À Briançon, les demandeurs d’asile qui tentent de traverser la frontière par la montagne ont reçu illégalement des dizaines d'OQTF. Si elles ont pu être annulées par la justice, les associations dénoncent l'irrégularité des contrôles à la frontière.
Des éclats de voix résonnent en anglais, en russe ou en allemand. En ce 19 janvier, la pluie qui tombe abondamment à 1.300 mètres d’altitude ne dissuade pas les touristes à déambuler dans la Grande Rue du vieux Briançon (05). La quiétude règne dans cette sous-préfecture des Hautes-Alpes de 12.000 habitants, bastion historique redessiné par Vauban. Le calme tranche avec l’agitation policière de l’automne 2023, visant à refouler coûte que coûte les personnes exilées vers l’Italie voisine, ou même à chercher à les expulser vers leur pays d’origine, par des procédures illégales.
D’août à octobre 2023, la route de migration via Briançon a été très empruntée, tandis que les personnes exilées arrivaient en Europe par milliers sur l’île italienne de Lampedusa. « Jusqu’à plus de 100 personnes par nuit. Une fois, elles étaient 171 », se souvient Emma Lawrence, qui travaille à l’accueil du Refuge solidaire, lieu d’accueil associatif. Fin août, plus de 300 personnes logeaient entre ses murs, pour une jauge de 65 personnes. Déclarant ne plus pouvoir assurer la sécurité, le conseil d’administration du Refuge solidaire décidait alors d’évacuer le site. Dans ce contexte de forte affluence, la préfecture a engagé ses agents de police à réaliser des contrôles au faciès aux abords de la gare et dans la ville, dénoncés par l’avocat Fayçal Kalaf :
« Des contrôles discriminatoires sur des logiques liées à l’apparence physique et donc sur la couleur de peau, ce qui est illégal. »
À l'accueil du Refuge solidaire, le lieu de premier accueil associatif, 100 personnes arrivent chaque nuit. « Une fois, elles étaient 171 », se souvient Emma Lawrence qui y travaille. Fin août, jusqu'à 300 personnes logeaient entre ses murs, pour une jauge de 65 personnes. / Crédits : Pierre Isnard-Dupuy
Des obligations de quitter le territoire illégales
À l’issue de ces contrôles, plusieurs dizaines de personnes ont été retenues au commissariat de Briançon dans les cellules. Parfois plus de 12 heures – sur un total de 24 possibles pour ce genre de retenues administratives –, pour « vérification du droit au séjour ». La plupart des gens ont ensuite reçu des obligations de quitter le territoire français (OQTF) sans délai. Cette mesure est pourtant illégale car contraire au droit des personnes, qui ne disposent pas de temps pour s’y opposer juridiquement.
Tant pis pour le droit de ces migrants. Après l’OQTF, ces derniers ont souvent été conduits en centre de rétention administratif (Cra) à Marseille (13). Une dizaine ont même été emmenés jusqu’à celui de Toulouse (31), à 600 kilomètres de là. 18 de ces procédures d’expulsion contre 15 Soudanais, deux Marocains et un Ivoirien, engagées entre le 22 septembre et le 18 octobre, ont été annulées par le tribunal administratif de Marseille. Celui de Toulouse en a fait de même pour les personnes placées dans le Cra local, principalement de nationalité soudanaise. Il a rappelé à l’État que les personnes visées ont exprimé leur souhait de demander l’asile en France auprès des policiers.
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Les agents auraient dû faire part de la requête aux autorités administratives chargées de l’examen des demandes d’asile. La retenue aurait d’ailleurs dû être stoppée dès que les exilés ont exposé leur demande d’asile et ils n’y aurait pas dû ensuite avoir d’OQTF et de placement en Cra.« L’autorité de police est tenue de transmettre au préfet compétent une demande d’asile formulée par un étranger à l’occasion de son interpellation », précise le TA de Marseille. La préfecture n’avait ni transmis de mémoire en défense, ni dépêché de représentant aux audiences. Contactée, elle n’a pas donné suite aux interrogations de StreetPress. Sollicitée également par Le Dauphiné Libéré, elle a répondu succinctement au quotidien, avoir « pris acte de la décision du tribunal administratif de Marseille ».
