09/12/2024

« J’ai découvert une administration française ultra-raciste »

Ces mairies en croisade contre les mariages binationaux

Par Jérémie Rochas

Coups politiques, préjugés racistes ou abus de pouvoir, cinq couples binationaux – dont l’une des personnes est de nationalité étrangère – racontent les entraves des mairies dans leurs procédures de mariages.

Eva déambule dans les rues commerçantes de Béziers (34) à la recherche des derniers accessoires pour sa tenue de mariage. Quelques semaines plus tôt, la secrétaire de 29 ans a dit « oui » à Mustapha, un marin de 23 ans. Elle l’a rencontré à une terrasse du coin. L’Algérien lui, raconte être arrivé à l’âge de 16 ans en France, pour faire ses classes à Sète (34). Eva lui parle de ses trois enfants, nés d’une précédente relation. Un an plus tard, ils emménagent à cinq ! La future mariée est sur un petit nuage à l’idée d’officialiser leur union, jusqu’à l’appel en catastrophe de sa mère. « Branche-toi à CNews ! », insiste-t-elle. Eva se souvient, dépitée :

« Robert Ménard était en direct à la télé en train d’annoncer qu’il refusait de nous marier parce que Mustapha serait un voyou sous OQTF [Obligation de quitter le territoire français]. »

Un mensonge, soutient le couple. Le maire de la ville, proche du Rassemblement national (RN), n’a jamais caché sa réprobation : il ne souhaite pas les marier. La couple a pourtant passé toutes les épreuves administratives légales, à la mairie puis devant la justice. Le 16 juin 2023, le procureur expliquait qu’« il n’existe pas d’indices sérieux permettant de présumer l’absence de consentement matrimonial ». Il ne s’agit pas d’un mariage pour les papiers, il s’agit d’amour, répète encore Eva.

Le lendemain de cette intervention télévisée, après une nuit quasi blanche, elle déboule dans le bureau du maire Ménard, qui a accepté de la recevoir. Seulement quelques heures les séparent de la cérémonie. Elle est convaincue de pouvoir le raisonner. « Je connais mes droits ! » Rien pour convaincre l’homme politique, qui aurait son propre agenda selon le récit d’Eva :

« Il m’explique qu’il sait que ce n’est pas un mariage blanc, mais qu’il veut utiliser cette occasion pour faire réagir Macron et Darmanin au sujet des OQTF non appliquées. »

En début d’après-midi, Eva et Mustapha arrivent avec une vingtaine d’invités devant le parvis de l’hôtel de ville, déterminés à ce que leur mariage soit célébré comme l’autorise la loi. Les caméras des télés nationales les y attendent. L’accès à la mairie leur est interdit et Robert Ménard déclenche l’alarme incendie. « Un groupe l’applaudissait en m’insultant. Ils me disaient de retourner en Algérie », se souvient Mustapha, encore bouleversé par l’opération médiatique :

« Le maire est sorti pour me dire droit dans les yeux qu’il ne me marierait pas. Je me sentais tellement mal, comme si j’étais un assassin. »

Tapage médiatique

Deux ans plus tôt, Gilles Platret, maire Les Républicains de Chalon-sur-Saône (71), en Bourgogne-Franche-Comté, a lui aussi médiatisé son opposition au mariage d’une de ses habitantes avec un homme de nationalité turque. Après avoir été menacé de poursuites pour abus de pouvoir, celui qui n’en est pas à son premier dérapage raciste a fini par obtempérer. Il a toutefois inspiré les élus locaux les plus réactionnaires en détournant de son fondement l’article 175-2 du Code civil qui permet aux mairies de contester un mariage et de saisir le procureur de la République si « des indices sérieux laissent présumer » que le consentement matrimonial n’est pas vérifié.

Un recours rendu possible par la criminalisation des mariages de complaisance dits « blancs ou gris » instaurée dès 2003. Le maire Reconquête de Charvieu-Chavagneux (38) en Isère, Gérard Dézempte, assumait froidement en 2023 :

« Il conviendrait que les personnes en situation irrégulière ne puissent pas bénéficier d’actes administratifs d’état civil dans ce pays. »

Cette année-là, il refuse de célébrer l’union d’un couple franco-algérien, en remettant en question le droit au mariage des personnes sans-papiers, pourtant consacré par la constitution et les conventions internationales. En juillet de la même année, une proposition de loi déposée au Sénat visait au durcissement des contrôles et même à « empêcher toute personne étrangère en situation illégale à contracter un mariage avec un ressortissant français sur le sol français ». Un de ces auteurs n’est autre que Bruno Retailleau, le précédent ministre de l’Intérieur.

