Arrêté en France sur mandat d’arrêt européen, le militant antifasciste « Gino » est poursuivi en Hongrie pour des « coups et blessures » sur des participants à une commémoration néonazie. Une demande de remise en liberté doit être examinée.
Le graf a fait son apparition dans la nuit sur un banal mur en parpaings gris aux abords de la ville de Rouen (76) : « Liberté pour Gino » en lettrage blanc, accompagné du double drapeau noir et rouge de l’antifascisme et du portrait du jeune homme. Cela fait maintenant un mois que Rexhino Abazaj, que tout le monde surnomme Gino, est incarcéré à la Maison d’arrêt de Fresnes (94). Il risque l’extradition vers la Hongrie où il encourt jusqu’à 16 ans de prison ferme. Ce trentenaire originaire de Lombardie, en Italie, est accusé d’avoir participé à des violences contre des militants néonazis à Budapest en février 2023, en marge d’une commémoration baptisée « Le jour de l’honneur ».
Son arrestation à Paris, le mois dernier, a entraîné la mobilisation des milieux antifascistes de toute l’Europe : à Milan, Thessalonique, Stockholm et Budapest, des messages de soutien sont déployés dans les tribunes des matchs de foot ou dans les rues. En France, dans un communiqué commun, l’Antifa Social Club de Marseille (13), le Ménilmontant FC 1871 de Paris, ou encore Haro à Rouen, réclament « la libération immédiate de Gino » et invitent à « multiplier les actions de solidarité » avant une nouvelle audience le 18 décembre prochain. La France insoumise a également exprimé son soutien et dénonce « une entreprise de persécution politique ». Le parti lance un appel à « refuser l’extradition de Gino Abazaj afin de garantir le respect de son droit à un procès équitable ».
Gino
Activiste antiraciste et antifasciste depuis des années, « Gino était très investi dans l’aide au plus démunis dans les quartiers populaires, et notamment auprès des réfugiés », explique Joao. Cet ami de longue date l’a connu dans un quartier populaire de Milan. Gino est arrivé en Italie à trois ans, sa famille modeste a quitté le pays comme des milliers d’Albanais au début des années 90, après la chute du régime dictatorial. Contrairement à sa famille, Gino n’a pas obtenu la citoyenneté italienne à sa majorité. Ça ne l’a jamais empêché de s’engager localement. « On organisait des distributions de nourriture, de l’aide aux devoirs ou des activités après l’école pour les enfants », se souvient Joao.
Esther, une autre amie, évoque elle les tables de banquet dressées dans la rue et des séances de cinéma en plein air : « Tout le quartier était là, les jeunes, les vieux, les étrangers… C’était une super ambiance. » Il y a quelques années, Gino part s’installer en Finlande et s’y marie. Mais au printemps dernier, il quitte le pays.
Des hommages aux « héros nazis »
Le 11 février 2023, plusieurs centaines de néonazis hongrois, allemands ou autrichiens se sont donné rendez-vous à Budapest pour commémorer « Le jour de l’honneur », organisé par des groupes néonazis. Comme chaque année ou presque, ils rendent hommage aux soldats de l’armée du IIIe Reich nazie et des Croix fléchées qui tentèrent, en février 1945, de briser le siège de la capitale imposé par l’Armée rouge pendant la Libération. « Gloire à nos héros qui ont courageusement tenté de défendre la Hongrie contre le péril rouge », clament les participants.
En face, à chaque fois, des contre-manifestants donnent de la voix au son des tambours et des « nazis, hors de chez nous ! » Le soir, en marge des rassemblements, des affrontements éclatent. Plusieurs participants au « Jour de l’honneur » portent plainte après avoir été passés à tabac. Trois personnes sont arrêtées. Les responsables politiques du Fidesz, le parti de Viktor Orbán, et les médias pro-gouvernementaux instrumentalisent les évènements et parlent de « terrorisme antifasciste » qui s’en prend à « d’honnêtes citoyens », analyse Szilvi Német, journaliste pour le média de fact checking hongrois Lackmuz.
Les autorités hongroises délivrent pas moins 14 mandats d’arrêts européens pour lancer les polices de toute l’Europe à leurs trousses et retrouver des activistes allemands ou italiens. Au total, près d’une vingtaine de personnes sont poursuivies pour des violences ou simplement suspectées d’appartenir à un supposé groupe antifasciste, surnommé le « Gangs des marteaux » par la presse à scandale allemande et les journaux nationalistes hongrois. Gino est ciblé. Quand il apprend que la Finlande s’apprête à exécuter un mandat d’arrêt européen émis par la Hongrie, l’Italo-Albanais prend peur et se réfugie en France.
