Depuis 2016, Romain coordonne l’association United Migrants. Depuis 2020, il a ouvert trois squats géants qui permettent de loger plus de 900 exilés dans des conditions qui restent précaires. Portrait.
Squat de Vitry-sur-Seine (94) – « La plupart des gens n’ont pas de travail », explique Sheikhou, 40 ans, « ils attendent leurs papiers ». Lui par contre, n’arrête jamais. C’est le délégué-référent de l’immense squat de Vitry où vivent 400 personnes. Son quotidien consiste à passer des coups de fil, faire de la compta, quand il n’est pas en train de réparer les sanitaires ou de régler des histoires entre les habitants. Dans sa chambre qui fait office de salle de bain et de cuisine, beaucoup d’habitants viennent lui rendre visite. Ce mercredi après-midi, deux ados de 11 ans toquent à sa porte : « Sheikhou, j’ai faim ! », lui lance le premier. « C’est le restaurant ici ! », plaisante le second jeune. « Revenez plus tard, je suis occupé », leur répond Sheikhou, à la manière d’un père ou d’un oncle. Ici, le délégué est un des seuls à avoir sa chambre personnelle. C’est lui qui cuisine pour tout le monde, achète des canettes de soda qu’il met dans son frigo et qu’il distribue.
Ce squat a été ouvert par Romain Prunier. Officiellement trésorier de l’association United Migrants, mais surtout principal coordinateur de la structure. Au commencement, en 2016, United Migrants « venait à la rencontre des exilés à la rue », commence Romain, dans son bureau situé dans la cité Python à porte de Bagnolet, dans le XXe arrondissement de Paris. « On faisait des distributions alimentaires, on informait les gens sur leurs droits », poursuit le trentenaire brun aux yeux bleus, habillé d’un t-shirt Quechua.
En 2020, l’asso prend un autre tournant : « Il y avait trop de personnes qui venaient à la permanence, il fallait les loger. » La même année, Romain ouvre avec d’autres militants son premier squat géant surnommé Unibéton, à Saint-Denis (93) dans un ancien bâtiment industriel de la ville. Avant l’expulsion de ce dernier, le 26 avril 2023, plus de 400 personnes y vivaient. Une partie de ces familles a été relogée, mais peu de temps après, plus de la moitié d’entre elles se sont retrouvées à la rue ou en logements très précaires, selon l’association Watizat.
Depuis 2020, Romain Prunier a ouvert trois squats géants. / Crédits : Elisa Verbeke
United Migrants
Depuis, deux autres squats géants ont été ouverts par Romain. Celui de Vitry, dans d’anciens bureaux, et un autre à Thiais (94), dans une ancienne maison de retraite. Ceux qui y vivent « dormaient dans la rue, chez des amis de façon temporaire ou chez des marchands de sommeil », explique Romain. « Avec les squats qu’on a ouverts, ce sont 900 personnes qui ne sont pas à la rue », poursuit-il de sa voix douce à l’accent du sud-est de la France.
Dans la salle d’attente des locaux de l’asso, des personnes patientent pour rencontrer Romain. Tous passeront individuellement une quarantaine de minutes avec lui, pendant lesquelles ce dernier leur expliquera leurs droits, les démarches qu’il doivent entreprendre, les informeront sur les places disponibles ou non en squat… Bref, leur apporte un suivi. Et ils sont nombreux : depuis 2020, année où l’asso à décollé, ils sont 2.400 adhérents, « dont 1.000 qui ont renouvelé leur adhésion cette année », affirme le trésorier. La plupart sont des primo-arrivants de l’Ouest de l’Afrique et des pays du Sahel.
Depuis 2020, l'association compte 2.400 adhérents. / Crédits : Elisa Verbeke
De retour à Vitry, au rez-de-chaussée, une vingtaine d’enfants jouent dans une pièce d’à peine 30 mètres carrés, équipée de matelas et d’une cuisinière. C’est là qu’ils vivent avec leurs quatre mamans. Ils s’amusent et rient. Ils parlent un très bon français : ils sont scolarisés dans l’école du coin.
