En 2005, les Drahi annoncent aux services fiscaux leur rupture. Depuis, chacun a son domicile et sa fiche d'impôt. Mais le fisc genevois flaire l’arnaque et leur réclame 7,5 milliards d'impôts et autres pénalités. La procédure est toujours en cours.
Patrick Drahi est un cœur à prendre. Il s’est séparé de son épouse Lina en 2005, sans pour autant divorcer. Un arrangement qui ne regarderait qu’eux s’il n’avait aucune incidence sur le montant des impôts que le couple doit à la Suisse, où il réside officiellement.
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Patrick Drahi est un homme d’affaires puissant. 11e fortune française bien que domicilié en Suisse, il est à la tête du groupe Altice. Un empire tentaculaire qui réunit notamment des entreprises de télécom (SFR, Cablevision…), des médias (BFM TV, RMC…) ou de commerce d’art (Sotheby’s)…
Courant août 2022, le groupe de hackers russes Hive a mis en ligne dans un recoin caché d’Internet des centaines de milliers de documents piratés à Altice après avoir échoué à faire chanter l’homme d’affaires. Reflets, Blast et StreetPress se sont associés pour explorer ces leaks.
Les documents mettent en lumière un groupe industriel complexe, implanté dans des pays très souples en matière fiscale et très endetté. Ils donnent incidemment à voir le train de vie faramineux d’une famille aussi discrète que riche. Bien loin de la fin de l’abondance annoncée par Emmanuel Macron.
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Retour en arrière : au mitan des années 2000, le couple bat de l’aile au point de se séparer. C’est en tout cas ce qu’il affirme aux services fiscaux helvètes. Le 16 septembre 2005, les Drahi officialisent l’affaire par la signature d’un « contrat de séparation de biens (…) en vue de la procédure de divorce qui sera prochainement introduite ». Madame conserve la maison de Cologny, une banlieue huppée de Genève où leurs enfants sont scolarisés. Monsieur, lui, déménage à Rolle, riante bourgade située dans le canton voisin de Vaud, où il vient justement – quel hasard – d’obtenir un arrangement fiscal des plus intéressants.
En Suisse, le taux d’imposition n’est pas le même sur tout le territoire. À Rolle, Patrick Drahi va bénéficier d’un « forfait fiscal » calculé sur la base de son train de vie, et non de ses revenus ou de son capital. Ses dépenses sont à l’époque estimées par l’administration helvète à deux millions de francs par an. Ce qui lui vaudrait, selon une excellente enquête de nos confrères du média Heidi news, une taxation annuelle de 800.000 francs suisses, à la seule condition qu’il n’exerce aucune activité lucrative dans le pays. Une paille pour Patrick Drahi.
En 2011, l’homme d’affaires déménage à nouveau. Il quitte les bords du lac Léman pour s’installer à la montagne. Il s’achète sept chalets à Zermatt, une station de ski située dans le canton du Valais qui, en plus d’offrir une vue imprenable sur le mont Cervin, lui propose un nouveau « forfait fiscal » encore plus avantageux.
Voilà pour la version officielle. Sauf que l’administration fiscale genevoise n’est pas vraiment convaincue. Comme l’ont révélé nos confrères d’Heidi News, elle soupçonne le couple d’avoir raconté une fable pour échapper aux impôts. Si Patrick Drahi est toujours en couple avec Lina Drahi, monsieur doit lui aussi être imposé dans le canton de Genève où madame réside.
Le fisc ouvre une première enquête sur la période 2009-2016, avant de l’étendre jusqu’à 2019. Les fonctionnaires montent un épais dossier (198 pages) visant à démontrer que le couple a simulé sa séparation. Et leur demande de passer à la caisse. L’addition est salée : l’administration réclame presque 7,5 milliards d’euros (7,4 milliards de francs suisses). Il s’agirait pour moitié d’arriéré d’impôts, et pour l’autre moitié, de pénalités. Là, ça pique, même pour un multimilliardaire.
Sans surprise, Patrick Drahi conteste. L’affaire prend un tournant un brin comique : une armée de conseillers encravatés est chargée de convaincre les impôts du célibat du patron. La tâche n’est pas facile car les époux Drahi ont toutes les apparences du couple modèle.
Faux mariage ou fausse rupture ?
