En novembre 2023, un salarié de Bouygues tente de se suicider au cours d’une réunion. Pour les syndicats, c’est la conséquence du management féroce qui aurait cours dans l’entreprise. La direction assure être attentive au bien-être des salariés.
Technopôle de Bouygues Telecom, Meudon-la-Fôret (92) – Cela devait être une réunion de travail banale. Le 10 novembre 2023, dans une salle du bâtiment B, un geste arrête le temps. Un salarié tire un couteau de sa poche et, sous le regard horrifié de ses collègues, se tranche les veines. Évacué par les secours, son pronostic vital ne sera pas engagé.
Selon plusieurs sources, l’informaticien en poste au sein de la Direction des systèmes d’information (DSI) qui a tenté de mettre fin à ses jours, venait d’apprendre qu’il était écarté du projet sur lequel il travaillait jusqu’alors. « La direction évoque des “tensions” et une “concurrence” interne pas très saine. Elle recommande de mieux planifier les fins de projet. Ils admettent implicitement qu’il n’y avait pas de perspective d’avenir pour lui », estime un représentant du personnel. Le tout s’inscrit dans un contexte anxiogène, avec la création d’une filiale regroupant 900 ingénieurs au Maroc qui pourrait menacer la pérennité de certains emplois situés sur le sol français. Contactée, l’entreprise assure avoir « pris cet événement tragique avec beaucoup de sérieux » : « Bouygues Telecom a immédiatement ordonné la tenue d’une enquête interne pour en comprendre les causes et circonstances. Les conclusions n’ont pas révélé de manquement de la part de l’entreprise. » L’inspection du travail a par ailleurs été saisie par le syndicat CFDT.
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Cette tentative de suicide – que la direction préfère qualifier « d’incident » – ne fera l’objet d’aucune communication générale auprès des salariés du groupe. C’est pour « préserver l’anonymat de l’employé », se défend Bouygues. Un choix critiqué par le syndicat CFDT qui y décèle un moyen de « minimiser la gravité » de cet acte, et de passer sous silence « la souffrance globale des effectifs ». « Il y a eu du sang sur la moquette quand même », commente sombrement Azzam Ahdab, délégué syndical CFDT :
« On ne peut pas mettre la poussière sous le tapis. L’absence de communication serait un blanc-seing donné aux différentes directions pour continuer avec le même type de management sans se remettre en question. »
L’organisation du travail mis en cause
Difficile, pour beaucoup chez Bouygues Télécom, de ne pas faire de parallèle avec la « crise des suicides » de France Télécom (désormais Orange). En 2009, Yonnel Dervin, un technicien de France Télécom s’était poignardé à l’abdomen en pleine réunion de travail. Entre 2006 et 2011, la réorganisation brutale du groupe avait poussé 35 personnes au suicide. « La responsabilité de l’organisation du travail chez France Télécom a été reconnue par la justice. Nous alertons pour ne pas reproduire les mêmes erreurs chez Bouygues Télécom », détaille le syndicaliste.
En 2023, l’entreprise affichait 149 arrêts-maladies de longue durée supérieurs à six mois sur ses 5 500 salariés (effectif hors filiales). Un chiffre jugé « préoccupant » par le syndicat CFDT. StreetPress a recueilli le témoignage d’une dizaine de salariés, qui travaillent ou ont travaillé dans différents services de Bouygues Telecom – des emplois de bureau – sur une période allant de 2011 à 2024. Sous couvert d’anonymat, ils mettent en cause leur hiérarchie et ses directives brutales, les phénomènes de placardisation et la crainte des suppressions de postes qui planerait sur toutes les têtes. Des conditions qui concourent, selon eux, à la multiplication des burn-out, alors même que l’entreprise prospère économiquement.