À côté, dans le couloir, toutes les autres chambres sont occupées. « On est six dans la mienne », raconte Tahir (1), présent depuis l’ouverture des lieux, il y a deux ans. Il montre les quatre matelas posés à même le sol, dans une pièce de moins de 15m2, avec pour seule vue une fenêtre donnant sur le hall du bâtiment. Des hommes discutent, ils sont originaires du Soudan et du Tchad comme la grande majorité des habitants du lieu. Avant, Tahir vivait dans la rue, à Porte de la Chapelle. C’est là qu’il a rencontré Romain Prunier et l’association United Migrants.
Comment ouvrir un squat géant ?
Pour loger autant de personnes dans des bâtiments désaffectés, Romain mise sur les installations en nombre. Ce fut le cas à Gentilly (94), quand il a tenté d’héberger 400 personnes dans d’anciens bureaux SFR. Dans la nuit de ce samedi 4 septembre 2022, rien ne semble pouvoir perturber le calme de la banlieue calme du sud de Paris. Pourtant, sous les pieds des riverains endormis, des centaines d’exilés s’apprêtent à occuper le bâtiment. Une habitante filme plusieurs centaines de personnes qui arpentent sa rue.
Marrée humaine a Gentilly mais ou vont ils????? pic.twitter.com/GFult8FnYq
— Nadège (@Nanou_1984) September 3, 2022
Ils seront plus de 400 exilés à s’installer dans les lieux. Mais le projet va vite tomber à l’eau : le dimanche après-midi, la police débarque et tout le monde est expulsé. « Les plus vulnérables ont pu être accueillis en hébergements d’urgence dans trois gymnases de Gentilly, Arcueil et Cachan », écrivait alors France Bleu. Romain est interpellé, sans poursuites. Après l’évacuation, aucune OQTF n’est délivrée. Le trésorier d’United Migrants explique avoir repéré le lieu quelques semaines plus tôt :
« Le samedi, on a envoyé des messages à tous les exilés, en indiquant plusieurs lieux de rendez-vous : “On s’y retrouve”, mais personne ne savait où on allait. »
Rebelote quelques mois plus tard dans le XVe arrondissement. Le vendredi 3 février 2023, Romain tente d’occuper l’ancienne école privée Saint-Anges de 500m2, avec 200 exilés. La police arrive dès le lendemain matin dans le quartier cossu : « Ils étaient très déterminés à évacuer les lieux », raconte le coordinateur. Au bout de 15 minutes, il est placé en garde à vue : « Les policiers m’ont dit : “On vous connaît, vous connaissez le tarif ? Montez dans la voiture.” » Mais pour Romain Prunier, cette expulsion n’est en rien un échec :
« Grâce à l’action, 57 personnes ont été prises en charge, dont 28 femmes et huit enfants. »
Pour mener à bien ses missions, Romain fait le tour des lieux plusieurs jours à l’avance et alterne entre deux méthodes : « On est présent à l’avance, pendant trois jours, en prenant des photos de gens qui s’installent dans le bâtiment, pour prouver qu’on habite ici. Quand ce n’est pas possible comme à Gentilly, on arrive très nombreux et on ouvre la porte », explique-t-il. Il trouve les lieux lui-même ou est contacté par des connaissances qui lui signalent des bâtiments vides.