« Nous faisons face à un renversement du droit puisque, désormais, les couples binationaux doivent prouver qu’ils ne sont pas coupables de fraude », déplore Sylvie Pelletier, membre des Amoureux au ban public. Le mouvement soutient chaque année près de 1.745 couples binationaux mis à mal par l’administration. Comme Eva et Mustapha, quatre autres couples témoignent auprès de StreetPress des entraves et discriminations dont ils ont été victimes dans leurs projets de mariage.

Chaque année, près de 1.745 couples binationaux seraient mis à mal par l’administration. / Crédits : Timothée Moreau

« Filtre de migration »

Louane (1) débarque dans la mairie du 15ème arrondissement de Paris avec son dossier de mariage. Depuis quatre ans, l’étudiante en psychologie entretient une relation à distance avec Abdel (1), rencontré lors de ses vacances au Maroc. Les allers-retours pour le visiter sont devenus son quotidien, lui peine à obtenir un visa pour la France. Alors durant l’été 2018, ils prennent la décision d’entamer officiellement leur vie commune à Paris. Après six mois de démarches fastidieuses, leur dossier est enfin prêt. Mais arrivée au guichet, rien ne se serait passé comme prévu. « Le fonctionnaire était très arrogant. D’entrée de jeu, il me dit qu’il ne prendra pas mon dossier », explique Louane. La jeune femme lui montre le texte de loi qui l’autorise à déposer la demande de mariage en l’absence du futur époux. L’employé administratif, obligé d’abdiquer, n’aurait pas manqué de faire connaître son avis sur les unions mixtes :

« Les couples comme vous je les connais : ça ne marchera pas et dans trois ans vous serez divorcés. »

Le mois qui suit, Abdel est convoqué pour une audition au consulat de France à Tanger, au Maroc. Louane explique qu’elle aurait été reçue par Jean-Manuel Hue, élu du 15ème, selon le récit de la jeune femme. L’adjoint au maire a fait de la lutte contre « les mariages blancs et gris » son cheval de bataille et l’aurait fait savoir à l’étudiante. « Il m’explique que son objectif n’est pas de voir si nous nous aimons, mais de voir si mon conjoint est en capacité de s’intégrer en France. » Louane aurait parlé de la promesse d’emploi faite à Abdel, avant que le mariage ne soit accepté. Un regret pour la future mariée :

« J’ai eu le sentiment que cette audition était un filtre de migration, un moyen d’identifier si mon mari répondait à leurs conditions “du bon étranger”. »

Contacté, Jean-Manuel Hue nie avoir tenu ces propos. Il estime à 1.200 le nombre d’auditions menées durant sa carrière d’élu municipal. Il insiste, en revanche, sur les nombreuses pressions et menaces qu’il dit avoir subi de la part de filières internationales qui organisent des mariages blancs contre monétisation.

La loi précise que l’officier d’État civil, « s’il l’estime nécessaire », a la possibilité de s’entretenir individuellement avec les époux. Mais il ne peut le faire qu’à l’issue d’une audition commune. Emma (1) et Bilal (1) n’ont pourtant pas eu cette possibilité à Montceau-les-Mines (71), en Bourgogne-Franche-Comté. La Parisienne de 30 ans et l’exilé pakistanais de 28 ans partagent leur vie depuis le premier confinement. Ils sont pacsés depuis près de trois ans lorsqu’ils entament leurs démarches matrimoniales. Le couple raconte les « regards accusateurs » des agents de la mairie lors de leurs auditions individuelles en février 2023, focalisés sur la situation irrégulière de Bilal. « Pourquoi vous vous mariez si vous n’avez pas de titre de séjour ? », aurait lancé un officier au Pakistanais.

