Les Haïtiens ne viennent plus seulement en Guadeloupe pour des raisons économiques, mais pour fuir l’extrême violence imposée par les gangs. La France maintient les renvois d’Haïtiens, malgré les appels répétés de l’ONU et d’ONG.
Guadeloupe (971) – Lucas (1) a quasiment tout perdu. En Haïti, l’homme de 28 ans a vu la maison de ses parents être incendiée par un gang de Port-au-Prince. Le groupe Gran Ravine, qui contrôle le quartier Carrefour-Feuilles, a fait fuir des milliers de résidents. « Le chef de ce gang, Ti Lapli, est très connu, même à l’international. Les gens en ont vraiment peur. Dans cette zone, la population est à la rue. » Lucas vivait un peu plus loin en ville avec sa tante, le temps de ses études d’informatique. Elle a été enlevée par un autre gang, le 400 mawozo, qui a demandé une rançon. La commerçante a été froidement assassinée, la famille n’ayant pas les moyens de payer la somme. Lucas a ensuite été ciblé :
« Avec le commerce de ma tante, le gang pensait qu’on était riche. Je recevais des appels de menaces, on me réclamait l’argent. Je ne pouvais plus rester. »
Au téléphone, l’exilé raconte son histoire dans un calme déconcertant. Il arrive en France en 2019, pour tenter sa chance dans l’île sœur de l’arc antillais. Sans trop de mal, il enchaîne les jobs de charpentier ou de peintre au noir, avant d’être arrêté après un contrôle d’identité. Il est retenu au centre de rétention administrative (Cra) des Abymes de Guadeloupe, où il a reçu sa date d’obligation de quitter le territoire (OQTF). Lucas commente :
« En Guadeloupe, je suis exploité dans le travail et stressé par les contrôles. On ne nous aide pas. »
L’ONG Human Right Watch s’inquiète depuis plusieurs années du renvoi des Haïtiens « alors que le pays connaît une telle détérioration de la sécurité et un risque si élevé d’atteinte à la vie et à l’intégrité physique des personnes », a déclaré César Muñoz, chercheur senior auprès de la division Amériques de l’organisation, en 2022. Les Haïtiens ne débarquent plus pour des raisons économiques, mais pour fuir une crise multiforme : politique, sociale, économique et humanitaire. À plusieurs reprises, l’Organisation des Nations Unies (ONU) a exhorté les États de la région – la France, mais aussi les États-Unis, la République Dominicaine, les Bahamas, etc – à suspendre les renvois forcés des Haïtiens. En Guadeloupe, malgré une certaine tolérance, les expulsions continuent.
Lucas (1) est retenu au Cra des Abymes de Guadeloupe. / Crédits : Bénédicte Jourdier
Un droit d’asile impossible
Sander a quitté Haïti il y a cinq ans. Lucide sur sa situation irrégulière, il explique qu’il n’avait pas d’autres choix que de fuir un pays devenu « invivable ». L’homme de 40 ans habitait la commune de Croix-des-Bouquets, dans l’ouest du pays :
« Dans ce département, les gangs sont partout. On ne s’autorise même pas à discuter avec eux. Ils fument, ils boivent, ils ont des armes lourdes et ils rackettent. »
Sander a quitté Haïti en 2019. Lucide sur sa situation irrégulière, il explique qu’il n’avait pas d’autres choix que de fuir un pays devenu « invivable ». / Crédits : Bénédicte Jourdier
Dans un français hésitant, il explique avoir mis sa famille à l’abri dans sa région natale, la Gonâve, une île située à 80 km au large de Port-au-Prince. Il est ensuite parti seul pour la Guadeloupe. Ici, il se déplace en bus pour éviter les contrôles, fait des petits boulots de maçonnerie ou de jardinage pour manger et payer son loyer, non sans difficulté. Sander occupe une petite dépendance à l’arrière d’une maison, qu’il loue à un Guadeloupéen autour de 450 euros. Le reste de son argent, il l’envoie à ses proches. Tous les soirs, en visio, il assiste au coucher de ses enfants, quand sa femme a assez d’argent pour payer la charge de son téléphone. Leur maison n’est pas raccordée à l’électricité.
Sander occupe une petite dépendance à l’arrière d’une maison, qu’il loue à un Guadeloupéen autour de 450 euros. / Crédits : Bénédicte Jourdier
Sa vie, Sander l’espère évidemment autrement. Le père de famille est en colère contre son gouvernement. Contre les gens malintentionnés de son pays aussi. Avec beaucoup d’humilité, il espère obtenir un titre de séjour pour travailler légalement en Guadeloupe et « assumer son rôle de chef de famille », dit-il. Selon Vérité Djimi, avocate engagée pour la reconnaissance des droits des étrangers, le droit d’asile est très peu octroyé en Guadeloupe. Cette année, seul un Haïtien aurait obtenu une protection subsidiaire exceptionnelle au Cra des Abymes (2), qui lui donne le droit à un titre de séjour de quatre ans maximum. L’homme est arrivé en France en mars 2023 après avoir été agressé deux fois par les gangs en sortant de son travail à la Croix-des-Bouquets, une commune à l’Ouest d’Haïti.