« J’ai vécu le harcèlement »
Agnès (1) voit dans le geste de l’informaticien la griffe du management « toxique » qui serait en vigueur dans certains services de Bouygues Télécom. « Il y a des personnes qui souffrent et qui ne le disent pas parce qu’elles ont peur de perdre leurs emplois. Au début, c’est chacun de son côté. Et puis on s’est rendu compte collectivement que quelque chose n’allait pas. »
Elle a eu le sentiment d’être poussée vers la sortie, insidieusement. « Ce sont des petites humiliations », soupire-t-elle. « Je me suis aperçue que mon manager évitait systématiquement de me dire bonjour. Je lui ai demandé pourquoi. Réponse : selon lui, mon bonjour ne lui convenait pas. » Puis, la situation aurait continué de se dégrader. La salariée n’est plus appelée sur les sujets qui la concernent, ses prises de décisions sont systématiquement contestées, et petit à petit son poste est vidé de son contenu. « Complètement isolée », la Francilienne sera longuement arrêtée pour un syndrome anxio-dépressif :
« Ma psychologue a mis un mot sur ce que j’ai vécu : le harcèlement. »
Dans son équipe, « les petites fautes » des collègues seraient traquées par la hiérarchie, où « un dossier mal fermé » dans une application de travail peut constituer une faute. « Ce qui est vicieux, c’est que cette peur du faux pas vous conduit à faire des erreurs. Ça a donné lieu à de nombreux départs en mobilité, en rupture conventionnelle ou à des licenciements pour des motifs fallacieux », affirme-t-elle, évoquant le cas de huit collègues partis entre 2020 et 2022. En 2023, 45,7% des départs de Bouygues Telecom étaient des démissions et 22,6% des licenciements, selon les indicateurs sociaux du groupe.
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« Tu n’es qu’un numéro »
À la direction des systèmes d’information, Romain (1) a été responsable d’une petite équipe avant de migrer vers un autre poste. Il décrit lui aussi un « management par la peur » fondé sur la menace des suppressions de postes. Une situation particulièrement prégnante, selon lui, entre 2014 et 2016, et, de nouveau, depuis 2019. « À mes débuts, je me suis demandé où j’avais atterri. Quand mes supérieurs arrivaient dans l’open-space, le collègue à côté de moi se levait, comme au garde-à-vous. Je trouvais ça bizarre. Un jour, j’ai vu un manager menacer un prestataire » :
« ”Tu n’es qu’un numéro. Moi, j’appelle ta boîte et demain tu n’es plus là”. »
Romain lui-même dit avoir été sommé de se séparer de deux prestataires, ces employés d’une autre entreprise qui exécutent des missions pour Bouygues et travaillent aux côtés des salariés, dans l’open-space. Décision à laquelle il s’opposera en vain : les deux seront remerciés pendant la période covid. « Après ça, un de mes supérieurs m’a dit : “Tu n’es pas le leader que je recherche. Tu n’es pas dans le fight”. C’est comme si c’était un code chez eux. Dès qu’on prend un poste de management, il faut virer quelqu’un pour montrer qu’on est là », analyse-t-il.
Dans ce même service, Aymeric (1) un ancien prestataire remercié en 2022 après dix ans de service, enfonce le clou. « On appelait ça la méthode Terminator. La première chose qu’ils font, c’est rencontrer chacun des prestataires et leur demander : “À quoi vous servez ?” En fait, vous êtes sur la sellette et vous ne pouvez rien dire. Ils vous menacent : “Si tu n’es pas content, tu dégages.” C’est un rouleau compresseur ». Il dit avoir songé un temps à « porter plainte » avant de se raviser par peur de perdre son emploi ou d’être amené à travailler à nouveau avec Bouygues.
