Des petits soldats à l'Airsoft, en passant par Call Of Duty, la guerre a bien changé, mais reste un formidable terrain de jeux. Reportage embarqué au cœur d'une «OP», qui ressemble autant à un champ de bataille qu'à un processus de paix.
Bainville-sur-Madon (54) – « There’s a soldier in all of us ». Ce cri de ralliement ne vient pas de la Légion Étrangère, mais d’une baseline publicitaire pour le mastodonte du jeu vidéo de guerre : Call Of Duty (COD). Deux semaines avant le lancement phénoménal de son neuvième opus, Black Ops II, elle ponctue notamment un trailer surprise, dont l’impact (35 millions de vues) est aussi incroyable que la rencontre de Robert Downey Jr et Omar Sy. Dès la sortie, Activision, l’éditeur du jeu, brandit carrément l’artillerie lourde : 500 millions de dollars de recettes en 24 heures, un an seulement après le milliard atteint en 16 jours par Modern Warfare 3, devenu le plus gros lancement de l’histoire du divertissement, devant Avatar. La France fait d’ailleurs partie des cibles privilégiées. Selon Lucie Linant de Bellefonds, responsable marketing de COD, il s’agit en effet du deuxième pays européen, après l’Angleterre, où le jeu marche le mieux. Ainsi, pendant que l’Armée française redouble d’efforts pour recruter 15 000 jeunes chaque année, à coups de spots à sensation et de placements « produit » dans les jeux vidéos à succès, le pays du FAMAS et du fusil Dassaut commence aussi sérieusement à s’amuser de la guerre.
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Pour le vérifier, nous rejoignons la petite ville de Bainville, en Lorraine, plus proche des hauts fourneaux que de la bourse de Paris, au moment où le groupe Vivendi annonce une augmentation de ses bénéfices grâce à Call Of Duty. Originaire de Besançon, l’association Swat prépare, depuis plusieurs mois, une grande « OP » d’airsoft, sur un ancien terrain d’entraînement des commandos. L’appel du devoir commence, pour nous, par quatre heures de pluie dans une Opel Corsa, une box Sodebo dans une station-service champenoise et la suite royale, à trois lits, du Première Classe de Ludres.
« L’airsoft est né au Japon, dans les années soixante », explique Yannick, ancien dépanneur TV et tireur sportif, désormais reconverti dans le commerce de répliques en Franche-Comté. Après la Guerre, en effet, l’interdiction des armes génère de telles frustrations que les japonnais se mettent à concevoir et collectionner des imitations. « Au milieu des années soixante-dix, Tanio Kobayashi intègre un système propulseur dans les maquettes pour leur permettre de tirer des billes en plastique. » Si l’histoire de l’airsoft est un peu moins romantique que celle du paintball, inventée par des bergers australiens pour marquer le bétail à la peinture, avant de se tirer la bourre avec les copains, il n’a cessé de se développer, d’abord en Asie, puis dans le monde entier.
[MAP] Pour jouer, rendez-vous ici.
La pratique continue, aujourd’hui, de gagner du terrain. « J’ai longtemps exercé le paintball mais quand je rentrais, je ne pouvais pas m’asseoir : j’avais des hématomes au cul ». Avec ses petites billes en plastique ou en maïs biodégradables, tirées à faible puissance, l’airsoft est certes moins douloureux, mais présente également d’autres attraits. « C’est un jeu plus complet, plus stratégique, basé entièrement sur le fairplay et donc incompatible avec l’esprit de compétition », explique Benoît Marius, Président de la Fédération Française d’Airsoft (FFA). Créée en 2009, cette association vise, avec quelques autres, à structurer la discipline et se positionner comme un interlocuteur ad hoc auprès des pouvoirs publics, souvent réticents, malgré une réglementation clarifiée.
