Face à la difficulté croissante d’obtenir une régularisation et la complexité des démarches, des entreprises survendent un accompagnement administratif aux personnes en situation irrégulière, à grand coup de pubs sur les réseaux sociaux.
Avenue du Prado, Marseille (13) – Assia (1) se rappelle avoir trouvé l’endroit « vraiment chic ». Dès qu’elle a franchi la porte de Démarche française, un conseiller lui a fait visiter les bureaux cossus, avant de lui remettre une liste de documents à fournir, et un livret d’information sur la citoyenneté. « Je ne comprenais pas ce que le conseiller disait, mais il était souriant et gentil », raconte en arabe la mère de famille algérienne installée en France depuis 10 ans. La femme de 49 ans souhaite alors demander une naturalisation mais ignore comment s’y prendre. Elle s’est laissée séduire par la promesse d’un premier rendez-vous gratuit et les publicités affichées par l’entreprise sur les réseaux sociaux : « Vous souhaitez devenir Français rapidement et sans tracas ? » « Laissez-vous envoûter par la vie en France, nous prenons en charge les démarches pour que vous en profitiez pleinement ! »
Mais pour la suite de l’accompagnement, le conseiller lui demande un paiement de 425 euros, qu’elle règle par carte bancaire : le premier d’un échéancier pour une somme totale de près de 1.800 euros. La demande de naturalisation, un dossier à déposer en préfecture, coûte en réalité 55 euros en timbres fiscaux. Et pour y être éligible, Assia doit justifier d’un niveau B1 en français, un niveau qu’elle est loin de posséder. Après ce premier paiement, impossible de faire marche arrière. Lorsqu’elle se rend une seconde fois aux bureaux pour demander un remboursement, le ton change. « Ils m’ont dit de revenir et qu’on déposerait le dossier quand je serais prête avec le français, mais c’est beaucoup d’argent pour des photocopies », termine-t-elle, déçue :
« J’ai l’impression d’avoir été volée. »
Parmi les entreprises qui proposent d'accompagner des personnes étrangères dans leur régularisation, certaines demandent jusqu'à 1.800 euros. / Crédits : Yann Bastard
Démarche française, Papiers français, Pôle démarche… De plus en plus de personnes étrangères ont recours à ces entreprises privées pour leurs demandes de papiers, désemparées face aux obstacles et à la complexité administrative. Le tout dans un contexte national marqué par la nouvelle circulaire envoyée par le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau aux préfets, qui durcit davantage les conditions de régularisations.
Dans ce secteur non-régulé, ces boîtes communiquent intensivement sur les réseaux sociaux, avec des influenceurs aux millions de followers pour vanter leurs services d’accompagnement pour des demandes de naturalisation, de titre de séjour ou encore de logement social. Comme avec Assia, qui ne sait désormais plus vers qui se tourner, les factures sont salées et les promesses pas toujours remplies. « Il ne faut pas systématiquement condamner ces entreprises », tempère une association d’aide aux étrangers. « Certaines d’entre elles permettent, bien que moyennant des coûts parfois élevés, de résoudre des problématiques administratives que les institutions publiques ne traitent pas efficacement. Cependant, cette situation ouvre également la porte à des abus et à des pratiques frauduleuses. » Le business semble en tout cas lucratif. Fondée en 2023, Démarche française a par exemple déjà quatre antennes en France : Marseille, Lille, Paris et Lyon.
L’appel aux influenceurs
« Cela fait des mois que tu as déposé ton dossier à la préfecture et tu n’as toujours pas de rendez-vous, alors que ton employeur te met la pression ? », accroche AmiralDav dans une vidéo TikTok. Face caméra, cet influenceur béninois aux 500.000 followers vante les services de Démarche française. Il n’est pas le seul. Ces derniers mois, l’influenceur Justt Zizou a fait aussi l’éloge de « l’aide que Démarche française a apporté à un ami » à ses presque 10 millions d’abonnés sur TikTok. Tout comme son père, Justt Azdine, qui a conseillé l’entreprise à ses 150.000 followers comme « une bonne adresse pour ceux qui galèrent », dans une vidéo labellisée « pour les sans-papiers ». Et les réseaux sociaux sont efficaces pour recruter des clients. Antoinette (1), une femme de 38 ans qui souhaite renouveler son titre de séjour a, elle, connu Papiers français sur Facebook après avoir vu « beaucoup de vidéos de jeunes africains qui disaient avoir obtenu les papiers grâce à l’entreprise ». « Ça m’a donné confiance », explique-t-elle.