De chasseur à chassé
Gautier (1), un ancien salarié, a lui aussi été à la tête d’une équipe, dans une autre branche de Bouygues Telecom, en 2011. « Mon supérieur insistait pour que je me sépare d’une salariée. Pourquoi ? Je ne sais pas. Elle faisait du bon travail », se rappelle-t-il. Gautier dit avoir été chargé d’organiser des tête-à-tête avec cette employée, de formaliser ses erreurs par mail, bref de monter un dossier. « Je lui cherchais des poux, mais je n’étais pas à l’aise avec ça, donc j’ai lâché l’affaire », explique-t-il :
« Et comme je n’étais pas le bon petit soldat, la pression est retombée sur moi et j’ai vite changé de service. »
Dans ses nouvelles fonctions, Gautier finira lui aussi dans le collimateur de ses supérieurs après avoir commis « un faux pas », quelques années plus tard. En déplacement, il arrive à un rendez-vous professionnel avec une demi-heure de retard. « La chose a été sue par mon supérieur. Ça a été le point de départ de mon licenciement pour “insuffisance professionnelle”. J’ai été remercié comme un chiffon », affirme-t-il.
Six mois plus tard, le salarié sombre dans une « forte dépression » qu’il impute – après discussion avec son médecin – à ses années passées chez Bouygues. « La pression a commencé par un point obligatoire avec son supérieur les vendredis soir quand ce dernier sait que vous devez faire deux heures de route pour retrouver vos enfants », explique-t-il. « Puis ce sont les dîners d’équipe auxquels vous n’êtes plus invité. Les remarques systématiques pour une virgule manquante dans un Powerpoint. La pression énorme qu’on vous met avant une réunion importante : “Tu te démerdes, mais tu n’as pas intérêt à te planter”. »
Malaise dans l’open-space
Une pression qui s’est traduite pour Gautier par un malaise, au sortir d’une « grosse réunion » en 2015. À cette époque, l’entreprise est bousculée par la concurrence de Free et dans ce contexte difficile, engage un plan de départ volontaire pour une réduction des effectifs de près de 1.400 « collaborateurs ». Dans l’open-space, Gautier, livide, s’évanouit et reste inanimé pendant 20 minutes, avant d’être évacué par les pompiers.
« Son N+2 était un peu en panique. Il n’a pas forcément respecté les règles de secourisme. Plus tard, il m’a demandé des informations sur Gautier qui aurait pu expliquer son malaise. Il cherchait à savoir s’il y avait une situation personnelle pour dire que ce n’était pas lié à l’environnement qu’il avait créé », rapporte un témoin et ex-collègue. Dans un courrier envoyé à la CPAM que s’est procuré StreetPress. Les ressources humaines de Bouygues trancheront : « [Nous] souhaitons émettre les plus sérieuses réserves quant à son caractère professionnel. […] Il travaillait calmement quand il a perdu connaissance. Il n’y a donc aucun lien entre les conditions de travail et la survenance du malaise. »
Gauthier a assigné son ex-employeur aux prud’hommes, pour harcèlement moral et licenciement sans cause réelle et sérieuse. Procédure dont il a été débouté en première instance et, récemment, en appel. Le conseil des prud’hommes a considéré que les faits de harcèlement ne sont pas assez caractérisés.
Un cas isolé ? « Malheureusement, les malaises sont encore fréquents », assure le syndicaliste Azzam Ahdab. Pour certains salariés, partir de Bouygues Telecom est une délivrance, même si d’autres arrivent à s’épanouir ici ». Interrogée au sujet des situations de souffrance au travail au sein de son effectif, l’entreprise n’a pas donné suite à nos questions, se bornant à se dire « attachée au bien-être au travail de ses 10.500 collaborateurs ». Bouygues Telecom défend « de multiples actions internes pour y veiller » ainsi qu’un « baromètre » réalisé chaque semestre pour « écouter les collaborateurs et mesurer toute évolution ».
Agnès, revenue au travail grâce au soutien de sa famille et de ses collègues, ne souhaite qu’une chose : que les ressources humaines prennent la mesure du problème. « Les managers toxiques ne sont jamais désavoués », affirme-t-elle :
« Ils sont simplement déplacés. S’ils sont licenciés, c’est souvent trop tard. Quand le mal est fait. »
(1) Les prénoms ont été changés.
Illustration de Une d’Aurélie Garnier.