Pour loger autant de personnes dans des bâtiments désaffectés, Romain mise sur les installations en nombre. / Crédits : Elisa Verbeke
Après l’expulsion d’Unibéton le 26 avril, Romain a d’ailleurs essayé d’investir un château abandonné en Seine-et-Marne le sur-lendemain soir, avec 250 exilés. Mais le lieu se serait révélé trop insalubre et la police a interrompu l’installation. C’est Christian Bouvier, le maire de la commune voisine Mortcerf, qui a ouvert les portes de la salle communale pour que les exilés puissent y passer la nuit. L’édile du village reproche à Romain ses méthodes :
« J’ai trouvé ça un peu léger de faire déplacer 200 personnes dont deux femmes enceintes et des bébés, sans être sûr que c’est habitable. »
Un avis partagé par Yann Manzi, le cofondateur d’Utopia 56 : « Il y a un réel bon boulot de suivi sur les squats de Romain. Mais sur l’ouverture et les actions, c’est n’importe quoi », commence l’associatif. « [Chez Utopia 56,] on essaie de penser à ce qu’il va se passer, au matériel déjà prêt et on reste en soutien des familles. Lui aussi reste en soutien, mais sans l’organisation qui va autour : des gens se retrouvent sans rien dans des lieux sordides, et ça met beaucoup de monde en difficulté dans un délai très court », critique-t-il.
Autogestion de squat
Côté gestion, le trésorier d’United Migrants a fait le pari de l’autonomie et de l’autogestion. Ses squats sont coordonnés par des délégués-référents, eux-mêmes habitants des lieux comme Sheikhou du squat de Vitry. Mais le trésorier et d’autres assos restent toujours dans les parages : « Dans les squats, il y a un suivi juridique et un accompagnement pour les habitants. Ça permet de répondre à leurs besoins, de récupérer du matériel, d’établir des contrats d’eau et d’électricité », détaille Romain. Lui et « Médecins sans frontières viennent chaque semaine », confirme d’ailleurs Sheikhou, le délégué référent de Vitry.
Ce fonctionnement, c’est la clé pour Romain : « C’est pour ça que ça marche. Ce sont des exilés volontaires pour l’association, et ce sont des personnes de confiance sur place en tant que relais pour organiser, coordonner, informer. C’est ce qui fait qu’un lieu va être bien géré. Et puis, ça rend le bouche-à-oreille plus efficace et permet à de nouveaux exilés d’être logés ! » Pour Yann Manzi d’Utopia 56, c’est un peu plus compliqué. « Ce n’est pas simple quand on n’a pas de gestion associative. Des bonnes choses se passent mais il y en a aussi bien de mauvaises. Et derrière, s’il se passe un drame, on [les associatifs] est responsables. Pas forcément juridiquement mais moralement », explique-t-il tout en nuançant que « les squats de Romain sont, eux, plutôt bien gérés ».
/ Crédits : Elisa Verbeke
Romain lui, se veut anti-colonialiste : « Ce sont les habitants les premiers concernés. » C’est donc à eux de s’organiser, juge l’ancien militant du NPA. « Ce fut des peuples à une époque colonisés. Maintenant ils sont autonomes et n’ont pas besoin de gens extérieurs au quotidien. Mais, il faut quand même que ce soit organisé avec un regard extérieur pour éviter le vase clos et les problèmes que cela peut engendrer », admet le trésorier.
C’est ce qu’a d’ailleurs décidé Faris, qui gérait Unibéton à l’Ile-Saint-Denis. Il ne travaille plus avec Romain Prunier et United Migrants, ainsi que les autres associations telles que Wilson ou Utopia 56 qui venaient faire des distributions alimentaires. « Les réfugiés sont devenus un jeu de cartes auprès des associations. Chacun les utilise comme il veut » raconte celui qui a monté, avec d’autres habitants du squat, le collectif Réfugiés Autonomes :
« On a arrêté car les réfugiés sont d’abord des humains qu’il faut respecter. On veut juste les mettre à l’abri et qu’ils aient une vie meilleure. Et le reste c’est à eux de se débrouiller et de se battre. »
Et Yann Manzi de rappeler : « Il ne faut pas tout mélanger. Tout le monde doit se battre, mais il y a énormément de risques en plus pour les sans-papiers. »
Controverse
Il arrive que l’autogestion et le besoin d’argent poussent Romain à accepter des situations un peu bancales. De retour au squat de Vitry, Ben, 24 ans, habitant des lieux et étudiant en troisième année de droit-gestion raconte : « C’est pas une vie ici. » Dans la cour – seul espace dédié à la communauté –, des hommes font la lessive avec un tuyau d’eau froide, d’autres jouent au foot. Au bout, un camp de Roms est installé.