Une bataille s’engage. Sur plusieurs photos, Monsieur porte toujours son alliance, relèvent les inspecteurs. Il n’est que « séparé et non divorcé », justifie son équipe. Selon les fonctionnaires, les époux Drahi auraient aussi « renouvelé leurs vœux » en 2013 à la synagogue Beth Yaacov de Genève. Pas tout à fait, explique en retour l’homme d’affaires, qui s’il reconnaît bien une manipulation, assure qu’elle n’est pas celle dénoncée par l’administration : c’est au rabbin qu’il aurait menti, pas aux impôts. Il s’agit, expliquent les Drahi, d’un mariage religieux bidon pour permettre à l’un des enfants de lui-même se marier religieusement.
Il faut aussi expliquer pourquoi en 2016, soit dix ans après la séparation officielle, le couple crée « La Patrick and Lina Drahi foundation ». L’affaire gêne les conseils de l’homme d’affaires. Ils jurent que « cette fondation est gérée exclusivement par M. Drahi, et Mme Drahi n’y tient aucun rôle ». Alors pourquoi y accoler son prénom ? Le clan Drahi tente, sans grande conviction, de dresser un parallèle avec la fondation Bill et Melinda Gates, dirigée par un couple lui aussi séparé. Sauf que le fondateur de Microsoft et son épouse avaient initié le projet bien avant leur rupture. Les conseils, visiblement à court d’arguments, remettent le sujet à plus tard.
Patrick et Lina Drahi présents ensemble en 2015 lors d'une cérémonie au collège et lycée Franco-Israélien de Mikvé-Israël à Holon (Israël), qui porte désormais le nom « Marcel et Lucette Drahi ». /
Crédits : Facebook
Ses avocats vont encore un peu plus devoir se creuser les méninges. Car de nombreux documents tirés des DrahiLeaks permettent de démontrer, sans grande ambiguïté, que Patrick et Lina sont bel et bien un couple. Ils partagent, quand monsieur n’est pas en déplacement, un domicile commun : Lina Drahi apparaît sur les contrats d’assurance et donne son avis sur le choix du cuisinier. C’est ensemble qu’ils partent en vacances. Des manuels de bonnes pratiques à destination du personnel les accompagnent. Ils recensent dans le moindre détail les habitudes de chacun des membres de la famille. Lina Drahi y compris…
Patrick Drahi passe commande pour Lina. /
Crédits : DrahiLeaks
Dans les documents que nous avons consultés, on découvre que Madame ne voyage jamais sans sa charlotte de douche rose et ses chouchous noirs. Elle mange du porridge au petit-déjeuner mais sans lait, pour cause d’intolérance au lactose. Elle boit sa camomille (bio) dans un mug blanc « I love New York »… Sur l’un des documents, il est même précisé qu’elle « aime lire dans le canapé à l’arrière [du jet privé] si son mari travaille sur son ordinateur, ou regarder un film ». Lorsqu’elle se rend à Nevis, la responsable de la « conciergerie » du family office des Drahi lui demande la liste des produits de beauté qu’elle souhaite trouver dans sa salle de bains à l’arrivée. De même, c’est à Nevis, propriété de son mari, que Lina se fait livrer par DHL des ballons en plastique.
Lina Drahi demande à rectifier la liste des produits cosmétiques pour Nevis (Caraïbes). /
Crédits : DrahiLeaks
L’argent en commun
Un vrai petit couple donc qui vit grâce aux business de Monsieur. Comme le notent les conseils des Drahi, « l’imposition séparée suppose l’absence de mise en commun des moyens d’existence des époux, s’agissant notamment des dépenses afférentes à l’appartement et au ménage ; autrement dit, l’assistance d’un époux par l’autre ne se fait plus que sous la forme de subsides d’un montant déterminé ». En clair, à l’exception d’une éventuelle pension alimentaire, les époux séparés ne peuvent se verser de l’argent. « En l’espèce, PDR [Patrick Drahi…] verse une très faible pension (CHF 72.000 par année) à Lina », peut-on lire sur l’un des mails, soit à peine plus de 6.000 euros par mois. Radin, le bougre !