Des antifascistes assimilés à des terroristes
Le 12 novembre 2024, alors qu’il sort de chez lui, en région parisienne, pour se rendre à la salle de sport, Gino est interpellé par six hommes en civil. Des policiers de la Sous-direction antiterroriste (Sdat), une division de la police judiciaire. Rien que ça. « Mon client est poursuivi pour des “coups et blessures ayant entraîné cinq à six jours d’ITT”. C’est une affaire de droit commun. Or il est traité comme un terroriste », relève maître Youri Krassoulia. L’avocat s’inquiète de l’intervention de la Sdat dans cette affaire, dont la présence jette immédiatement un qualificatif infamant sur les accusés. « Cette affaire est le symptôme d’une criminalisation globale de l’antifascisme », dénonce Thomas Portes, député LFI de Seine-Saint-Denis, et ajoute :
« Viktor Orbán mène une chasse aux antifascistes, non seulement en Hongrie mais aussi à l’international grâce à la collaboration de nos propres services de police. »
Les autorités françaises feraient-elles du zèle ? Les contours de la lutte antiterroriste en France n’ont cessé de s’élargir en près de dix ans de dérive sécuritaire depuis les attentats de 2015. Dans un article à paraître sur la politisation de l’antiterrorisme, la sociologue du CNRS Caroline Guibet Lafaye explique que son champs d’action dépasse de loin la préparation ou les actes terroristes et englobe désormais tout ce qui est susceptible de créer un « trouble grave à l’ordre public », tout ce qui est désigné comme « les extrêmes », et ainsi, les militants écologistes radicaux ou antifascistes.
Interrogé par Mediapart, le patron de la Sdat, Michel Faury, a soutenu qu’il n’y avait rien « d’extraordinaire » : « La Sdat se positionne aussi dans la coopération européenne et internationale, car c’est un service central. Ce sont les raisons pour lesquelles on peut être actionnés sur des exécutions de mandat. »
Un « risque réel de traitement inhumain et dégradant »
Contrairement à une procédure d’extradition, le mandat d’arrêt européen qui vise Gino doit être examiné par l’autorité judiciaire. « Le mandat d’arrêt européen se fonde sur l’idée de confiance mutuelle entre les États membres de l’Union européenne. Mais qui dit confiance mutuelle ne veut pas dire confiance aveugle », insiste Hélène Christodoulou, maître de conférences à l’université de Toulouse (31), spécialiste du sujet. Un juge français peut ainsi refuser de livrer Gino si ses droits fondamentaux risquent d’être bafoués en Hongrie. En Italie, la justice a refusé de livrer à la Hongrie un activiste poursuivi par la même affaire et a justifié sa décision par « un risque réel de traitement inhumain et dégradant ».
Le cas d’Ilaria Salis est révélateur : cette institutrice de 39 ans a été arrêtée en Hongrie juste après le « jour de l’honneur ». Elle a passé 15 mois en détention provisoire, à l’isolement, dans une cellule pleine de rats et a été présentée à son procès avec des chaînes aux pieds et aux mains. « Il faut donc craindre pour Gino le même sort que celui que j’ai connu lors de la première phase de mon procès : une peine à la gravité démesurée par rapport aux faits reprochés – 24 ans de prison ferme pour des lésions mineures –, des juges sous pression du pouvoir politique, et un procès joué d’avance, accompagné d’une campagne de diffamation tenant l’accusé pour coupable avant même le début de la procédure judiciaire », indique-t-elle à StreetPress. Elle a finalement été libérée de prison en juin 2024, après avoir été élue députée européenne sur la liste d’Alliance des Verts et de la gauche. Youri Krassoulia, l’avocat de Gino, pointe l’absence de garantie d’un procès équitable pour son client et ses co-accusés en Hongrie :
« Ils ne sont pas encore jugés qu’ils sont déjà désignés comme coupables. On fait face à un pays ouvertement illibéral, la Hongrie, qui bénéficie d’outils de coopération judiciaire et policière extrêmement efficaces. »
Pour interpeller sur la situation de Gino, un rassemblement est prévu le 18 décembre devant le palais de justice de l’île de la Cité à Paris. La maître de conférence Hélène Christodoulou analyse :
« Jusqu’ici, la France a eu plutôt tendance à ne pas remettre les mis en cause en cas de risque d’atteinte aux droits fondamentaux. Mais depuis qu’elle a été condamnée pour cela par la Cour de justice de l’Union européenne l’été dernier, elle semble se montrer plus frileuse. »
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