Des milliers d’airsofters « En France, l’airsoft est apparu il y a une quinzaine d’années ». C’est justement l’époque où le service militaire est abandonné, comme si notre petit « soldier » intérieur avait tout de même gardé le besoin de s’exprimer. Si aucune étude n’existe encore, sur le sujet, l’histoire se répète, en tous les cas, à l’étranger : en 2005, par exemple, la Tchéquie abandonne la conscription et assiste, dans la foulée, à une explosion des jeux de guerre sur son territoire, dont des OP d’airsoft à 3 000 participants. En France, l’engouement se mesure surtout depuis cinq ans. « Les clubs et les associations essaiment partout. Il n’y a pas de recensement officiel, mais on parle, au minimum, de 60 000 joueurs réguliers. » Sur les hauteurs de Bainville, Yannick a la gâchette beaucoup plus facile : « On est au moins 300 000 ! »
« J’ai longtemps exercé le paintball mais quand je rentrais, je ne pouvais pas m’asseoir : j’avais des hématomes au cul »
Billes en tête « Si je bois encore un café, je vais casser une brique ». En arrivant sur le théâtre de l’OP, samedi matin, on partage un peu la même sensation que l’obsédé gastrique du week-end, tant le débarquement d’une centaine d’airsofters, pour un non-initié, peut retourner le ventre. Originaires, pour la plupart, de l’Est de la France, une région manifestement sur-représentée dans la discipline, ils se préparent devant leurs coffres remplis de répliques (fusils d’assaut, mitrailleuses, revolvers, etc.) et d’équipements divers, nécessaires à une bonne partie de guerre : matériel de bivouac, caméras embarquées Go Pro, radios, tenues de camouflage intégrales, casques militaires… On se détend rapidement, avec croissants-cafés-clopes, pendant que les 12 membres du Swat finalisent, scrupuleusement, la mise en place de l’ OP : balisage du terrain, identification des secouristes, dissimulation des objets et passage obligatoire au chrony, afin de vérifier que la puissance des répliques est inférieure aux normes en vigueur. A l’instar des organisateurs, nous revêtons des lunettes de sécurité et un gilet jaune, comme celui de Karl Lagerfeld, pour éviter d’être pris pour cibles. Les joueurs n’ont d’ailleurs pas intérêt à le faire s’il s’en tiennent aux consignes du briefing, entre échanges bon enfant et petites escapades d’humour viril : « Si ces règles de sécurité ne sont pas respectées, ce sera fessée déculottée et sodomie ». Avec sa tenue noire du Swat et sa voix de baryton, Gwendal force, en tous les cas, le respect. Encore davantage lorsqu’il arbore son T-shirt à manches longues en lycra, alors que le climat est aussi polaire que les montagnes afghanes dans lesquelles nous sommes parachutés…
« Si ces règles de sécurité ne sont pas respectées, ce sera fessée déculottée et sodomie »
Feat. Al Qaïda « Les terroristes d’Al-Qaïda viennent de kidnapper 5 chercheurs pour mettre au point une nouvelle arme chimique qu’ils comptent lancer sur les infidèles du monde entier, le jour de la fin du monde. Une course contre-la-montre est engagée par les Américains et les Russes pour intercepter ce virus ». Perchés au sommet d’un bâtiment délabré, surplombant le village de combat, nous assistons au lancement du jeu, dont la première étape consiste, pour les joueurs, à identifier leur camp et à retrouver les membres de leur unité, tirés au sort. Les sacs ont été sanglés et chacun dispose de 300 billes sur les 5 000 préconisées, au minimum, pour l’ensemble de l’OP . « Nous avons essayé d’élaborer un scénario original, explique Christophe, organisateur de l’événement, un peu plus élaboré que l’affrontement classique entre deux équipes. Nous jouons d’abord les trouble-fête avec Al-Qaïda et la mise en scène a été soignée » : fumigènes, sound system et bruitages de combat, plans quadrillés de la zone pour favoriser, dans chaque équipe, la répartition des soldats. Au QG russe, d’ailleurs, la pression monte : c’est même l’ébullition. Entre deux cigares, Toutouf, le Général, semble aussi bien maîtriser l’accent que la stratégie militaire. L’unité 4 est prête à partir à l’attaque. Zézette, l’une des trois participantes à l’OP, impose à Tonton le rôle du médic, chargé de la gestion des seringues et de l’évacuation des blessés. On y croit, d’autant plus que l’environnement lexical ressemble à une sorte de Que sais-je ? de la guerre en livre audio : « Est-ce que tu l’as en visuel ? », « Allez, on décroche, on décroche… », « Nos trois mecs sont à l’intérieur, je leur ai donné ta position».
