenza, qui mangerait « 12 teraoctets de bande passante. »
« Tu n’imagines pas le prix que ça coûte. »
* Le prénom a été modifié