Si les deux « Justt » n’ont pas répondu aux questions de StreetPress, AmiralDav reconnaît, lui, qu’il s’agit d’un partenariat rémunéré, et que l’entreprise l’a approché au regard de « son contenu explicatif », avec un tarif de 700 euros par vidéo. Mais sa communauté lui a reproché de ne pas avoir mieux présenté les tarifs. « Personne ne t’impose le paiement. Si tu es capable de faire tout seul, tu le fais tout seul. Mais beaucoup de personnes sont perdues face aux démarches françaises », se défend-il.
Les entreprises reprennent également les codes visuels de l’administration française pour se donner un aspect « officiel », quitte à entretenir le flou sur leurs rôles, via leurs pubs sur Instagram ou Facebook. / Crédits : DR
Nécessité est mère de pognon
Questions-réponses, témoignages de quidams ayant obtenu leurs titres, décryptage des textes de lois… Sur le compte TikTok de Démarche française, suivi par près de 200.000 abonnés, les vidéos s’enchaînent. Dans les commentaires, les questions sur les conditions d’obtention des titres de séjour ou sur les manières d’obtenir un rendez-vous à la préfecture se comptent par centaines. Preuve de l’urgence ressentie par beaucoup face au parcours du combattant administratif que représente une régularisation. La dématérialisation des démarches, couplée à la saturation des préfectures – où les queues sont interminables et les rendez-vous presque impossibles à obtenir – ainsi que les délais très longs de traitement des dossiers, sont des difficultés bien connues par ces entreprises de conseil administratif. Elles n’hésitent pas à faire leur publicité dessus. « 75% des dossiers ont été ajournés [en préfecture, ndlr] pendant deux ans ou refusés », souligne Démarche française.
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Pour les étrangers en France, il est très difficile d'obtenir un rendez-vous à la préfecture. / Crédits : Yann Bastard
« Il faut réunir toutes les preuves avant de soumettre ta demande. C’est beaucoup de travail. Et quand tu as déposé, c’est le silence… », explique Pierre, père camerounais de 36 ans. Il attend depuis près d’un an une réponse de la préfecture de Lille à sa demande de carte de séjour « vie privée et familiale ». Face à cette attente, il se tourne vers la branche locale de Démarche française. « Au premier rendez-vous, ils m’ont rassuré sur le fait que j’étais éligible. Ils me proposent 1.790 euros pour tout reprendre à zéro. Peut-être que j’ai fait une erreur dans la demande… », se souvient-il. L’entreprise ne le lâche pas. « Ils n’hésitent pas à te rappeler, à faire beaucoup de mails et de messages pour te convaincre », détaille Pierre. Il renchérit :
« Au bout d’un moment, tu es tellement désespéré, tout ce que tu veux entendre, c’est que tu auras ta carte. J’hésite encore car je n’ai pas cet argent, mais s’ils peuvent m’aider… »
Pratiques douteuses
Ne pas renouveler son titre de séjour dans les temps, ou écoper d’un refus, c’est basculer dans l’irrégularité et la crainte, à l’image d’Antoinette qui a attendu plusieurs mois une réponse finalement négative de la préfecture. « C’était la première fois que j’avais un problème de papiers, je comptais les jours, j’avais très peur de l’expulsion », témoigne la femme de 38 ans. D’autant que la dernière loi immigration, dite loi Darmanin, a levé une série de protections contre l’éloignement et généralisé les obligations de quitter le territoire français (OQTF) en cas de refus de titre. Antoinette se rend alors chez Papiers français, dont les bureaux sont installés à Paris, à côté de la gare Saint-Lazare. Lors de son rendez-vous, la femme qu’elle rencontre insiste : les délais pour son recours seraient presque dépassés et il faudrait agir sans tarder ! « Ils m’ont demandé 500 euros, puis encore 1.500. Ils ne faisaient que me presser. » En réalité, Antoinette est dans les temps : c’est à partir de la date de notification d’un refus de titre que la période de réclamation s’ouvre. « J’ai failli leur donner l’argent mais heureusement ma carte n’est pas passée. » Elle a ensuite trouvé un avocat « qui prenait l’aide juridictionnelle grâce aux contacts d’une association », ce qui ne lui a rien coûté.
