11/03/2024

Le scandale de l’eau contaminée de la cité Air Bel

À Marseille, Djamila Haouache se bat contre « l’eau qui tue »

Par Sophie Boutière Damahi

Après le décès de son frère, contaminé par la légionelle, une bactérie dangereuse que contenait l’eau de son HLM, Djamila Haouache est devenue la voix des habitants de la cité Air Bel de Marseille, face à l’inaction des autorités publiques.

Marseille (13) – « Bonjour monsieur Macron, nous nous sommes rencontrés lors de votre meeting en 2017. Je vous avais dit : “N’oubliez pas Air Bel”. Et vous avez oublié Air Bel. » Djamila Haouache n’a pas l’habitude de mâcher ses mots, pourquoi commencerait-elle avec un président de la République ? La Marseillaise de 57 ans se lève et déambule avec aisance, forçant l’attention du chef de l’État en déplacement dans les quartiers nord ce 26 juin 2023. « L’eau tue. On vous a alerté. » Djamila est en mission : elle veut parler de sa sœur Halia et de son frère Djamel, tous les deux morts intoxiqués par l’eau de la cité Air Bel, celle qui arrive directement dans les robinets de ses 1.200 logements sociaux. Alors les habitants de ce labyrinthe de tours des années 1970, comme Djamila, se sentent légitimement délaissés :

« Les bailleurs n’en ont rien à foutre des gens. On leur ramène de l’argent, c’est tout ! »

En 2017, une étude de l’Agence Régionale de Santé (ARS) révèle un taux de légionelles 3,6 fois supérieur à la réglementation dans les canalisations de la cité. La bactérie peut être à l’origine d’infection respiratoire appelée légionellose, mortelle dans 10% des cas. Alors ce jour-là, devant la délégation présidentielle de plusieurs dizaines de bureaucrates en col blanc, Djamila porte un coup d’éclat, volontairement ou non :

« Les bailleurs sont des assassins ! »

Stupéfaction d’Emmanuel Macron et de Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, également présent. L’audience essuie quelques rires gênés. Elle ne se démine pas, une autre habitude tenace. Les représentants des bailleurs présents dans la salle refusent le droit de réponse tendu par le chef de l’État, préférant rester silencieux. La riposte viendra plus tard : Logirem, Unicil et Erilia, les bailleurs pointés par ce scandale de l’eau, portent plainte contre Djamila pour diffamation. Un bras de fer entre l’activiste endeuillée – devenue porte-parole de tout un quartier – et les bailleurs, engagé de longue date.

Histoire personnelle

« Je ne comprends pas », commente la concernée aujourd’hui, assise sur son canapé, une cigarette entre les lèvres. « J’ai toujours parlé comme ça ! » Toute la cité d’Air Bel a l’habitude de passer pour le café. Avec des voisines, Djamila revient sur l’affaire. « Ce jour-là, devant Macron, ben ça les a piqués ! Mais nous, on veut pas la guerre, on veut avancer. » Mère de cinq enfants et responsable associative, Djamila est devenue une personnalité du coin : un refuge chaleureux et une voix forte, dans un moment de difficulté qui a touché tout le monde. En 2011, Halia, 46 ans, sa grande sœur et voisine du bâtiment 59, ressent les symptômes d’une grosse grippe. L’origine de sa maladie vient du réseau d’eau chaude de son logement. Djamila doit la conduire à l’hôpital : les soignants annoncent qu’elle est contaminée par la légionellose. « On m’a expliqué que c’était une bactérie qu’on trouvait dans l’eau ». Transmise par l’inhalation de microgouttelettes, la légionellose peut entraîner une infection pulmonaire aiguë voire mortelle. Halia est mise en quarantaine, les médecins lui enlèvent la rate et un rein pour la sauver. Dans les cas graves, le patient reste atteint d’une insuffisance rénale aiguë, alors souvent fatale.

Dès 2011, Djamila se met à alerter sur le risque de contamination qui touche toute la cité. « Mais à ce moment-là, les bailleurs me demandent de garder ça pour moi. » À l’époque, l’eau des robinets et des douches est de couleur jaunâtre, voire marron, partout à Air Bel. On ne sait pas combien d’habitants sont touchés, mais les consultations se multiplient :

« Là aussi, je me demande, pourquoi aucun des médecins, ni la pharmacie, n’a alerté sur ce qu’ils observaient ? »

Djamila regrette de ne pas avoir eu le réflexe de porter plainte. En 2015, l’affaire interpelle des médias comme France 3 Provence-Alpes-Côte d’Azur qui réalise un sujet. Puis le soufflé retombe.