Une autre question fait basculer l’interrogatoire : « Comptez-vous faire un mariage religieux ? ». Les deux fiancés, l’une issue d’une famille catholique et l’autre musulman pratiquant, n’ont pas encore statué. Ils se contredisent devant les auditeurs, qui saisissent le procureur. Les gendarmes en charge de l’enquête bouclent le dossier. L’un se serait même agacé, selon le couple :

« On ne comprend pas ce que la mairie fait. Elle nous fait perdre notre temps et le vôtre. »

Contactée, la mairie de Montceau-les-Mines conteste toute entrave aux mariages mixtes dans sa commune. Concernant son opposition au mariage de Bilal et Emma, elle assure « qu’une audition commune a bien été réalisée en complément des auditions individuelles ». Au-delà de ses « doutes sur l’intention matrimoniale », la mairie renvoie la responsabilité de son signalement sur le procureur de la République qui lui aurait demandé « d’alerter les autorités lorsque des personnes en situation irrégulière souhaitent se marier ». Interrogé, le parquet de Chalons-sur-Saône n’a pas répondu à nos sollicitations.

« Une administration française ultra-raciste »

Les suspicions parfois agressives de l’administration ont laissé un goût amer à Ahmed et Marine, trois ans après leur combat contre la mairie du 3ème arrondissement de Lyon (69). « Ils ont tout fait pour nous décourager, considérant que je profitais du système simplement parce que je suis étranger », pose Ahmed. Son acte de naissance algérien a été refusé à quatre reprises par l’officier d’État civil, qui l’aurait menacé de saisir le procureur avant toute autre démarche. Le couple est finalement convoqué et l’officier nie les pressions. La mairie décide de saisir le parquet – pour des motifs que le couple ignore toujours – et l’enquête est confiée à la police nationale. La Lyonnaise insiste :

« Ils ont envoyé sciemment quelqu’un qui n’avait pas de titre de séjour dans un commissariat »

Après des interrogatoires dans l’entourage du couple, aucune incohérence n’est relevée. Avec deux mois de retard, Ahmed et Marine se marient finalement dans leur ville, avec ce sentiment d’avoir été insultés gratuitement. Contactée, la mairie de Lyon ne répond pas aux accusations de pressions mais assure avoir respecté le cadre réglementaire.

« J’ai découvert une administration française ultra-raciste », tombe encore des nue Louane, la Parisienne, qui est persuadée que quelqu’un de moins informée « n’aurait jamais pu déposer sa demande de mariage ». C’est en partie ce qui est arrivé à Oumar (1) et Julia (1) à Mulhouse (68), en Alsace. « On nous avait mis en garde mais je n’étais pas inquiète », raconte la mariée, déçue par sa naïveté. En février 2022, les fonctionnaires de mairie saisissent le parquet sur la base de préjugés : « Le fait d’épouser une femme d’un second lit avec quatre enfants issus d’une union libre avec un homme d’origine algérienne constitue une pratique socialement réprouvée », peut-on lire dans l’acte d’opposition que StreetPress s’est procuré. Oumar soupire :

« Il nous reprochait d’avoir cinq ans d’écart. Mais c’est une manière d’attaquer les sans-papiers. »

Le Tunisien de 31 ans travaille au noir dans un garage automobile. Ancien militaire, il est arrivé en France un an plus tôt en quête d’une vie meilleure. Il a rencontré Julia en réparant sa voiture. La mère de famille, trentenaire, a quitté un mari violent avec ses quatre enfants. « Il m’apportait tellement de respect. Il m’a redonné goût à la vie », se souvient Julia, qui a eu un cinquième enfant avec l’homme qu’elle souhaite épouser. Un récit auquel n’accroche ni les officiers de la mairie ni les agents de la Police aux frontières (Paf), qui récupèrent l’enquête. Ils suspectent le couple de préparer « un mariage de complaisance fondé sur un objectif migratoire ». Leurs casiers judiciaires et leurs échanges de textos sont passés au crible. Pour Julia, « la décision des policiers était déjà prise ». La fermeté des fonctionnaires ne semble pourtant s’appuyer que sur des critères arbitraires d’après la conclusion du parquet :

« Il paraissait difficile de croire que ce jeune homme de 30 ans, avec une bonne prestance et plutôt séduisant, puisse tomber amoureux d’une femme plus âgée ayant quatre enfants à charge et vivant des minimas sociaux. »

Contactés, la mairie de Mulhouse et le parquet n’ont pas répondu à nos questions. Déjà accusée d’entraves aux mariages mixtes en février dernier dans un article de L’Alsace, la mairie reconnaissait une augmentation du nombre d’auditions de couple justifiée par de nouvelles directions politiques : « La préfecture nous demande d’être plus vigilant avec tous les soucis qu’il y a eu sur l’immigration. » De son côté, la sous-préfecture n’a pas souhaité réagir et renvoie vers le parquet.