Certaines de ces entreprises démarchent aussi par texto pour inciter à la prise de rendez-vous. Des SMS non-sollicités ont été reçus par des personnes qui affirment ne pas avoir confié leurs coordonnées personnelles à l’entreprise. D’autres s’emparent de l’actualité comme la circulaire Retailleau, en tordant la réalité des faits. / Crédits : DR
Certaines de ces entreprises démarchent aussi par texto pour inciter à la prise de rendez-vous. Des SMS non-sollicités ont aussi été reçus par des personnes qui affirment ne pas avoir confié leurs coordonnées personnelles à l’entreprise. D’autres s’emparent de l’actualité comme la circulaire Retailleau, et appellent à ne pas perdre de temps. « Contactez-nous pour obtenir vos documents en express avant qu’il ne soit trop tard », est-il écrit dans un message fin janvier, alors que le texte a pris effet immédiatement.
Quant à Pôle démarches, une entreprise installée à Choisy-le-Roi (94) suivie par 40.000 followers sur Instagram, la différence entre la publicité et la réalité est parfois troublante. Dans une vidéo publiée fin décembre 2024, la société propose une « offre exceptionnelle » aux « employeurs ayant des salariés non-déclarés ou avec des faux titres de séjours » une « autorisation de travail obtenue en seulement 72h » pour la modique somme de 299 euros. Pourtant, l’issue des démarches administratives ne dépendant en rien de l’intermédiaire, il n’y a pas d’obligation de résultats. Contactée, Pôle démarches confirme que l’autorisation « ne peut être obtenue que si le futur employé est en situation régulière » et que « si les documents sont en ordre », ils s’engagent en réalité « à déposer la demande sous 72 heures ». Surtout, l’entreprise assure désormais à StreetPress, malgré leur propre présentation, qu’elle n’a « aucune stratégie visant à cibler des employeurs de salariés non déclarés ». La vidéo en question a tout de même disparu du compte Instagram à la suite des questions de StreetPress.
« Au bout d’un moment, tu es tellement désespéré, tout ce que tu veux entendre, c’est que tu auras ta carte. » / Crédits : Yann Bastard
Un flou entretenu
Les entreprises reprennent également les codes visuels de l’administration française pour se donner un aspect « officiel », quitte à entretenir le flou sur leurs rôles. Les « conseillers » sont tantôt présentés comme des « spécialistes en démarches » ou des « experts administratifs ». Mais les premiers contacts semblent se faire rarement auprès d’avocats ni même de juristes. Sur les offres d’emploi publiées en ligne que StreetPress a consultées, ce sont des « assistant(e) administratif(ve) » que Démarche française cherche à recruter. Lors de son expérience avec Papiers français, Antoinette se remémore :
« J’ai seulement vu les secrétaires. L’avocat, je ne l’ai jamais vu. »
StreetPress a recueilli quatre autres témoignages de personnes ayant été mal orientées, ou victimes d’erreurs de leurs « conseillers » lors de la constitution du dossier. Confusion dans les documents à fournir, délais dépassés, rendez-vous pris pour un mauvais motif… L’une d’entre elles conclut, anonymement :
« Mais eux, ils ont eu le rendez-vous à la préfecture que je cherchais depuis un an. Ils ont mon dossier, donc ils ont toutes les informations sur moi, je ne peux pas les dénoncer, même si je me sens abusée. »
Contactées, les entreprises Démarches françaises et Papiers français n’ont pas répondu aux sollicitations de StreetPress.
(1) Les prénoms ont été modifiés.
Illustrations de Yann Bastard.
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