Interminable drame

En 2017, c’est au tour de son frère Djamel d’être contaminé lors d’une de ses visites à Marseille. Le père de famille décède après douze jours de coma, laissant deux enfants orphelins et une veuve. La cité est sous le choc, c’est le premier mort avéré des suites de la légionellose. La colère de Djamila devient son carburant : « Je me suis dit, c’est trop. Ce n’est plus possible ». Engagée dans le collectif de défense des habitants du quartier, Djamila, endeuillée, épluche les revues de bactériologie, décortique les prestations que les locataires paient aux bailleurs. Avec Rania Aougaci, présidente de l’Amicale des locataires, elle finit par prendre la tête d’une lutte contre la léthargie des autorités.

En 2018, 300 familles de locataires décident de porter plainte et lancent une action de groupe contre leurs bailleurs sociaux. Un scandale sanitaire soldé en décembre 2023 par la condamnation en justice des bailleurs Logirem, Unicil et Erilia, gérants des logements de la cité. À Air Bel, c’est le symbole d’une victoire : « On lui doit beaucoup à Djamila. Elle leur a tenu tête et elle n’a jamais rien lâché. Les réunions dehors dans le quartier, les plateaux télé… Elle s’est battue pour nous », assure Sonia, 27 ans et habitante de la cité. Au total, les bailleurs sociaux doivent payer plus de 37.000 euros aux locataires. Djamila n’est pas satisfaite :

« Je n’étais pas euphorique comme j’aurais pensé l’être. Parce qu’on va devoir subir ça toute notre vie. »

Pour tuer la bactérie légionelle, les bailleurs saturent l’eau de chlore. Mais ce dernier attaque la peau. Alors chaque mois, comme ses voisins, Djamila débourse une centaine d’euros pour acheter des packs d’eau minérale. « Vous vous rendez compte que tous les jours, on a peur de prendre une douche ? »

« Entendez-nous »

En octobre dernier, à l’âge de 58 ans, sa grande sœur Halia Haouache est décédée des suites de sa maladie. Une perte dont Djamila a encore du mal à parler : « Les bailleurs ne savent pas ce que c’est, être malade de la légionellose. Ils n’ont pas idée ». Avec son association « Il fait bon vivre dans ma cité », Djamila continue de porter les griefs d’Air Bel. « Une charge mentale énorme », dont s’inquiète Lisa, bénévole qui l’accompagne au sein du collectif. Car réussir à se faire entendre quand on porte les voix de toute une cité, c’est un travail de longue haleine.

En avril 2018, Jean-Luc Mélenchon, leader de la France Insoumise, est le premier député à rendre visite aux habitants du quartier. Sur sa chaîne YouTube, il cite les bailleurs concernés « pour leur faire honte ». Dans sa main, une bouteille d’eau saumâtre, celle qui coule toujours des robinets d’Air Bel. Djamila, elle, reste méfiante. De droite comme de gauche, les politiques ne lui inspirent pas confiance :

« Quand ils viennent nous voir, ils promettent monts et merveilles. Et une fois qu’ils sont élus, il n’y a plus personne. »

En janvier dernier, elle décline l’invitation de La France Insoumise aux Rencontres Nationales des Quartiers Populaires. À ce moment-là, les mandats électoraux arrivent à leur terme et les représentants défilent, raconte-t-elle. « Les habitants d’Air Bel, eux, restent et refusent qu’on instrumentalise leurs griefs. »

Dans la cité, être entendu par les autorités relève toujours d’un combat. Fin janvier, le collectif Air Bel arrachait à l’ANRU (Agence nationale pour la rénovation urbaine) une révision du projet de renouvellement urbain de la cité. Au cœur des préoccupations notamment, la construction d’une route qui couperait le quartier en deux. « On est toujours mis à l’écart malgré notre volonté d’avancer. Nous, c’est notre rêve d’améliorer notre cité. Il faut nous inclure dans les projets. » Ses combats, Djamila « les porte avec le cœur ». Une promesse en connaissance de cause : après trois opérations en un mois seulement, on vient de lui poser un deuxième stent coronaire, un minuscule tube métallique qui maintient l’artère ouverte pour prévenir les infarctus. Pudique, elle n’en dira pas plus. « Aujourd’hui, je me rétablis. Mais il faut finir le travail qu’on a commencé pour notre beau quartier. »