Sander se déplace en bus pour éviter les contrôles, fait des petits boulots de maçonnerie ou de jardinage pour manger et payer son loyer. / Crédits : Bénédicte Jourdier
« La préfecture pourrait ordonner moins d’OQTF »
« Avant, les Haïtiens se soumettaient plus volontiers à la loi », explique Raphaëlle David, accompagnatrice juridique au sein de la Cimade, une association d’aide aux migrants. « Depuis les affrontements entre gangs, qui visent aussi les civils, ils refusent de retourner dans leur pays et se cachent. » À compter de janvier 2022, 236 Haïtiens auraient été enfermés au Cra de Guadeloupe et 60 auraient été expulsés vers Haïti, selon l’association d’aide aux migrants de Guadeloupe. Plus largement, l’Organisation internationale pour la migration a identifié plus de 60.000 retours de ressortissants haïtiens en juin 2023. Et pourtant, comme le rappelaient les Nations unies en septembre dernier, « la violence des gangs est devenue encore plus intense et plus brutale depuis un an ». Le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, décrit les viols utilisés comme arme de terreur, les snipers sur les toits, des personnes brûlées vives et la prolifération de groupes d’auto-défense.
À compter de janvier 2022, 236 Haïtiens auraient été enfermés au Cra de Guadeloupe et 60 auraient été expulsés vers Haïti. / Crédits : Bénédicte Jourdier
« La préfecture pourrait ordonner moins d’obligations de quitter le territoire », commente Raphaëlle David de la Cimade. Depuis 2019 et son arrivée sur l’île, elle se sent parfois découragée par la politique migratoire :
« La préfecture pourrait, en tout cas, mieux examiner les craintes des personnes. La préfecture a l’obligation de motiver sa décision. Ce qu’elle ne fait pas. »
En attendant, la situation des Haïtiens en Guadeloupe reste précaire. La grande majorité travaille dans le BTP, dans la culture de bananes ou de cannes à sucre. Reste encore le travail de nuit, comme la garde de personnes âgées. Des jobs délaissés par les Guadeloupéens, pour lesquels ils sont le plus souvent payés au noir et exploités.
L’Organisation internationale pour la migration a identifié plus de 60.000 retours de ressortissants haïtiens en juin 2023. / Crédits : Bénédicte Jourdier
60% des retenus sont Haïtiens
Le 30 octobre 2023, StreetPress a pu suivre le député socialiste de la 2ème circonscription de Guadeloupe, Christian Baptiste, dans sa visite du centre de rétention administrative des Abymes. Dans ce lieu de privation de liberté d’une capacité maximale de 40 places, Haïti est la nationalité la plus représentée : 60% des retenus. Ce jour-là, ils sont une petite dizaine. Plusieurs hommes sont allongés sur des matelas posés au sol, dans la salle commune. La directrice du centre, Thérèse Charpentier, se justifie : « C’est la seule pièce climatisée, on les autorise à réaménager leur espace le temps de la journée ». En présence du député et de la directrice du centre, les retenus se disent bien traités. L’un d’entre eux profite de cette visite pour montrer ses justificatifs de domicile en Guadeloupe et préciser sa demande de titre de séjour. Un autre explique ses démarches en cours avec son avocat qu’il ne peut plus payer, faute de ressources.
Le 30 octobre 2023, StreetPress a pu suivre le député socialiste de la 2ème circonscription de Guadeloupe, Christian Baptiste, dans sa visite du Cra des Abymes. / Crédits : Bénédicte Jourdier
« Seuls les Haïtiens qui ont commis une infraction ou un trouble à l’ordre public arrivent au Cra », assure la directrice, Thérèse Charpentier. Les autres ne seraient que assignés, explique-t-elle. C’est-à-dire qu’ils reçoivent une OQTF avec un délai pour organiser leur propre départ. Une déclaration que réfute la Cimade Guadeloupe :
« Des Haïtiens sont placés sans infraction. Et quand bien même ce serait vrai, les infractions commises étaient quasi systématiquement l’absence de permis de conduire français. »
Lucas a été retenu suite à un contrôle d’identité en octobre 2023. « On m’a traité comme un voleur. Le policier était violent et m’a menotté les bras derrière le dos. » Il a été expulsé avant la fin de cet article, le 9 octobre dernier. « J’avais préparé mon plan B : les États-Unis. » Avant de monter dans l’avion, avec son téléphone, l’homme de 28 ans a acheté un billet d’avion pour le Nicaragua. Il s’est ensuite rendu au Mexique en bus, en passant par le Honduras et le Guatemala. Depuis son arrivée à Mexico, Lucas est plus serein. Il a toutefois tenu à modifier son prénom pour ne pas mettre en difficulté ses proches restés en Haïti et les exposer à de possibles chantages, notamment son père. Les deux hommes n’ont pas pu se voir lors de son escale au pays. Toujours pour les mêmes raisons : les gangs, les menaces et l’insécurité.
La préfecture de Guadeloupe, comme le ministère de l’Intérieur, n’ont pas souhaité répondre à nos questions.
(1) Le prénom a été modifié.
(2) Edit du 25/11/23 : pour éviter toute confusion, nous avons ajouter des informations de contexte.
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