En réalité pas tant que ça. Car en plus d’utiliser le jet privé, le yacht et les différentes demeures familiales, Madame finance son train de vie « grâce à des donations relativement régulières de PDR [Patrick Drahi] ». Trois millions d’euros entre 2012 et 2015, selon les intéressés. Auxquels il faut ajouter, selon nos calculs basés sur des documents tirés des DrahiLeaks, presque 550.000 euros en 2017, quelque 438.000 euros en 2018, puis 1.695 million en 2019 et 695.000 euros en 2020. Soit au total, la modique somme de 6,378 millions d’euros en huit ans. Lina Drahi bénéficie aussi d’une « ligne de crédit » de dix millions d’euros. Une somme prêtée par Patrick Drahi (1) pour « l’entretien de sa maison ».
Avouer sans trop payer
Pour justifier cette générosité envers son ex, Patrick Drahi argue qu’il s’agit de valoriser un bien (la maison de Cologny) dont ses enfants hériteront un jour. Pas très convaincant, jugent à demi-mot ses conseils, qui proposent une pirouette pour s’en sortir à moindres frais : admettre une petite fraude fiscale pour mieux contester la grosse. Le milliardaire pourrait reconnaître que les donations régulières et autres crédits étaient une forme de pension alimentaire qui aurait dû être déclarée comme telle aux impôts, suggèrent ses conseillers fiscaux. L’un d’eux commente :
« Ce qui semble peut-être problématique au premier coup d’œil pourrait en fait être une solution de règlement à proposer à l’AFC-GE [l’administration fiscale cantonale de Genève, NDLR.] (…), ce qui permettrait à l’AFC-GE de “sauver la face” dans le dossier et d’encaisser une somme non négligeable, tout en renonçant à contester le domicile vaudois puis valaisan de PDR [Patrick Drahi]. »
Pour se sortir de ce bourbier à 7,5 milliards d’euros, le clan Drahi envisage en dernier recours une autre ligne de défense : avouer que la rupture est bidon mais que le couple vit et conserve « ses principaux intérêts personnels et économiques » chez Monsieur. Dans ce cas, ce sont les cantons de Vaud puis du Valais qui seraient, s’ils le souhaitent, légitimes pour procéder à un éventuel redressement fiscal. Des administrations bien plus coulantes avec le milliardaire que les méchants inspecteurs genevois. Dans un mail, on peut ainsi lire que « selon [les] derniers contacts », le fisc valaisan a promis de soutenir Drahi « non seulement en temps voulu dans la procédure judiciaire », mais qu’il envisagerait aussi d’essayer « de dissuader » l’administration fiscale cantonale de Genève « de continuer la procédure ». Touchante attention.
Les avocats proposent une pirouette pour s’en sortir à moindre frais : admettre une petite fraude fiscale pour mieux contester la grosse. /
Crédits : DrahiLeaks
Cette dernière stratégie de défense embête le couple. Car elle peut se retourner contre eux si l’administration ne retient de l’aveu que la fausse rupture. Mais aussi parce que « cela reviendrait à admettre [que Lina Drahi] a frauduleusement obtenu la nationalité suisse », s’inquiète l’un de leurs conseillers. Pour demander une carte d’identité helvète, il faut en effet pouvoir justifier de 5 années de résidence consécutives dans un même canton. Or, si Madame a accompagné son mari dans ses déménagements successifs, le compte n’y est pas.
Un des conseillers s'inquiète. Il ne faudrait pas que Lina Drahi perde la nationalité suisse. /
Crédits : DrahiLeaks
Mais rassurons-nous, si on lui retire la nationalité suisse, Lina Drahi ne serait pas pour autant apatride : il lui resterait alors au moins son passeport israélien et celui de Saint-Kitts-et-Nevis – le petit paradis (fiscal) des Drahi.
(1) Par l’intermédiaire de sa société Habima SA.
Illustration de Une réalisée par Caroline Varon
Contactés, Patrick Drahi et Lina Drahi n’ont pas répondu à nos questions
Depuis plusieurs mois maintenant, cinq journalistes aidés d’analystes financiers et de juristes, épluchent les millions de pages des DrahiLeaks. Un travail au long court qui coûte cher et auquel il faut ajouter les frais juridiques : relectures par les avocats des articles et procès.
Pour y faire face, nous avons créé ensemble une cagnotte de soutien. Chaque euro versé servira exclusivement à financer cette investigation, car on n’a pas prévu de s’arrêter là. Rendez-vous dans quelques mois pour de nouvelles révélations.