Pourtant, c’est ici qu’en septembre 2021 a eu lieu une rave party, rassemblant des centaines de teufeurs jusqu’à six heures du matin. Romain justifiait alors au Parisien : « Après une visite du site, j’ai proposé aux organisateurs de la rave de demander aux délégués des habitants s’ils acceptaient d’accueillir leur événement ». Un accord est conclu : « En contrepartie de 5.000 euros, le collectif pouvait y accueillir les participants pour une fête de 24 heures ». C’est la police qui vient interrompre la fête à l’aube. Sur les réseaux sociaux, des participants se disent outrés de ce lieu de soirée, quand ils ont constaté qu’au lever du jour des enfants les observaient.
C’est ici, dans la cour du squat, qu’en septembre 2021 a eu lieu une rave party, rassemblant des centaines de teufeurs jusqu’à six heures du matin. / Crédits : Elisa Verbeke
Selon Sheikhou, le délégué référent du squat de Vitry, les habitants ne l’auraient pas mal vécu. « Il n’y a que rarement des fêtes. Ça change. » Pour Romain, « c’était une erreur. » D’abord en termes d’image, mal contrôlée. Puis surtout avec les risques d’expulsion, « qui, heureusement, n’ont pas eu lieu pour le site. » Mais, dans le fond, il certifie que « les habitants n’ont pas été dérangés par la rave. Et ça a permis d’avoir de l’argent – 2.000 euros sur les 5.000 promis – pour installer de nouvelles douches. »
Yann Manzi l’admet : « Romain fait des choses bien, même si ce n’est pas toujours dans les règles de l’art. […] Mais sans lui jeter la pierre, c’est quelqu’un qui fait. » Le cofondateur d’Utopia 56 finit : « Romain est plutôt dans une démarche de créer des lieux d’habitation pérenne, ce qui peut s’entendre vu ce qu’on propose aujourd’hui : des 115 de merde et des solutions indignes où on met tout le monde à la rue. Et c’est tout à son honneur. »
Réponse au non-accueil
« Ça ne devrait pas être notre rôle de réquisitionner ces bâtiments, mais celui de l’État en lien avec les préfectures et les régions », tranche finalement le trésorier. « On est contraints de prendre des initiatives. » United Migrant précise rester précautionneux sur la nature des bâtiments qu’ils occupent ou souhaitent occuper :
« Le but dans nos démarches est de pénétrer des lieux qui n’ont pas d’utilité sociale, ou publique. On ne va jamais aller dans les résidences secondaires de particuliers. »
Pour Loïc, coordinateur dans une association de défense des exilés (2) qui travaille avec Romain au squat de Thiais : « C’est compliqué de mettre en place des squats. Notre ennemi premier : c’est l’État et la politique de non-accueil et de non-hébergement. » Il admet que perdure cette grande question : « Vaut-il mieux laisser les gens dans la rue ou en faire un accueil sans eau et sans électricité ? » Selon lui, il n’y pas de réponse à cette question, mais, « à partir du moment où les gens exilés sont au courant de tout ce que ça implique, c’est leur décision ».
En tout cas, Romain Prunier ne compte pas s’arrêter là. À l’avenir, il espère structurer davantage l’accès au droit en organisant plus de permanences. Son but : que les « pouvoirs publics comprennent qu’avoir des gens dans des bâtiments vides plutôt qu’à la rue est un moindre mal. » Selon lui, « il faut à terme un hébergement pour tous, mais jusqu’à là, on a besoin de solutions transitoires. Des squats bien gérés avec des associations qui assurent une solution pour que personne ne soit à la rue. »
(1) Le prénom a été changé.
(2) Edit le 23/05/23 : le nom de l’association a été enlevé.
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