Interpellation

Alors qu’Oumar s’apprête à quitter le commissariat à la fin de l’audition, il est interpellé et placé en centre de rétention. Il sera libéré trois jours plus tard et assigné à résidence. Avec Julia et les enfants, ils ont décidé de quitter Mulhouse, écœurés. Ils n’ont toujours pas réussi à lever l’acte d’opposition au mariage.

Une chance que n’ont pas eue Eva et Mustapha le couple de Béziers. « Robert Ménard et la France m’ont coupé la vie », souffle ce dernier au téléphone. Deux semaines après l’esclandre du maire, Mustapha est convoqué dans les locaux de la Paf. « J’y suis allé sans stress, pensant qu’ils continuaient d’enquêter sur le mariage. » Il ne ressortira plus jamais libre. À 14h, Mustapha est menotté et emmené au centre de rétention de Sète, pour être expulsé trois jours plus tard. Selon nos informations, la préfecture de l’Hérault aurait planifié l’éloignement de Mustapha dans la précipitation la veille de l’audience, afin d’éviter sa possible libération. Il aurait ainsi été enfermé près de 60 heures et expulsé en dehors de la procédure habituelle.

Mustapha a été menotté et emmené au centre de rétention de Sète pour être expulsé. « Robert Ménard et la France m’ont coupé la vie », souffle ce dernier au téléphone. / Crédits : Timothée Moreau

Dans des échanges de mails confidentiels consultés par StreetPress, un agent de la préfecture s’inquiète de la légalité de sa démarche auprès de la direction de l’immigration du ministère de l’Intérieur sur ce dossier qualifié de « sensible » et « très suivi par le préfet » :

« Un départ bateau a été obtenu pour le vendredi à 10h00 et donc 48h après sa rétention et juste avant son audience avec le JLD [Juge des liberté et de la détention]. Est-il possible de l’éloigner ? Ou devons-nous passer par le JLD ? »

Deux heures plus tard, la réponse de l’agent du ministère de l’Intérieur se veut rassurante : « Vous pouvez parfaitement éloigner l’intéressé avant l’audience du JLD ». Le lendemain matin, la préfecture demande au parquet de Montpellier d’annuler sa saisine au juge des libertés. Mais Mustapha est déjà dans l’avion.

Pour Maître Edberg, avocate du couple, l’illégalité de l’expulsion est caractérisée : « Mustapha est victime d’un coup politique mené par plusieurs personnes. Ils sont allés le chercher dans son sommeil en lui faisant comprendre que ça venait du plus haut. Il n’y a même pas de procès-verbal d’expulsion. » En fin d’année, le tribunal administratif de Montpellier devra se prononcer sur la légalité de la procédure. De son côté, Robert Ménard continue de revendiquer ouvertement cette collusion avec le gouvernement, s’en vantant même sur le plateau de CNews en septembre dernier :

« J’ai appelé le ministre de l’Intérieur, le ministre de la Justice, le préfet et le sous-préfet (…) Heureusement que je suis tombé sur un préfet qui l’a foutu dehors. »

Eva et Mustapha ont porté plainte contre le maire pour refus discriminatoire par une personne dépositaire de l’autorité publique. Une seconde plainte a été déposée dans la foulée par SOS Racisme. « Je compte sur la justice pour qu’il soit condamné et qu’il ne refasse plus jamais ça à personne. C’est la pire chose qui me soit arrivé dans la vie », insiste Mustapha. Le 23 avril dernier, Ménard était auditionné par la police judiciaire dans le cadre de cette affaire. Il encourt aujourd’hui jusqu’à cinq ans de prison, 75.000 euros d’amende et la destitution de son mandat de maire.

(1) Les prénoms ont été changés.

Contactés, Robert Ménard ainsi que les mairies de Béziers, Mulhouse et Paris n’ont pas répondu à nos questions.

Illustrations de Timothée Moreau.