11/12/2022

L’audience a lieu du 12 au 14 décembre

Laurent Théron, éborgné : « Envoyer un policier aux assises, c’est déjà une victoire »

Par Christophe-Cécil Garnier

En septembre 2016, Laurent Theron est éborgné par une grenade de désencerclement lors d’une manifestation contre la loi Travail. Le 12 décembre 2022, il sera devant la cour d’assises pour assister au procès du policier. Un cas « extrêmement rare ».

Un petit jazz entraînant sort des enceintes de l’ordinateur. Un air à contretemps du sujet de discussion dans ce petit studio de Seine-et-Marne (77) où réside Laurent Theron, bien plus grave. Posé sur un fauteuil jaune, en biais, le quinqua revient sur sa vie depuis six ans. En septembre 2016, il était éborgné sur la place de la République par une grenade de désencerclement lors d’une manifestation contre la loi Travail. Le 12 décembre 2022, il sera devant la cour d’assises pour assister au procès du policier lanceur de l’arme, le brigadier-chef Alexandre M. Un cas « extrêmement rare », souligne Laurent, tant les violences policières des forces de l’ordre sont peu souvent caractérisées comme des crimes. À quelques jours de l’événement, il se décrit dans « un état second » :

« Ça fait six ans que j’attends ça. Et pourtant, j’ai le sentiment de ne pas être prêt. »

Malgré le délai, l’homme n’a pas d’attentes démesurées. « J’espère une révocation mais je doute que la justice en ait le courage. Il n’y a pas d’esprit de vengeance. Je ne veux pas de prison », pose-t-il calmement. Laurent Theron estime déjà « qu’envoyer un policier aux assises, c’est déjà une victoire ». Le père de famille espère surtout qu’à travers son cas, d’autres affaires seront mises en lumière. « Ce n’est pas une affaire policière mais des affaires. Ce n’est pas que Laurent Theron. » Maître Lucie Simon, son avocate, abonde : « Laurent Theron a parfaitement conscience qu’il s’agit là du procès d’un homme. Il souhaite néanmoins que ce procès soit aussi l’occasion de s’interroger sur la dangerosité des armes utilisées en maintien de l’ordre, des armes qui peuvent mutiler, voire tuer. »

En 2019, dans son réquisitoire, le parquet a pourtant tenté de requalifier les faits et de renvoyer Alexandre M. devant le tribunal correctionnel. Selon le ministère public, bien que la « perte actuelle » par Laurent Theron de l’usage de son oeil droit n’est pas contestable, il n’y aurait pas de raison de retenir « l’existence d’une infirmité permanente ». « L’idée est de dire : il a perdu l’oeil, mais il n’a pas d’incapacité permanente de travail, donc il s’agit de simples violences volontaires ayant entrainé une ITT supérieure à huit jours. Juridiquement, c’est aberrant. Humainement, c’est choquant », s’exclame l’avocate Lucie Simon. Dans son studio, Laurent Theron sourit jaune :

« À les entendre, l’implant qu’on allait me poser allait me redonner la vue ! »

15 septembre 2016, 16h53

Retour en 2016. Laurent Theron s’est syndiqué au début de l’année face à la menace de la Loi Travail. Le secrétaire médical fait une première manif « vers mai-juin ». Sa dernière datait de 2002 pour défendre l’hôpital public. En quinze ans, l’ambiance a changé : « Les policiers suréquipés, je ne connaissais pas. » Quelques mois plus tard, le 15 septembre, rebelote pour ce qui est présenté comme l’ultime journée de contestations. Laurent arrive en retard à Bastille, il rejoint une « camarade de Sud dans mon unité de soins ». Alors qu’il se gratte la gorge entourée par son sweatshirt beige, le quinqua se souvient du cortège « oppressant » :

« On ne pouvait entrer qu’à Bastille et sortir à République ! Toutes les rues adjacentes étaient bloquées, on était une sorte de troupeau. »

Sur la place, des affrontements ont lieu entre des manifestants et la police. Deux pandores sont notamment visés par un jet de cocktail Molotov. Laurent débarque à République avec le reste de son syndicat vers 16h20. À ce moment-là, la situation s’est adoucie. Les gens sortent au compte-goutte de la place. « Je décide d’aller faire un tour, parler aux gens. J’observe aussi les policiers, je tourne autour pour comprendre comment ils agissent car je ne connais plus rien quoi. Je passe devant ou derrière, je les vois faire des petites charges et revenir », rembobine Laurent.

À la troisième offensive des bleus, le fonctionnaire en a marre et s’en va. Il est 16h53. Alors que le syndiqué est au milieu de la place, pas loin du skatepark, une nouvelle charge a lieu. En même temps, une grenade de désencerclement explose à côté de Laurent Theron. Il ressent une vive brûlure à l’œil droit :

« Direct, je sens que l’œil est mort. »

« L’oeil, il n’y a plus rien »

Emmené à l’Hôtel-Dieu, Laurent est opéré dans la nuit. Tout s’enchaîne. « Tu es sollicité en permanence, tu es à côté de toi-même, ton corps ne t’appartient plus. Et puis, on t’annonce que pour l’œil, il n’y a plus rien », lance-t-il. Il continue :

« Le premier jour, tu te réveilles, tu espères encore que ce soit un cauchemar. Tu te regardes, t’as la gueule d’un steak. »

36h après son éborgnement, l’IGPN débarque dans sa chambre. « Ça dure trois heures, ils sont deux, moi tout seul », souffle Laurent. Si peu de temps après les faits, le moment a été éprouvant. « Chaque mot, chaque phrase est interrogé, d’une manière très dérangeante. Je pensais faire une déposition alors que c’était une sorte de remise en question », estime-t-il.

