03/02/2023

« On est épuisés moralement et physiquement »

À Créteil, les gardiens d’immeubles en ont marre

Par Baptiste Villermet

Entre amour de leur métier et lassitude devant la dégradation de leurs conditions de travail, cinq gardiens d’immeubles du parc HLM de Créteil Habitat racontent leur quotidien pour StreetPress.

Le 20 mars, l’inspection du travail a refusé d’autoriser le licenciement du gardien Aziz Elkrout, responsable syndical de Sud Créteil Habitat. Début janvier, plusieurs dizaines de ses collègues avaient manifesté devant le siège de Créteil Habitat après cette décision qu’ils jugeaient inique.

Créteil (94) – Après s’être perdu dans le dédale de couloirs de son bâtiment, Kamel arrive à la porte du local poubelle, devant lequel trône un monticule de détritus. Le quadragénaire commence à ramasser les cartons et les bouts de placo avec des gants pour ne pas se blesser. Désabusé, il énumère : « Les gens jettent tous les jours les poubelles n’importe où par terre dans les parties communes de l’immeuble. Il y a une semaine, on m’a encore cassé le carreau d’entrée. Avant, on respectait les gardiens. Désormais, c’est moins le cas, et c’est encore pire pour les gardiennes »

Une heure plus tard, le grand gaillard à la casquette et la doudoune bleue reçoit un nouvel arrivant. Il remplit avec lui des papiers pour qu’il accède à son nouveau logement au septième étage. Celui qui est gardien depuis une dizaine d’années travaille dans ce bâtiment pour Créteil Habitat depuis 2021 et essaie toujours de faire preuve d’une grande pédagogie :

« Quand je suis arrivé dans l’immeuble, personne ne m’ouvrait la porte de chez eux. Les gens avaient peur, mais, avec le temps, j’ai réussi à instaurer un dialogue et maintenant tout le monde me connaît. »

Un métier pénible

En général, Kamel commence sa journée par l’accueil d’entreprises qui viennent faire des réparations dans le bâtiment. « Ensuite, on attaque le nettoyage et on doit sortir les poubelles », détaille-t-il. Si l’après-midi est l’occasion d’être sur des tâches administratives, comme faire « la paperasse » et les visites d’appartement, Kamel souligne :

« C’est un métier très physique. »

Pour cela, il touche entre 1.100 et 1.200 euros par mois. « Pour gagner plus, je dois faire des astreintes. Je suis obligé de cumuler un deuxième boulot pour subvenir aux besoins de ma famille », lâche-t-il. Et ce alors que le métier peut rapidement conduire à des problèmes de santé. Samira (1), gardienne et au service du bailleur depuis plus de dix ans en a fait les frais :

« Pousser des poubelles, ça m’a bousillé. J’ai fait ça pendant des années et, à présent, je suis bourré d’arthrose. »

De quoi nuancer les propos de Laurent Cathala, maire de Créteil et président de Créteil Habitat. Suite à un conflit social avec les agents, il avait déclaré au Parisien : « Personne ne vous dira qu’il y a une situation particulièrement difficile pour les agents, ça n’existe pas. »

D’après les chiffres d’un rapport interne d’expertise du cabinet Axium, commandité par le CSE, consulté par StreetPress, plus de 79% des personnels de proximité (gardiens d’immeubles et agents d’entretien) de Créteil Habitat sont âgés de plus de 40 ans. Malgré un effectif vieillissant, les charges de travail ne baissent pas, « J’ai été agressé au travail il y a plusieurs années et on a dû m’opérer au pied. Maintenant, je boite et je galère à me déplacer. Je ne peux même plus monter sur une échelle pour changer une ampoule », déclare Leila (1), qui est en train de passer la serpillière en bas de son immeuble. Face au mécontentement des locataires, qui peut être dû à des équipements en panne ou une augmentation du prix de leur loyer, « la première chose qu’ils font, c’est s’énerver contre le gardien », rappelle Kamel.

Une dégradation des relations avec la direction de Créteil Habitat

Histoire de ne rien arranger pour les gardiens de Créteil Habitat, les relations de ces salariés avec l’entreprise se sont fortement dégradées. Après 23 ans d’ancienneté dans l’entreprise, Karine (1) n’oublie pas qu’elle « adore » ce métier grâce « au contact humain et le relationnel ». Mais elle explique qu’il y a eu une rupture avec le bailleur pendant la crise du Covid. « On était présent sur le terrain. Et la direction a versé la prime Macron à une trentaine de salariés et on est nombreux à n’avoir rien eu », fulmine-t-elle au bout du fil. Une assertion confirmée par le rapport Axium, qui indique que cette décision « a été considérée comme injuste par beaucoup de salariés ». Pour Karine, Créteil Habitat « n’allège plus nos tâches sous prétexte que tout est cher aujourd’hui ». La quadragénaire assène :

« Ils ne pensent jamais au bien-être des salariés. C’est nous, les gardiens, qui faisons marcher la boîte. On est épuisés moralement et physiquement. »

Benjamin (1), lui, travaille pour le bailleur dans un autre quartier de la ville depuis plus de deux ans. Il va dans le sens de sa collègue : « On ressent un manque de considération. » Dans son cas précis, il demande une solution d’hébergement qu’il attend depuis plusieurs mois de sa direction, alors que la plupart des gardiens ont un logement de fonction, qui se situe souvent sur leur lieu de travail. « Je ne m’en sors plus financièrement. En gros, je viens au travail et je m’endette. On me balade sans arrêt ». Il continue, la mine défaite : « Créteil Habitat vous dit qu’ils sont là dès que vous en avez besoin. Mais, au final, il ne se passe jamais rien. » Ce trentenaire aux vêtements sombres a une autre galère en tête :

« J’ai demandé un nouvel outil pour nettoyer mon immeuble, on m’a répondu que ça allait être compliqué avec le budget. Mais si on laisse la saleté, on va venir nous dire qu’on fait mal notre travail ».

« On a tous peur »

Le climat s’est encore plus assombri en 2023. Début janvier, plusieurs dizaines de gardiens ont pris part à une manifestation devant le siège de Créteil Habitat en soutien à un collègue gardien d’immeuble suspendu, qui était aussi responsable syndical. L’histoire a glacé les gardiens, qui ont préféré rester anonymes pour éviter toute répercussion. Elle a aussi fini par en désabuser certains. « On a tous peur », souffle Benjamin.

Le Francilien a même pensé à changer de métier. « La représentation que j’en avais quand j’ai commencé en a pris un coup. » « Ce n’est pas un métier d’avenir, il n’y a aucune évolution possible pour nous dans l’entreprise », martèle Leila. Au bout du fil, Karine prend une longue respiration avant de soupirer : « Bien sûr qu’on a peur, si demain la direction nous trouve une faille, ils peuvent nous licencier. Qu’est-ce que je fais moi à bientôt 50 ans ? C’est compliqué de trouver un travail à mon âge ».

(1) Les prénoms ont été modifiés.