La quiétude règne dans cette sous-préfecture des Hautes-Alpes de 12.000 habitants, bastion historique redessiné par Vauban. Le calme tranche avec l'agitation policière de l'automne 2023, visant à refouler coûte que coûte les personnes exilées vers l'Italie voisine. / Crédits : Pierre Isnard-Dupuy
Des illégalités qui sont légion
Les illégalités vis-à-vis du droit d’asile sont légion à la frontière, plus haut en altitude, aux alentours des cols de Montgenèvre (05) et de l’Échelle. Les agents de la police aux frontières (Paf) assistés d’autres forces de gendarmerie et de police, ainsi que des militaires de l’opération Sentinelle, procèdent à des refoulements systématiques vers l’Italie, lors de procédures de « refus d’entrée sur le territoire ». Le contrôle de cette frontière est reconduit de manière dérogatoire tous les six mois depuis les attentats de Paris de novembre 2015, au prétexte de l’antiterrorisme. Le 21 septembre 2023, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), saisie par une dizaine d’associations françaises via le Conseil d’État, a même rappelé l’irrégularité des refoulements immédiats et systématiques aux frontières à l’intérieur de l’espace Schengen.
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Malgré l’arrêt de la CJUE, les demandes d’asiles ont continué d’être ignorées par la Paf depuis son chalet poste-frontière de Montgenèvre. Dans une décision rendue le 2 février, le Conseil d’État a validé les principes rappelés par la juridiction européenne. « Le Conseil d’État confirme que les forces de l’ordre ne peuvent pas faire de refus d’entrée en toutes circonstances », ce qui « devrait mettre un terme à leurs pratiques illégales », affirme Laure Palun de l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé).
La préfecture justifie le refoulement des demandeurs d’asile sur la base du règlement européen dit de Dublin, selon lequel la demande d’asile doit être étudiée par le premier pays d’arrivée en Europe. Mais, « il n’appartient pas aux services de la Paf de décider de l’application ou non de cette procédure », explique l’Anafé dans un rapport :
« Seuls l’Office français pour la protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) et le service asile du ministère de l’Intérieur ont ce pouvoir. »
Dans un autre rapport, l’association locale Tous Migrants rappelle une décision du Conseil d’État prise le 8 juillet 2020 à propos du refus d’enregistrer une demande d’asile à la frontière, qui pointe « une atteinte grave et manifestement illégale au droit d’asile, qui constitue une liberté fondamentale ». Tous Migrants plaide sans cesse que les demandeurs d’asile devraient pouvoir prendre le bus depuis la gare d’Oulx en Italie, jusqu’au poste-frontière, comme n’importe quel touriste ou habitant de la région, plutôt que de risquer leur vie dans la montagne.
Les illégalités vis-à-vis du droit d'asile sont légion à la frontière, plus haut en altitude, aux alentours des cols de Montgenèvre (05) et de l’Échelle. / Crédits : Pierre Isnard-Dupuy
Au moins trois morts depuis l’été 2023
Depuis 2016, entre 20.000 et 30.000 personnes exilées ont transité par le Briançonnais selon les associations qui leur viennent en aide. Depuis l’Italie, elles empruntent à pied des chemins risqués en haute montagne. Elles cherchent ainsi à contourner ces contrôles de police et de gendarmerie. Les associations dénoncent une « militarisation » de la frontière responsable d’une « mise en danger ».
Les blessures et gelures sont fréquentes. Au moins dix personnes sont décédées dans ces montagnes depuis 2018, dont trois en 2023. Le 7 août dernier, un vététiste découvrait le corps d’un Guinéen au-dessus de Montgenèvre. Mi-octobre, un autre jeune homme s’est noyé dans la rivière Cerveyrette. Et le 29 octobre, Yusef, un jeune Tchadien, a fait une chute de plusieurs dizaines de mètres depuis une barre rocheuse dans la Durance, aux portes de Briançon.
Le pont d'Asfeld traverse la Durance. Le 29 octobre dernier, Yusef, un jeune Tchadien, a fait une chute de plusieurs dizaines de mètres depuis une barre rocheuse dans la Durance, aux portes de Briançon. / Crédits : Pierre Isnard-Dupuy
Malgré la décision de la Cour de justice européenne, le ministère de l’Intérieur a surenchéri dès le 22 septembre en communiquant sur son recours à des effectifs supplémentaires : de 500 à 700 pour l’ensemble de la frontière franco-italienne. L’investissement dans des moyens techniques de surveillance comme des drones a été également annoncé. « L’objectif, c’est d’étanchéifier complètement la frontière », a affirmé le préfet Dominique Dufour à propos de cette zone pourtant ouverte au tourisme, traversée de chemins de randonnée, d’un golf international l’été et de pistes de ski transfrontalières l’hiver.
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