Kouchner rencontre aujourd'hui le président turkmène Berdymouhamedov. Sur StreetPress, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer explique comment «un cafard qui se promène sur le bureau pendant un JT a entraîné le licenciement de 30 journalistes ».
C’est un nom difficile à prononcer ou à écrire. Un journaliste qui l’orthographie mal ou le dit mal, il risque quelque chose ?
C’est tout à fait improbable. Ca nous semble à nous, Occidentaux, difficile à orthographier. Mais pour eux, ça ne l’est pas. Gurbanguly Berdymouhamedov, c’est comme Nicolas Sarkozy pour nous. Ce n’est pas un nom difficile dans le référentiel turkmène. Et son nom est tellement partout qu’il serait curieux de ne pas le mémoriser !
Mais quel genre de problème les journalistes peuvent rencontrer?
Il y en a plein. Par exemple, en février 2008, un cafard s’était promené sur le bureau pendant le JT. Dès le lendemain, il y a eu une trentaine de personnes licenciées. C’est vous dire le contrôle qu’a le président sur la presse. L’Etat est propriétaire de tous les médias. Il n’y a aucune liberté de presse. La seule agence de presse (TDH) est rattachée à la présidence. L’Etat possède même les moyens d’imprimer le papier.
Alors, on ne voit jamais rien de négatif sur le président?
Ah non, sur place, c’est impossible. A part dans les discussions, mais cela reste très privé car on peut envoyer son voisin en prison juste en dénonçant le fait qu’il ait dit des choses négatives sur le président. Les gens restent méfiants même dans leurs conversations orales. Les seules critiques qu’on trouve sont sur internet, sur les sites de l’opposition en exil, qui sont basés en Russie, en Europe du Nord ou Europe Centrale, mais ils sont bloqués sur place.
“Jean-Baptiste Jeangene Vilmer”:http://www.jbjv.com/-Turkmenistan,21-.html
Docteur en sciences politiques et en philosophie. Chargé de recherches auprès de la direction de l’Ecole Normale Supérieure (ENS) Ulm, Paris.
“La seule agence de presse qui existe (TDH) est rattachée à la présidence”
Et le travail des journalistes dans tout ça?
Il n’y a pas de « vrais » journalistes au sens où on l’entend chez nous. Les rédacteurs en chef sont des fonctionnaires que le gouvernement a placés pour contrôler l’information. Et les journalistes, eux-mêmes, ne font qu’un travail de diffusion des informations présidentielles. Ils ne font pas un travail d’enquête. Par ailleurs, selon un décret présidentiel de 2003, il leur suffit de « répandre le doute au sein de la population sur la politique intérieure et extérieure du président » ou « tenter de créer des contradictions entre le peuple et l’Etat » pour que cela soit qualifié de « haute trahison », et punissable de l’emprisonnement à vie. Donc l’autocensure est de règle.
Donc le président serait un dentiste qui fait mal…
Oui, on peut résumer ça comme ça. C’est un dictateur, il n’est plus dentiste depuis longtemps. Mais, c’est comme ça qu’il a accédé à ses fonctions. Il a passé un doctorat en médecine, il a été professeur à l’université puis nommé ministre de la Santé en 1997. Vice-président du Conseil des ministres en 2001, il était l’un des fidèles de l’ancien président Niazov dont il reprend quelques principes. Sous Niazov, entre 1992 et 2005, il y a eu 130 ministres licenciés. . Cette habitude continue. Berdymouhamedov, lui, a changé cinq fois de ministre du pétrole et du gaz en trois ans. Le président ne conserve que très peu de ministres longtemps, car ceux-là prennent de l’influence, du pouvoir, et savent des choses qu’on voudrait cacher.
Dans votre bouquin, on voit une affiche du président qui semble énorme. Il y a en beaucoup comme ça ?
Il y en a plein. Partout. On ne peut pas marcher dix minutes dans la capitale sans le voir. Il y a des affiches géantes sur tous les grands immeubles, les ministères, il y a des pancartes de ses citations dans la montagne et les villages, il y a des portraits dans les restaurants et les magasins. Ceux qui ne mettent pas le président en valeur sont soupçonnés de ne pas être de bons patriotes et s’exposent à des pressions. Ca ne veut pas dire que tout le monde est réellement endoctriné : ça veut dire qu’on sait qu’il faut jouer le jeu pour ne pas attirer l’attention.
Donc tous les habitants ne l’apprécient pas…
Ils ne l’aiment pas mais le craignent. Au Turkménistan, un habitant sur quatre vit en dessous du seuil international de pauvreté (1,25$ par jour), et il y a environ 60% de chômeurs. Ces gens-là ne peuvent pas vous dire qu’ils aiment le président. Une bonne partie est d’ailleurs nostalgique de l’époque soviétique.
“Toute parole négative à l’encontre du président est passible d’emprisonnement à vie”
Le fait que Bernard Kouchner, grand défenseur des droits de l’homme – fondateur de Médecins sans frontières, rencontre Berdimuhammedow, ça symbolise quoi?
Médecins sans frontières était au Turkménistan depuis 10 ans et a été obligé de partir le mois dernier parce qu’il n’arrivait pas à travailler. Le gouvernement leur mettait trop de bâtons dans les roues. C’est un pays qui nie les problèmes. Selon le gouvernement, il y a zéro cas de sida dans le pays. Ca n’existe pas.
Malgré ça Kouchner accepte de le rencontrer…
Kouchner n’est plus un homme d’ONG ou un guerrier de l’humanitaire. C’est un ministre de l’Etat lié à un président. Il doit défendre les intérêts de la France. Berdymouhamedov vient signer des contrats avec des entreprises importantes. L’enjeu, pour la France, se trouve dans le secteur énergétique (gaz, pétrole). La France est déjà présente au Turkménistan, mais surtout dans le BTP, avec Bouygues. Aujourd’hui, ce sont des entreprises comme GDF, EDF ou Total qui sont intéressées par le secteur énergétique turkmène.
Kouchner – Berdymouhamedov (médecin et dentiste), ça fait bien pour la photo…
Ils l’ont déjà faite, la photo, car Bernard Kouchner est venu en avril 2008 au Turkménistan. Ils se sont donc déjà rencontrés et ont déjà parlé médecine. Mais la rencontre importante aujourd’hui, c’est plutôt Sarkozy – Berdymouhamedov.
Et il faut en penser du bien de cette rencontre ?
Ce n’est pas parce que certains pays sont des dictatures qu’il ne faut pas faire affaire avec eux. Parce que sinon, ils vont s’isoler, ils vont être en dehors de la scène internationale et vont pouvoir faire ce qu’ils veulent. Ce n’est pas non plus un service à rendre aux turkmènes. Pourquoi un jeune turkmène apprend le français aujourd’hui ? Ce n’est pas parce que c’est la langue de Molière mais parce qu’il a l’espoir un jour de travailler pour Bouygues. Ces entreprises créent de l’emploi et paient mieux.
“Selon le gouvernement, il y a zéro cas de sida dans le pays”
Source: Armelle de Rocquigny / StreetPress