Impossible de les rater dans la rue Louis Blanc (Paris 10e) : des avis de décès placardés sur les façades des commerces tamouls. Mais raillée par les enfants d'immigrés, cette pratique pourrait bien disparaître plus tôt que prévu.
Rue Louis Blanc – Paris 10e. C’est une des traditions de « Little Jaffna », le quartier tamoul de Paris qui s’étend au sud du métro La Chapelle. Sur les façades des supermarchés exotiques, des taxiphones, des pâtissiers et même parfois sur les portes d’entrée des immeubles : des feuillets, pas plus grand qu’un format A4, avec des visages en photo. Quelques lignes en caractères tamouls complètent ces affichettes, souvent décorées par des symboles religieux ou des dessins de fleurs. Ce sont des avis de décès.
Vasudevan, 50 ans, qui tient le petit bureau de traduction « Global Center » dans la rue Cail et qui déchiffre pour nous les affiches, n’en revient toujours pas :
« C’est incroyable ! Ce monsieur-là, je le connais ! C’était un ami de l’homme à qui j’ai racheté mon magasin il y a 5 ans. J’ai dû le croiser deux fois dans ma vie. C’est bien la première fois que j’apprends un décès par une affiche ! »
L’affiche rose qu’on lui montre donne rendez-vous au crématorium de Villetaneuse, le 3 décembre, à 8h30, pour rendre un dernier hommage à Nandajmar. Dans une très courte biographie, on apprend que ce monsieur aux cheveux gris est né le 9 juin 1929, à Jaffna, au Sri-Lanka, et qu’il s’est éteint le 22 novembre à Sarcelles, dans le Val-d’Oise. Ses proches invitent tous ceux qui l’ont connu à les contacter pour exprimer leurs condoléances. 06 et email à l’appui.
MAP Little Jaffna
Copytop
A deux pas du restaurant Ganesha Plaza et d’un « jewellery center », l’imprimerie tamoule de la rue Philippe de Girard voit chaque semaine « au moins une personne » y venir faire des photocopies d’avis de décès. « Ça peut être 10 comme 200 impressions », s’amuse le jeune propriétaire, qui se partage le business des affichettes avec les 3 autres imprimeries du quartier. Des proches qui veulent annoncer les funérailles, mais aussi des amis qui « passent par-là et mettent entre 10 et 20 euros pour un dernier hommage. »
Dans la rue Louis Blanc en ce dimanche ensoleillé, on ne dénombre pas moins d’une vingtaine d’avis de décès placardés sur à peine 200 mètres. « Si on les laissait tous, les clients ne verraient pas à travers les vitres ! » raille Ravi, restaurateur sri-lankais de 32 ans, dont la famille a « collé » pour le décès de sa tante, il y a à peine deux mois :
« Le matin même de sa mort, l’affiche était partout dans les rues. Et il y a eu 500 personnes à l’enterrement ! »
Village
Avis de décès
Au Sri-Lanka, annoncer les décès sur les murs est une coutume tamoule assez répandue. Mais la tradition a pris tout son sens avec l’exil, comme l’explique Ravi, le jeune restaurateur arrivé en France à 20 ans :
« À cause de la guerre, les gens ont immigré partout dans le monde, mais parfois ils ne sont même pas au courant que deux familles qui étaient voisines au Sri-Lanka le sont aussi en France. »
Vasudevan, le traducteur qui a quitté le Sri-Lanka il y a plus de 30 ans, s’improvise sociologue :
« C’est le complexe de l’exilé. Pour ne pas se sentir isolé. Si je meurs, je veux que tous les gens de mon village qui sont à Paris, en Allemagne ou en Angleterre soient au courant ! »
Un site web propose même aux Tamouls de la diaspora d’annoncer leurs morts contre la modique somme de 65 £ (des livres sterling, ndlr) pour être en ligne une journée. Sur les murs de la rue Louis Blanc, il n’est pas rare de voir des affiches annonçant des décès à Tours, ou Nantes… mais aussi à Toronto ou Düsseldorf.
« Si je meurs, je veux que tous les gens de mon village qui sont à Paris, en Allemagne ou en Angleterre soient au courant ! » / Crédits : Robin D'Angelo
Little Jaffna
La diaspora tamoule est évaluée à plus de 800.000 personnes, rien qu’en Europe et en Amérique du Nord. En France, ils seraient 100.000. Jointe par StreetPress, la sociologue Gaëlle Dequirez, qui a consacré sa thèse au quartier La Chapelle, insiste sur « la solidarité » de cette communauté « au réseau associatif très dense » :
« En 15 ans, une centaine d’associations sri-lankaises ont été créées en France. Dont 70 actives, c’est énorme. Tous les week-end, il y a des évènements. »
Une communauté qui s’est aussi soudée dans l’adversité de la guerre. Comme lorsqu’elle se réunit pour pleurer ses leaders. Ici, l’enterrement d’un chef des Tigres Tamouls – le 26 novembre à Saint-Denis – qui a rassemblé… 10.000 personnes !
Quand Vasudevan, 50 ans, est arrivé en France en 1984 pour travailler comme maçon, il n’y avait pas de commerces tamouls dans le quartier. Seulement quelques Indiens du nord de l’Inde. Mais l’intensification de la guerre civile au Sri-Lanka, au début des années 1990, avec son flot de réfugiés tamouls a transformé le quartier en « Little Jaffna ». Du nom de la capitale culturelle des Tamouls du Sri-Lanka. Une concentration sur 4 rues, enclavées entre le dos de la Gare de l’Est et le métro aérien. Un quartier « unique au monde » d’après Vassudevan, qui rappelle qu’à Londres et Toronto, les quartiers ne sont pas aussi homogènes. Aujourd’hui à « Little Jaffna », il n’y a plus qu’un commerce tenu par un Bangladais et un autre par un Pakistanais. Tous les autres sont Tamouls, même si les commerçants n’habitent pas le quartier.
« Tous les Tamouls sont obligés de passer par là, ce sont des endroits stratégiques ! Si vous voulez un vêtement traditionnel, préparer un mariage, trouver certains légumes, il n’y a qu’ici », s’enflamme Ravi quand on lui demande pourquoi on ne trouve ces avis de décès que dans la rue Louis Blanc. Vasudevan, qui fréquente le quartier depuis près de 30 ans, se veut plus mesuré :
« Les Tamouls viennent de moins en moins faire leurs courses ici. C’est plus un quartier symbolique et de diffusion de l’information. »
C’est par exemple ici que les immigrés les plus récemment arrivés se retrouvent le soir pour chercher du travail.
Les Tigres Tamouls ont reconnu leur défaite en 2009.