Après la perte de son œil, Laurent Theron est en arrêt maladie pendant seulement trois petites semaines. / Crédits : Christophe-Cécil Garnier

Un policier expérimenté

L’affaire est embarrassante pour la police. Le brigadier-chef Alexandre M., qui a lancé la grenade de désencerclement (GMD), a un beau CV : 19 ans d’expérience chez les bleus et à la Bac, où il a été chef de la brigade de nuit d’un commissariat du Val d’Oise. Sauf qu’il vient d’être muté 15 jours avant la manifestation dans une compagnie de CRS et n’a jamais eu de préparation au maintien de l’ordre. Sa première semaine de formation est celle qui suit la manifestation.

Mais surtout, le pandore n’a aucune habilitation à projeter la GMD. Alexandre M. est allé la chercher lors d’un ravitaillement avec un autre brigadier-chef « au camion armurerie ». Alors qu’il devait juste les transporter, il en a gardé une. Devant l’IGPN, le policier invoque la légitime défense et parle de jets de projectiles vers lui et ses collègues. Seulement, selon l’IGPN :

« Aucun groupe hostile ni danger imminent n’était perceptible. »

Pour plusieurs policiers gradés interrogés par l’inspection, le tir « n’était pas justifié ». En plus, Alexandre M. a lancé la grenade « en cloche » alors qu’elle aurait dû être roulée par terre. Le pandore a été mis en examen le 4 janvier 2017, pour « violences volontaires par personne dépositaire de l’autorité publique ayant entraîné une infirmité permanente ». Devant le magistrat instructeur, il a bien tenté de se défendre et a certifié qu’il « n’avait pas imaginé que cette grenade pourrait provoquer des lésions autre part que sur les membres inférieurs ». Ce n’est pourtant pas une première : quelques mois plus tôt, lors d’une autre manif’ contre la loi fin mai, un homme de 28 ans a été touché par une GMD dans la tête. Il a eu le crâne fracturé et a été dans le coma pendant plusieurs jours.

Perte de revenus

Ces circonstances et cette multiplication d’erreurs n’ont pourtant pas empêché Laurent Theron d’être « regardé de travers » :

« J’essaie de m’en dégager, mais il y a cette idée que si j’ai été éborgné à une manif, c’est que je l’ai cherché. »

L’histoire a provoqué une rupture définitive avec son père, ancien flic, avec qui il avait déjà « des relations compliquées ». « Il m’a balancé ça à la gueule. J’aurais aimé que les gens soient plus intelligents, qu’ils cherchent à comprendre l’histoire. Qu’ils comprennent ce que peut être la police même si c’est un peu trop en demander… Mais, au moins, qu’ils ne me mettent pas en doute », regrette le quinqua.

Ce qui a fait avancer Laurent après sa mutilation, c’est la rencontre avec d’autres victimes. Il espère surtout que lors du procès, d’autres affaires seront mises en lumière. / Crédits : Christophe-Cécil Garnier

Après la perte de son œil, Laurent est en arrêt maladie pendant seulement trois petites semaines. À ce moment-là, il a un emploi et demi : de jour à l’APHP comme secrétaire médical, de nuit comme aide-soignant à mi-temps dans un hôpital psychiatrique. Une entorse à son régime de fonctionnaire, qui ne permet pas de cumuler deux emplois, « sauf si t’es médecin ou ministre ! », rigole-t-il. Après sa mutilation, il démissionne de nuit. Sauf que le courrier n’arrive pas entre les bonnes mains et l’hôpital psy, voyant les infos, décide de le balancer à l’administration publique. Une commission disciplinaire plus tard, Laurent Theron est mis à pied pendant 24 mois, dont six avec sursis. Une sanction qui sera finalement réduite à six mois sans salaire, où il ne touche que le RSA, et 18 avec sursis. Entre deux gorgées d’eau, Laurent lance :

« Tu imagines, le policier, il a une sanction judiciaire, d’accord. Mais lui, il a tous les mois son solde qui tombe. Moi, j’avais juste un taf et demi ! C’est de l’impact financier. »

Un engagement

D’autant qu’à côté, le secrétaire médical a suivi de nombreuses sessions avec une psychologue. « Et la reconstruction psychologique, ça coûte cher et ce n’est pas pris en charge. » Laurent Theron a bien eu accès à l’aide aux victimes, « mais ça s’arrête au bout de deux ans ». Sans compter qu’en cinq ans et demi, il a subi cinq opérations. Il glisse :

« C’est chaud de ne pas tomber en dépression. »

Ce qui l’a fait avancer, c’est la rencontre avec d’autres victimes. Celle avec Ramata Dieng en 2017 est un de ses « plus gros déclics ». « Je découvre qu’elle n’a jamais eu de procès. Je suis en état de sidération », rembobine-t-il. Il découvre les histoires de violences policières, lit des livres comme celui de Maurice Rajfus. Il pleure en entendant le récit de Farid El-Yamni à propos de son frère Wissam. Il s’est lui-même engagé au sein de l’assemblée des blessés. Le procès sonnera peut-être la fin de son engagement de plusieurs années :

« Ce sont des luttes qui sont très épuisantes. Quand tu as fait ton histoire, tu t’en vas quoi. Il faut vivre en fait. »