« Je suis gamer, depuis 2004 et il y a quelques mois, on m’a proposé de lâcher le clavier pour voir comment un jeu de guerre se passe en vrai »
Après avoir évité, élégamment, une salade Saupiquet, nous battons en retraite au Mac Do, où la folie des Happy Meal tranche assez fatalement avec les « jouets » et les « grands enfants » retrouvés un peu plus haut. Sur le terrain, les Américains sont mal en point et, après cinq heures de combat, tous les joueurs sont rincés. Ils ont en effet couru toute la journée, sans compter les doses d’adrénalines consommées dans une embuscade ou un assaut. Pour Christophe, d’ailleurs, la pratique de l’airsoft s’apparente carrément à un sport : « Certaines OP nécessitent un minimum de préparation ». Métamorphosée, cet après-midi, en terroriste souriante d’Al Qaida, Mina revient au bivouac avec un œil de pigeon, après avoir reçu une bille sur le front. « Ce sont les risques du métier… », plaisante la jeune femme qui participe à sa deuxième OP : « A l’origine, je ne comprenais pas du tout l’intérêt de faire la guerre. Mais j’ai testé et ça m’a plu ». Après plusieurs années de « métier », Yannick fait figure de vétéran et n’a connu, au final, qu’une petite mésaventure dentaire, en tombant. « Les précautions sont strictes et les joueurs les respectent ». Leur niveau général de fairplay est d’ailleurs impressionnant puisque, en bons petits soldats, ils tirent à bonne distance, évitent les incrusteurs, de notre espèce et s’arrêtent dès qu’ils sont touchés, car il y a manifestement pire que la fessée de Gwendal : passer pour un « Highlander » dans la communauté…
Psychologie du guerrier Dans la vie, Christophe est podo-orthopédiste. Gwendal est responsable d’une enseigne de gaufres, Mina espère que sa bosse aura disparu pour sa réunion de lundi. Nous croisons également un ingénieur, qui fait tester sa réplique, un dessinateur en bâtiment au chômage qui « aime bien être pressé » (rouler vite) et d’anciens militaires, dont un professionnel de la logistique, passé par la Yougoslavie, le Kosovo et l’Afghanistan. D’après Benoît Marius, lui-même informaticien, l’airsoft touche désormais toutes les catégories socio-professionnelles et tous les publics. « Et même les filles », selon Yannick, qui commence à en voir, en boutique, accompagnant généralement leurs copains, même si les événements restent encore très axés sur des éclats de testostérone. La plupart des joueurs ont découvert l’airsoft par le bouche-à-oreille, les jeux vidéos (Call Of Duty, Battlefield, etc.) et les communautés virtuelles. C’est le cas de Christophe : « Je suis gamer, depuis 2004 et il y a quelques mois, on m’a proposé de lâcher le clavier pour voir comment un jeu de guerre se passe en vrai »…
Les terroristes d’Al-Qaïda viennent de kidnapper 5 chercheurs pour mettre au point une nouvelle arme chimique…
Jusqu’à 700€ la réplique « Il y en a qui s’habille comme des peigne-cul, mais qui ont des superbes répliques. Moi, j’ai tout mis sur l’équipement ». Quand ce jeune joueur de 19 ans nous présente son camouflage US brodé, à 150 euros pièce, il nous rappelle aussi que l’Airsoft est une discipline coûteuse. Le budget principal est généralement alloué aux répliques : les joueurs en possèdent plusieurs et certaines s’achètent à prix d’or. « Ca démarre autour de 100 euros, explique Yannick, mais la note peut gonfler très vite, à plusieurs centaines d’euros ». Voire plusieurs milliers. « C’est aussi une source d’incompréhension et de critique de l’airsoft quand des jeunes investissent 500 ou 700 euros dans un jouet perçu, à tort, comme une arme. » De toute manière, quel que soit l’argument, la discipline n’a jamais eu bonne presse. Elle est faiblement médiatisée, par rapport à l’ampleur du phénomène et les rares coups de projecteurs déforment, régulièrement, la réalité. « Pendant longtemps, on a été stigmatisé comme des para-militaires, sans compter les faits divers, récurrents, dans lesquels les délinquants utilisent une réplique pour faire un braquage. Aujourd’hui, de façon plus générale, les gens arrivent à légitimer qu’on fasse la guerre, mais pas qu’on puisse jouer à la guerre. » Partageant le constat, Christophe rebondit même avec une fleur au fusil : « On est juste là pour prendre du fun et se dépenser. Si la guerre n’était assimilée qu’à un jeu, on serait alors dans un monde idéal, en paix. » Parfaitement lucide sur la mauvaise réputation de l’airsoft, Benoît Marius justifie la sous-médiatisation par une sorte de réflexe défensif : « Pour vivre heureux, pendant longtemps, il a fallu vivre caché ». La FFA souhaite justement redorer le blason de la discipline en insistant sur ses valeurs intrinsèques et ludiques, que nous avons constatées à Bainville : fairplay, convivialité, mixité. « Beaucoup de clubs organisent, par exemple, des événements caritatifs, en reversant les fonds récoltés, lors d’une OP, à une association. Il faudrait les montrer ».
Dimanche matin : après avoir écumés les bars de Ludres ou, plus exactement, le seul débit de boisson de la ville, abritant aussi un kebab, nous partons saluer la petite troupe, toujours en vie. Récompensée pour sa prestation dans la partie nocturne, sans équipe mais avec des zombies, le jeune Molotov reçoit une réplique de revolver, devant ses aînés. Les membres de Tango Charlie, originaires de Chalon-sur-Saône, demandent à être photographiés, avant de rejoindre les autres artificiers pour le bouquet final : en guise de défouloir, le Swat a concocté une adaptation du célèbre jeu du drapeau dans laquelle les Russes et les Américains s’affrontent, une dernière fois, pour ramener un jerricane de 15 litres, du camp adverse, tout en protégeant le leur. Les billes pleuvent, le ciel résiste, on s’éclipse. Sur le parking, un airsofter en camo, un peu palot, est affalé sur le siège de sa Kangoo, dont la sono crache ce qu’elle peut de métal. Le cliché est tentant, mais on sait aussi désormais qu’un jeu de guerre, c’est un peu comme un conflit armé : souvent plus complexe qu’il n’en a l’air…
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